Apparue dans les années 1930, la catégorie socioprofessionnelle des cadres regroupait alors soit des experts (des ingénieurs, des juristes, des financiers…), soit des managers servant de courroie de transmission entre la direction générale et les exécutants.
Les cadres formaient une catégorie sociale à part du fait de leur autonomie au travail, de leurs responsabilités, de leur proximité avec le pouvoir, de leurs ressemblances culturelles avec les dirigeants, etc. On parlait d'un «salariat de confiance» pour distinguer cette population des ouvriers et des employés qui sont, eux, à encadrer et à surveiller.
L’accord tacite avec la direction générale était le suivant: un cadre ne compte pas ses heures, intériorise les contraintes de l’entreprise, représente la direction et fait preuve d’une loyauté totale. En échange, l’entreprise lui assure l’emploi à vie et récompense sa fidélité par un plan de carrière et des augmentations salariales régulières.
Dans la société, les cadres, qui ne représentaient encore que 2% de la population active dans les années 1950, faisaient figure d’élite.
Une catégorie fourre-tout
Qu’en est-il aujourd’hui? La condition des cadres n’a presque plus rien à voir avec ce positionnement initial.
Tout d’abord, cette catégorie socioprofessionnelle s’est banalisée. Le nombre de cadres a notamment doublé depuis les années 1980 pour représenter aujourd’hui 15% de la population active (voire 20% si l’on prend une définition plus extensive).
Par suite, près de 60% du personnel des sièges sociaux a le statut de cadre. Dans certaines entreprises, on monte à 90%. Or, si tout le monde est cadre, plus personne ne l’est dans les faits: cette catégorie sociale ne veut plus rien dire en interne. Trop de cadres tue les cadres!
Le statut a d’autant plus perdu de sa valeur qu’il est devenu fourre-tout en s’ouvrant à des postes qui n’auraient jamais pu y prétendre auparavant, généralement dans le but de passer le personnel en forfait jours: il n’est plus rare par exemple que des assistantes de direction soient cadres. D’où la réputation de certains d’être de «faux cadres», c’est-à-dire des cadres uniquement sur le papier.
De plus, être un cadre encadrant n’est plus un pléonasme tant le nombre de cadres qui ne managent qu’eux-mêmes a cru tandis que les agents de maîtrise, qui sont chefs d’équipe pour la plupart, demeurent non-cadres!
La fin d’une élite
Ce débat sur la frontière entre cadres et non-cadres n’est pas nouveau mais prend une acuité particulière aujourd’hui. «Si t’es pas cadre supérieur, t’existe pas», entend-on souvent dans les entreprises.
Car les cadres sont éloignés des instances de pouvoir et noyés dans la masse. Désormais, ils n’échappent plus au lot des autres catégories de salariés: le chômage, la nécessité de faire régulièrement du reporting, l’aspect intellectuel du travail remisé au second plan derrière l’exigence de réactivité, la difficulté à trouver du sens, les injonctions paradoxales, les transports en seconde classe, les bureaux partagés voire l’open space, la badgeuse, etc. D’ailleurs, la chambre sociale de la Cour de cassation tend à remettre en cause la spécificité de la catégorie cadre dans le droit du travail.
Le rapprochement est aussi financier: l’écart salarial entre ouvriers et cadres était de 1 à 4 dans les années 1960; il n’est plus que de 1 à 2,7 aujourd’hui. Depuis les années 1980, le pouvoir d’achat des premiers augmente deux fois plus vite que celui des seconds. Sur les dernières années, les cadres représentent la catégorie qui a le moins vu ses revenus augmenter. Il devient ainsi financièrement plus intéressant d’être plombier que cadre moyen dans une PME industrielle!
Fausse promesse du statut
Passer cadre devient même un cadeau empoisonné du point de vue du salaire horaire et du niveau de stress. Pour un salaire légèrement plus élevé, l’investissement horaire et subjectif au travail est bien plus important que celui d’un employé. Ainsi, quand ils mesurent leur ratio contribution/rétribution, les cadres se sentent de plus en plus perdants.
D’où les crises de vocation pour le poste de manager de proximité: les non-cadres ne se bousculent pas pour prendre la place de leur supérieur hiérarchique direct.
Bref, l’identité professionnelle des cadres s’est effritée, ce statut s’apparentant presque désormais à une coquille vide. Seuls les «haut potentiels» et les cadres dirigeants tirent leur épingle du jeu en conservant les prérogatives traditionnelles des cadres.
Malheureusement, la fausse promesse de ce statut nourrit le malaise d’une partie des cadres. Même les jeunes diplômés des grandes écoles ressentent un déclassement scolaire, étant déçus par ce qui les attend à la sortie. Les normes comportementales associées à la figure du cadre dans l’imaginaire collectif perdurent (ne pas compter ses heures, ne pas étaler ses états d’âme…) quand les avantages diminuent. D’où un sentiment d’iniquité, un mal-être et un malaise identitaire.
Remplacer le statut de cadre par un statut du manager
Puisque ce statut s’effrite au point de perdre son sens, ne faudrait-il pas le supprimer? La distinction entre managers et non-managers est sans doute plus pertinente aujourd’hui que celle entre cadres et non-cadres. D’ailleurs, cette notion de cadre est franco-française, quasi-intraduisible dans les autres langues.
Certes, des différences de traitement existent encore entre cadres et non-cadres du point de vue RH (en matière de prévoyance, retraites supplémentaire, conditions de licenciement…). Mais ces différences sont-elles justifiées? Il est permis d’en douter. La suppression du statut de cadre obligerait les employeurs à réviser la légitimité de ces accords collectifs et le périmètre des salariés concernés.
Elle inciterait aussi les employeurs à se recentrer sur les véritables identités professionnelles pourvoyeuses de sens, à savoir les métiers, et à préciser le positionnement de chacun. Le flou qui caractérise la catégorie des cadres, aujourd’hui, a pour seul intérêt l’hypocrisie qu’elle permet: en distribuant ce titre à tout-va, l’entreprise ment aux salariés sur leurs responsabilités réelles pour ne vexer personne.
Enfin, la suppression de ce statut permettrait aux partenaires sociaux de réfléchir ensemble sur son remplacement partiel par un véritable statut du manager, lui accordant au besoin des droits et des devoirs spécifiques. Cela changerait des «chartes de management», qui se sont multipliées ces dernières années dans la foulée de l’affaire France Télécom et qui consistent souvent à enfiler des vœux pieux sans engagement précis.
Denis Monneuse
Denis Monneuse, Le silence des cadres, Vuibert, 240 p.