Le 8 avril dernier, à l'occasion de sa déclaration de politique générale devant l'Assemblée nationale, le nouveau Premier ministre Manuel Valls a condamné à mort les départements, ou plus exactement les assemblées élues qui les gèrent, appelées conseils généraux depuis leur création sous la Révolution et conseils départementaux depuis la loi du 16 décembre 2010.
En termes de communication, cette annonce est un très joli coup: elle a permis, dans l'immédiat, de détourner l'attention de l'opinion et de la presse du très impopulaire plan d'économies budgétaires de 50 milliards vers un sujet plus léger. Le Premier ministre, dont la communication est le métier de base, sait que les Français connaissent à peine les conseils ex-généraux et que, ne sachant pas très bien ce qu'ils font, ne voient pas dans leur majorité d'inconvénient à leur suppression. Enfin, beaucoup de ces conseils sont présidés par des socialistes –le président de l'Association des présidents de conseils départementaux est l'élu PS des Côtes d'Armor Claudy Lebreton. Tout machiavélien, même débutant, sait qu'il est moins dangereux de s'attaquer à ses amis qu'à ses ennemis.
On avait déjà pu vérifier cela lorsque Jérôme Cahuzac, alors ministre délégué au Budget, était venu annoncer au «Comité des finances locales», présidé par un autre socialiste, André Laignel, une réduction de 4,5 milliards d'euros des dotations de l'Etat aux collectivités locales. Cette instance, qui hurlait quand la Dotation globale de fonctionnement n'augmentait pas au moins de 2,5% par an, avait cette fois pris note de cette réduction sans précédent sans trop d'émotion. Et ce alors que l'engagement 54 du candidat Hollande sur le maintien des dotations de l'Etat à leur niveau actuel était pourtant très clair...
Le chemin est long
Mais prenons l'annonce de Manuel Valls au sérieux. Elle est paradoxale et, jusqu'à sa mise en oeuvre, le chemin est long. Il y a beaucoup mieux à faire.
Les actes 1 et 2 de la décentralisation ont accru considérablement les responsabilités des conseils généraux. La loi Defferre du 2 mars 1982 les a d'abord débarrassés de la présence des préfets. Comme le prévoyait d'ailleurs la Constitution de 1946 rétablissant la légalité républicaine, le président du conseil général est enfin devenu l'exécutif de cette assemblée, au lieu et place du préfet.
Le corps préfectoral, qui s'était victorieusement opposé pendant toute la IVe République puis, sous la Ve, jusqu'à l'arrivée de la gauche au pouvoir, à l'application de la loi constitutionnelle, n'a jamais avalé cette perte de pouvoir. Notez que l'annonce du Premier ministre ne concerne que les conseils élus de départements, mais pas les préfets nommés de départements.
Depuis les lois Raffarin de 2004, les départements gèrent, avec leurs propres moyens, puisque les DDE ont disparu, la quasi-totalité de la voirie ex-nationale. Grâce aux conseils généraux, la France a le plus beau réseau routier secondaire du monde. Un grand nombre de ports secondaires et de petits aéroports sont désormais également de leur compétence, et en général bien gérés. Et depuis le transfert de la création et de l'entretien des collèges, ceux-ci ne brûlent plus: pas d'exemple de Pailleron départemental.
Démocratisés... et supprimés?
Le doyen Maurice Hauriou disait que les budgets départementaux sont des budgets de voirie et d'aide sociale. C'est de plus en plus vrai avec le transfert aux départements du RMI, devenu RSA, de l'Allocation adultes handicapés et de l'allocation dépendance. Dans le domaine de l'aide sociale classique, les conseils généraux se sont organisés pour gérer remarquablement l'aide sociale à l'enfance, qui représente la moitié de l'aide sociale classique. C'est le président du conseil général qui est le tuteur des enfants abandonnés ou enlevés à leurs parents, et non la mythique Ddass, qui n'existe plus. Les évaluations sont largement positives: les équipes départementales gèrent avec rigueur et humanité ces publics difficiles.
Par ailleurs, alors qu'il était ministre de l'Intérieur, Manuel Valls avait fait de la réforme de l'archaïque scrutin cantonal une priorité. Ce mode de scrutin, qui produisait 85% de conseillers généraux mâles et où, à l'intérieur d'un même département, le poids des cantons pouvait varier de 1 à 8, était devenu indéfendable. Manuel Valls a réussi à faire voter un texte assurant désormais la parité homme/femme et un meilleur respect du principe démocratique selon lequel les élus doivent correspondre sensiblement au même nombre d'électeurs dans les différentes circonscriptions.
On en est aujourd'hui au stade du redécoupage des cantons en vue d'élections prévues pour 2015. Il est assez paradoxal de vouloir supprimer des instances qui donnent globalement satisfaction au moment même où leur démocratisation est enfin réalisée après plus d'un siècle de tergiversations.
Impossible politiquement et juridiquement
Annoncer une mesure, la prendre et la mettre en oeuvre sur le terrain sont trois sujets différents. Ceux qui ont vu les moignons des portiques de l'écotaxe le long des voies express bretonnes, mesure votée pourtant à la quasi-unanimité par le Parlement, le comprennent.
On ne supprime pas une catégorie de collectivités locales comme cela: la Constitution, dans son article 72, est claire à ce sujet. Le nouveau projet de loi «clarifiant l'organisation territoriale de la République» évite d'ailleurs prudemment de parler des départements puisque, si on peut modifier par la loi le nombre et les limites territoriales des collectivités, pour en supprimer une catégorie, il faut en passer par une révision.
Après le renouvellement de la moitié des sénateurs en septembre prochain, le Congrès qu'il faudrait convoquer aurait peu de chances d'aboutir à la majorité des trois cinquièmes requise pour modifier la Constitution. Par ailleurs, dans le climat politique actuel, après l'échec des municipales et la déroute probable des européennes, le gouvernement sait que tout projet de référendum traduirait trop clairement l'opinion que les Français ont, d'après les sondages, de leur président.
Il sait aussi que la suppression des départements est actuellement impossible pour des raisons juridiques et politiques évidentes; alors, que cherche-t-il vraiment?
Trois évolutions
Plutôt que de supprimer les départements, il serait plus intelligent de les faire évoluer, maintenant que leur démocratisation effective est acquise, de trois façons.
D'abord, en encourageant les départements et les régions qui le souhaitent à se rapprocher, voire à fusionner; on pense bien sur à l'Alsace, où la création d'une collectivité spécifique regroupant le Haut et le Bas-Rhin ainsi que la région Alsace a échoué de peu. La Constitution le permet.
Peut-être pourrait-on se contenter de délibérations concordantes des collectivités concernées, sans autorisation de l'Etat? Dans ce cas, les Haute et Basse-Normandie, qui ont délibéré pour n'en former plus qu'une, seraient déjà réunies.
Ensuite, on notera que, depuis la loi de modernisation de l'action publique territoriale votée en janvier, les attributions départementales en matière de voirie ou d'aide sociale, par exemple, ont vocation à être exercées par les métropoles. Dans le cas de Lyon, métropole spécifique très intégrée, la nouvelle collectivité se substitue entièrement au département du Rhône sur tout le territoire métropolitain. Ce pourrait être aussi le cas pour la métropole du Grand Paris.
Enfin, le nouveau projet de loi Lebranchu rétablissant pour les départements et les régions la règle de la compétence d'atttribution –en clair, une de ces collectivités ne peut exercer une compétence que si la loi l'a prévu–, les départements ne pourraient plus intervenir comme aujourd'hui dans tous les domaines. Ils devraient se concentrer sur certaines tâches: la voirie, les aides sociales anciennes et nouvelles, le soutien des collectivités rurales. Point. Observons que c'est souvent les services désargentés de l'Etat qui les incitent à sortir de leurs compétences.
En résumé, l'élimination des départements est une mauvaise idée, à partir du moment ou la démocratisation des conseils départementaux est enfin assurée, que toutes les conséquences sont tirées de la «métropolisation» du territoire et que les attributions des départements seront clairement délimitées et contrôlées. Dernière suggestion: quand la carte des groupements de communes sera stabilisée, on pourra avantageusement remplacer les cantons par les intercommunalités; la suppression des départements se ramènerait en définitive à celle des cantons.
Michel Cotten