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Scandales, mégalomanie, autoritarisme... 2014, l'année de trop pour Erdogan?

Temps de lecture : 10 min

La mégalomanie grandissante du Premier ministre turc et sa volonté de contrôler toute la société après avoir mis au pas l'armée et la justice, ont radicalisé l'opposition, laïque et aussi au sein de la coalition islamiste AKP. Le conflit ne peut que grandir en 2014.

 Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, le 15 août 2013. REUTERS/Umit Bektas. -
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, le 15 août 2013. REUTERS/Umit Bektas. -

Après le mouvement protestataire de grande ampleur de juin, c'est maintenant une affaire de corruption au sommet de l'Etat qui touche directement le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan. Il a annoncé mercredi 25 décembre dans la soirée le remplacement de dix des vingt ministres de son gouvernement à la suite d'un scandale politico-financier qui éclabousse les dirigeants du parti islamiste AKP au pouvoir depuis 2002.

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La Turquie est depuis peu le théâtre d'évènements que tout spécialiste de politique étrangère ferait bien de suivre avec la plus grande attention. L'importance exacte de ces évènements reste à déterminer, mais les enjeux sont énormes. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et son Parti pour la justice et développement (AKP de tendance islamiste), qui dominent le monde politique turc depuis dix ans. Question centrale: vont-ils se maintenir? Les scandales, les luttes intestines et les abus de pouvoir autoritaristes vont-il au contraire précipiter la fin de l'ère Erdogan?

Mardi 17 décembre. Petit matin. A Istanbul et Ankara, la police réalise un stupéfiant coup de filet: de puissants hommes d'affaires , les fils de trois ministres et le patron d'Halkbank -une importante banque publique- sont inculpés. L'opération résulte d'une série d'enquêtes anticorruption, qui suivaient visiblement leur cours depuis au moins un an. Toutes les cibles principales de cette vague d'arrestations sont étroitement liées au gouvernement Erdogan.

Théorie du complot

Fidèle à lui-même, Erdogan a riposté sur le mode offensif en accablant ses adversaires d'accusations en tous genres. Il a qualifié l'action policière de «sale opération» ayant pour seul but de salir son administration et de saper les progrès réalisés par la Turquie sous son leadership. Il a évoqué une sombre conspiration ourdie par des gangs terroristes, à l'étranger et sur le territoire turc, qui seraient à la tête d'un «Etat dans l'Etat». Il a insisté sur le fait que la Turquie était une démocratie, et non une quelconque république bananière de quatre sous -ce qui ne l'a pas empêché d'organiser le renvoi (dans les vingt-quatre-heures) de plus de vingt responsables de la police à Istanbul et Ankara. On trouve parmi les limogés les officiers directement en charge du coup de filet.

D'autres têtes vont très certainement tomber. Des rumeurs ont aussi annoncé le limogeage du procureur qui a supervisé les enquêtes. Le pouvoir a catégoriquement démenti, mais deux nouveaux procureurs ont subitement (et inexplicablement) été rattachés au dossier. Nouveau tollé: le pouvoir politique venait-il d'interférer dans une procédure judiciaire en cours? La crise s'est aggravée.

ces spectaculaires évènements ne sont qu'une nouvelle surenchère, une nouvelle étape dans un conflit généralisé qui couve depuis bien longtemps au cœur de la coalition islamiste de l'AKP. D'un côté, Erdogan et ses fidèles. Leurs racines politiques: le mouvement transnational des Frères musulmans, fondé en Egypte en 1928. De l'autre, les «gülenistes». Une confrérie très secrète, à l'idéologie religieuse plus proche de la tradition turque.

Elle est dirigée par Fethullah Gülen, imam septuagénaire qui a fui la Turquie à la fin des années 1990 et qui vit aujourd'hui en exil dans la campagne de Pennsylvanie (Etats-Unis). Les deux groupes ont été alliés pendant la majeure partie de la dernière décennie; l'AKP s'efforçait alors de saper les fondations de la république laïque d'Atatürk et de mettre au pas l'armée turque. Aujourd'hui, Erdogan et les Gülenistes s'affrontent - et ils ne se font pas de cadeaux.

Mégalomanie et autoritarisme

Pourquoi? La question est particulièrement complexe. Au cœur de cette lutte, on retrouve bien évidemment la soif de pouvoir -et plus précisément la mégalomanie grandissante d'Erdogan, qui est devenue une composante de plus en plus importante de son style politique. L'homme semble de moins en moins capable de tolérer la plus petite remise en cause de son autorité. Il est en cela encouragé par un cercle de flagorneurs terrifiés à l'idée de subir son courroux.

Erdogan semble aujourd'hui sincèrement persuadé que ses ambitions et ses objectifs personnels sont en grande partie synonymes de ceux de la nation turque. Il désire quelque chose? c'est ipso facto parce que le peuple turc en a besoin. Le contredire, c'est s'opposer à la volonté populaire. Le critiquer, c'est attaquer la Turquie; c'est donc, par définition, devenir un ennemi de l'Etat, un traître que l'on doit briser, neutraliser.

C'est là un monde dans lequel toute sphère d'indépendance (centre de pouvoir, de richesse, d'influence ou d'allégeance) est considérée comme un danger potentiel. Tôt ou tard, elles sont toutes soumises par l'intimidation, cooptées ou écrasées. Tous les leviers coercitifs de l'Etat peuvent être mis à contribution: menaces, écoutes, chantage, droit de rétention, arrestations, preuves fabriquées, emprisonnements de longue durée… tout les moyens sont bons.

La première décennie de règne de l'AKP a été marquée par une victoire de longue haleine: le parti a évolué avec succès, lentement mais sûrement, sur l'échiquier des institutions turques. Il est parvenu à les faire rentrer dans le rang, une à une, coûte que coûte. La bureaucratie? Mise en échec. La justice? Mise en échec. Et quid de l'armée, la plus menaçante de toute? Mise en échec, bien sûr. Echec et mat, plus précisément.

L'empire Gülen

De ce fait, l'offensive d'Erdogan contre les gülenistes était peut-être inévitable. Ces derniers supervisent un réseau international d'établissements scolaires. Ils sont à la tête d'une entreprise et d'un empire médiatique. Ils sont dirigés par un chef charismatique, suivent une idéologie bien distincte et jouiraient -dit-on- du soutien de plusieurs millions de fidèles disciples à travers la Turquie. On raconte que les gülenistes ont infiltrés l'ensemble des sphères du pouvoir -et qu'ils jouissent notamment d'une grande influence dans la police et dans le monde judiciaire; la pire menace qui soit pour leurs adversaires.

De fait, les gülenistes ont -presque certainement- fait figure de fer de lance dans le conflit qui, durant plusieurs années, a vu l'AKP œuvrer pour marginaliser et dominer l'armée turque de même que les autres piliers de l'Etat kémaliste. Une fois cette tâche presque menée à bien, Erdogan s'est visiblement dit qu'il était temps de leur rabattre le caquet -voire plus si besoin est. Erdogan est peut-être paranoïaque, mais il sait parfaitement quelles organisations représentent une menace réelle -potentielle ou non- pour ses ambitions autoritaires.

Depuis, la situation ne cesse de se dégrader. Erdogan aurait commencé à chasser les gülenistes des positions d'autorité dans la bureaucratie. L'été dernier, lorsque la Turquie a été ébranlée par le mouvement protestataire du parc Gezi, Gülen et ses alliés ont -bien peu subtilement- critiqué la réaction brutale du gouvernement. Les médias de Gülen critiquent régulièrement les mesures les plus controversées d'Erdogan (qu'il s'agisse de politique intérieure ou étrangère) ainsi que son autoritarisme grandissant. Puis Erdogan a proposé d'éliminer le dershanes, un système de cours de préparation aux examens, l'une des principales sources de revenus de l'empire de Gülen.

Plus qu'une escalade dans le conflit: une véritable déclaration de guerre. Les gülenistes se sont empressés de riposter sur de nombreux fronts. A la fin novembre, leurs médias ont publié un document confidentiel du Conseil national de sécurité -un document daté de 2004, signé par Erdogan, qui recommande une série de mesures visant le mouvement de Gülen. Le lundi 16 décembre, un célèbre député güleniste a quitté l'AKP en signe de protestation. Le lendemain, le coup de filet visait les alliés d'Erdogan -et ce dernier organisait aussitôit une purge des responsables de la police.

Nul ne peut dire quelle sera la prochaine étape de la confrontation. Une chose est -presque- sûre: la situation va s'aggraver. Peut-être considérablement - et ce d'autant plus qu'en mars 2014, le pays entrera dans une période électorale de la plus haute importance (élections régionales, présidentielles et législatives). Les alliés de Gülen dans la police et au bureau du procureur ont déjà divulgué une série de détails dévastateurs: des millions de dollars américains auraient été découverts dans des boîtes à chaussures et dans des coffres appartenant au patron d'Halkbank et au fils du ministre de l'Intérieur.

Pots de vin et transactions illégales

On parle de dizaines de milliards de dollars dans des transactions illégales avec l'Iran; de plusieurs heures d'enregistrements téléphoniques compromettants. Et il ne s'agirait là que de la partie émergée de l'iceberg. On laisse planer d'inquiétantes menaces: il existerait un enregistrement vidéo montrant un ministre très proche d'Erdogan en train d'accepter un pot-de-vin à sept chiffres. Peut-on dès lors en déduire que les gülenistes disposent d'une sorte d'arme nucléaire, un dossier susceptible d'éclabousser le premier ministre en personne? Nul ne le sait.

Mais dans un tel environnement, tout paraît possible. Il s'agit tout d'abord de savoir jusqu'où les gülenistes sont prêts à aller. Leur but est-il simplement de faire reculer Erdogan? Veulent-ils en finir une fois pour toute avec lui? Pour l'heure on pencherait aisément pour cette seconde hypothèse, mais rien n'est encore certain. Erdogan est de plus en plus aux abois, assiégé, dos au mur -et il dispose encore de considérables pouvoirs. Quelles actions engagera-t-il contre ses adversaires?

On peut espérer que cette confrontation se fera dans le respect du droit et du processus démocratique, et que l'ultime verdict sera délivré par les urnes. C'est cependant loin d'être sûr. Qui peut affirmer qu'il n'y aura pas de nouvelles révélations, pas de nouvelle provocation, pas d'étincelle qui -tel le mouvement de Gezi, l'été dernier- feraient redescendre des millions de personnes en colère dans la rue pour en découdre avec le camp adverse?

A une différence près: l'élite dirigeante semble désormais irrémédiablement facturée, déchirée par une guerre ouverte. Autre question digne d'intérêt: comment la police et les autres forces chargées du maintien de l'ordre publique vont-elles réagir lorsqu'Erdogan leur demandera d'aller casser du manifestant et de rétablir l'ordre pour la énième fois? Nul besoin d'avoir une imagination débordante pour comprendre qu'une situation aussi malsaine pourrait vite dégénérer.

Inconstant et brutal

En toute hypothèse, une quasi-certitude: politiquement parlant, Erdogan est aujourd'hui très nettement affaibli. Son talent et son charisme d'hier lui échappent peu à peu, un processus qui a commencé avec sa réaction intolérante, impérieuse et menaçante face au mouvement populaire de cet été. Depuis, il enchaîne les couacs et les erreurs de calculs. Il apparaît de plus en plus comme un dirigeant inconstant, autoritaire et brutal.

Certes, il repousse ses ennemis -mais également une partie de ses alliés. Pas seulement parmi les gülenistes, mais aussi dans son propres camp. Sa réputation de chef invulnérable a pris du plomb dans l'aile. Le sentiment de peur qu'il a insufflé à une large proportion de la population turque s'est fissuré. Pour la première fois depuis dix ans, il trahit des signes potentiels de vulnérabilité politique.

On murmure déjà que d'autres députés gülenistes pourraient bientôt quitter la coalition parlementaire de l'AKP, et notamment un petit nombre de ministres. Côté économie, les évènements de la semaine dernière ont fait chuter la Bourse et la monnaie turque. Si la crise devait durer, il est fort possible que l'économie du pays se retrouve confrontée à une fuite des capitaux à grande échelle. Et si la situation s'aggrave sensiblement, on pourrait même imaginer voir les propres camarades d'Erdogan au sein de l'AKP prendre leurs distances avec leur chef pour sauver leur carrière. L'implosion de la coalition de l'AKP est peu probable, mais voici que, soudain, elle apparaît comme du domaine du possible.

Reste la mainmise presque totale qu'exerce Erdogan sur la scène politique turque depuis plus de dix ans. Elle fait qu'il est encore risqué de parier sur son échec -et à plus forte raison sur sa chute. Malgré les évènements de Gezi (entre autres affaires) bien peu d'éléments permettent d'affirmer que la popularité d'AKP accuse une chute sérieuse. Et il est encore plus difficile d'affirmer que les partis -souvent malheureux- de l'opposition laïque ont largement bénéficié des luttes intestines de leurs opposants islamistes.

Des milliards de dollars pour le programme nucléaire iranien

Il n'en reste pas moins que la perspective d'un Erdogan sanctionné, affaibli et au pouvoir limité apparaît beaucoup plus crédible aujourd'hui qu'il y a six mois. Si l'AKP perd le contrôle de certaines villes-clés et voit sa majorité parlementaire sérieusement entamée, ce revers sera vécu comme un désaveu direct des inquiétantes ambitions d'un Premier ministre qui se rêve en sultan moderne.

Ce phénomène pourrait donner une voix à d'autres acteurs au sein de l'AKP -des acteurs privilégiant une politique plus tolérante, modérée et axée sur le consensus. Le peuple turc indiquerait ainsi qu'il s'est enfin lassé de la démagogie, de la brutalité et de l'autoritarisme islamiste insidieux qui caractérisent Erdogan. Ce serait à coup sûr une impulsion positive pour la démocratie turque et -très probablement- pour ses relations avec le reste du monde, y compris les Etats-Unis.

Il faut ici souligner que Washington aurait tout intérêt à s'intéresser de plus près au volet Halkbank de l'enquête anticorruption. Cette banque publique fait l'objet de soupçons depuis longtemps du fait de sa relation avec l'Iran -mais les premiers éléments qui ont transpiré de l'enquête indiquent que la réalité est peut-être autrement plus grave. On parle de dizaines de milliards de dollars, transférés illégalement via un vaste système de contournement des sanctions frappant l'Iran -et tout cela pour le compte de son programme nucléaire.

Si les faits sont avérés, le scandale international sera de tout premier ordre -surtout si l'on estime (comme c'est fort possible) qu'un tel projet n'aurait pu aboutir sans l'aide de responsables haut placés au sein du gouvernement turc. Voilà qui ne rassurerait guère ceux qui s'inquiètent depuis déjà longtemps de voir Erdogan mener une politique étrangère de plus en plus hostile aux intérêts de l'Amérique et de l'Occident. Il faut attendre d'avoir accès aux preuves. Mais si preuves il y a, les Etats-Unis pourront trouver là une bonne raison d'espérer assister sous peu à la fin de l'ère Erdogan.

John Hannah

Traduit par Jean-Clément Nau

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