Monde

La colère et les privilèges, ou la tristesse de l'homme blanc hétéro fortuné

Temps de lecture : 10 min

Quel est le lien entre les anti-mariage pour tous français, les attaques contre Christiane Taubira, les bonnets rouges et la polémique autour de Zwarte Piet aux Pays-Bas? Analyse à l'occasion de la rencontre entre Marine Le Pen et Geert Wilders.

Zwarte Piet et Saint-Nicolas, à Bruxelles le 1er décembre 2012.  REUTERS/Francois Lenoir
Zwarte Piet et Saint-Nicolas, à Bruxelles le 1er décembre 2012. REUTERS/Francois Lenoir

Cette semaine, Marine Le Pen vient aux Pays-Bas rendre visite à Geert Wilders. La presse néerlandaise est au bord de l’hystérie et je passe mon temps libre à répondre aux journalistes, vu que l’année dernière j’avais sorti Marine ne perd pas le Nord, mon bouquin sur les échanges idéologiques, rhétoriques et humains entre les différents partis d’extrême droite d’Europe du Nord, FN inclus.

Le but principal de cette visite est probablement de construire un groupe au Parlement européen après les prochaines élections, et de voir comment ils peuvent collaborer avec la droite néo-libérale. Cette visite a lieu justement au moment où, dans les deux pays, les électeurs d’extrême-droite sont en train d’occuper massivement le paysage médiatique. En France, il y a le mouvement contre le mariage pour tous, violemment anti-Taubira et difficile à distinguer des bonnets rouges, alors qu’aux Pays-Bas, la polémique autour de la Saint-Nicolas a des effets similaires. Je pense qu’il est donc grand temps de creuser la question.

Les francophones du Nord et de l’Est connaissent la Saint-Nicolas, qui est une fête très populaire dans le monde germanique. Chaque région a sa propre version. Aux Pays-Bas, Saint-Nicolas (Sinterklaas) arrive d’Espagne en bateau, accompagné de Pierre-le-Noir (Zwarte Piet), appelé Père Fouettard en Belgique francophone. Il fait le tour du pays pour finalement rendre visite simultanément (!) à tous les enfants le 6 décembre. C’est l’occasion d’échanger des cadeaux et des poèmes en famille et entre collègues, mais aussi de vendre beaucoup d’objets inutiles. C’est une cérémonie à la fois conviviale et angoissante, tant les Hollandais en profitent pour moquer les travers des uns et des autres, souvent à l’aide de rimes fabriquées à l’aide de générateurs automatiques en ligne.

Cette année, l’arrivée de Sinterklaas a été précédée de polémiques sur la nature raciste de cette tradition, ce qui a mis le pays au bord de la guerre civile. Zwarte Piet, souvent habillé comme un page du XVIe siècle, est joué par des Blancs grimés en nègres, avec la peau noire, du rouge à lèvres, une perruque frisée et de grosses boucles d’oreilles dorées. Il est bête et méchant, a souvent un accent des colonies, fait des bruits d’animaux et punit les enfants méchants, alors que Sinterklaas est un vieil évêque blanc, bonhomme et généreux, qui leur apporte des cadeaux.

Zwarte Piet = racisme

Cette tradition est critiquée pour son racisme depuis les années 1980, avec pour slogan Zwarte Piet = Zwarte verdriet («Pierre-le-Noir = Tristesse noire»), mais sans que cela ne cause de vraie polémique. Cette année, par contre, elle a vraiment pris. Contrairement a ce qui a été rapporté sur Slate, l’histoire commence en fait à Dordrecht, avec l’arrestation musclée par la police (blanche) d’activistes (noirs) qui portaient pacifiquement un t-shirt Zwarte Piet is racisme («Pierre-le-Noir c’est du racisme»).

Invités à des émissions de débats, histoire de faire monter l’audimat, les pourfendeurs de cette tradition raciste (en particulier Quinsy Gario) ont été violemment pris à partie dans la presse et sur les réseaux sociaux, surtout avec une Pietitie (mélange de Piet et de petitie, «pétition») aimée et commentée par plus de deux millions de personnes sur Facebook.

La presse néerlandaise a ressorti des historiens plus ou moins crédibles pour raconter au peuple que Zwarte Piet était en fait un petit ramoneur (blanc) tout à fait anodin, et donc qu’il n’y avait aucun racisme là-dedans. D’autres ont affirmé qu’il s’agissait d’un «marchand islamique», en oubliant qu’au IIIe siècle (Saint Nicolas était évèque de Myre, en Turquie actuelle, entre 250 et 270) l’islam n’existait pas encore, et que cela ne faisait que déplacer la question de la négritude à l’islam.

Des historiens un peu plus sérieux ont ensuite (et heureusement) fait le rapprochement entre l’accoutrement de Zwarte Piet et les vêtements portés par les jeunes pages noirs, très à la mode dans les familles hollandaises fortunées au XVIe et XVIIe siècle, jeunes esclaves très souvent maltraités, affichés comme un signe extérieur de richesse et qu’on retrouve dans de nombreux tableaux. Le débat avançait dans la bonne direction.

«Aveugles aux douleurs des autres»

Plus intéressant, l’écrivain Robert Vuijsje, dont j’avais célébré le premier roman Alleen maar nette mensen, et qui se trouve être marié avec une femme noire avec qui il a des enfants, a publié son opinion dans le Volkskrant sur la question.

Il raconte comment il avait d’abord traité avec dédain la complainte de Quinsy Gario, mais que sa femme lui a raconté combien elle avait été mal à l’aise, petite fille, lorsque Zwarte Piet avait débarqué dans la classe en faisant des bruits d’animaux et des grimaces débiles et parlait avec un accent surinamien (ancienne colonie hollandaise peuplée de descendants d’esclaves). Pour la petite fille noire qu’elle était, Piet était surinamien, mais aussi le serviteur du blanc Saint Nicolas, et sa peau était grimée de la même couleur que la sienne. Est-ce que cela voulait dire que ses camarades blancs devaient la considérer comme leur servante?

Vuijsje, intrigué, a appelé un ami d’enfance, noir lui aussi, et qui était dans la même classe que lui en primaire. Même histoire: énorme malaise lorsque Zwarte Piet débarque, avec des bruits de jungle, et même solitude extrême, alors que Vuijsje ne se souvient ni de l’accent surinamien, ni des bruits de jungle.

«C’est alors que j’ai compris que je faisais une faute intellectuelle: j’étais parti de ma propre expérience de la fête pour enfants. Mon premier instinct avait été de penser à partir de la majorité, et non comme appartenant à la minorité. C’était la même faute intellectuelle que Henk Westbroek [défenseur public de la fête] avait commise et que tout Néerlandais non-créole qui juge que Lynn [sa femme] ou Arnie ou Quinsy [les activistes les plus médiatisés] n'ont pas le droit d’être heurtés par Zwarte Piet. Ce n’est pas important ce que Henk Westbroek en pense, et notre sentiment n’est finalement pas important. Etre obsédé par ses propres douleurs fait que nous devenons aveugles aux douleurs des autres.» (Ma traduction, probablement à améliorer)

Le raisonnement de la majorité, et Vuijsje l’explique très bien, est que puisque la majorité (blanche) ne souffre pas, la minorité (noire) doit se taire. «Vous voulez ruiner un moment de bonheur pour les enfants?» Alors que je n'avais pas d'avis particulier sur la question (je n'ai pas grandi avec la Saint-Nicolas), l'article de Vuijsje m'a convaincu: on ne peut pas confronter les enfants (noirs comme blancs) à une fête qui renforce les stéréotypes racistes dans une société où tout le monde doit pouvoir trouver sa place.

C’est ensuite qu’Anouk, une chanteuse très populaire, assez rock ’n roll, hypertatouée, maman gâteau et ayant juste défendu l’honneur du pays au concours de l’Eurovision, s’est invitée dans le débat.

Soutenant la pétition pour l’interdiction de la parade de Saint Nicolas à Amsterdam Zuid-Oost (l’arrondissement le plus noir de la capitale, avec beaucoup de Surinamiens, de Ghanéens et d’Antillais), elle a déclenché une avalanche de réactions racistes de ses fans qui l’ont traitée de pute à nègre, nigger bitch, l’ont menacée de mort et lui ont suggéré de faire carrière auprès des «singes» qu’elle aime tant. Ce qui m'a le plus choqué, ce n'est pas l'intensité des réactions, mais le sentiment d'impunité de ces gens qui ont utilisé leur profil Facebook pour signer de tels commentaires.

A l'heure actuelle, après de longues discussions avec le maire d’Amsterdam et les représentants des différentes associations noires, la seule concession que les organisateurs de la parade ont bien voulu faire est que le rouge à lèvres de Piet et les perruques frisées seront de différentes couleurs, et que les anneaux d’oreilles dorés seront évités. En attendant, la plupart des Hollandais que je connais, même les plus progressistes, sont furieux... contre les noirs qui «ruinent ce beau moment pour les enfants».

L'effroi ou le privilège?

Toute cette histoire me rappelle la violence à laquelle nous avons dû faire face lors du «débat» sur le mariage pour tous, mais aussi celle à laquelle est exposée Christiane Taubira. Là aussi, le racisme et l'homophobie les plus sauvages ont été exprimés avec une innocence fascinante, à visage découvert dans la rue comme en ligne, et en toute impunité.

Je vous propose donc les deux hypothèses les plus crédibles auxquelles je suis parvenu: celle de l’effroi, et celle des privilèges de naissance.

L’hypothèse de l’effroi, c’est d’imaginer que la plupart des gens ne se considèrent pas racistes ni homophobes, et se retrouvent à participer à quelque chose qui s’avère être raciste ou homophobe, sont pris d’effroi devant cette révélation.

Avant que des activistes révèlent le caractère violemment raciste (surtout pour les enfants) de la tradition du gentil et généreux Saint Nicolas blanc avec son esclave noir crétin et méchant, les Hollandais n’avaient jamais soupçonné que ce moment de bonheur pour eux puisse être un moment de souffrance pour d’autres. Surpris la main dans le bocal à bonbons, plutôt que de réagir avec humilité, ils hurlent au complot anti-blanc tellement ils ont honte.

J’ai des amis qui défendaient le monopole hétérosexuel du mariage avec les arguments les plus débiles parce qu’ils n’arrivaient pas à sortir de leur opposition originelle, reprise sans trop se poser de questions, maniant la mauvaise foi la plus terrible pour ne pas perdre la face.

«Je ne suis pas homophobe, il n’empêche que je suis contre le mariage homo parce que… [accolez ici l’argument fallacieux de votre choix].»

C’est l’hypothèse (à laquelle j’ai quand même du mal à croire) que je sers à ceux qui continuent à ne pas voir de racisme en Zwarte Piet. Je leur tends une perche en leur disant qu’ils ne sont pas racistes mais qu’ils ne s’étaient jamais posé la question, et que maintenant que le voile est tombé, il faut passer à autre chose. Pour l'instant sans trop de succès.

L’autre hypothèse, à laquelle je crois beaucoup plus, est celle des privilèges de naissance. La question des privilèges des hommes blancs hétérosexuels fortunés est un classique, à la fois parce qu’elle a été largement analysée par les féministes et les théoriciens des études ethniques, mais aussi parce qu’elle reste niée contre toute évidence par ceux qui en profitent le plus, c’est-à-dire les hommes blancs hétérosexuels fortunés.

Cette question des privilèges est intéressante, parce que ce sont ceux qui en ont le moins qui y tiennent le plus. Les working class anglais sont d’autant plus racistes que leur privilège de blancs est bien la seule chose qui les distingue de leurs collègues noirs, tout aussi exploités et méprisés. Les prolos homophobes sont d’autant plus attachés à leurs privilèges d’hétérosexuels que c’est bien un des seuls dont ils peuvent encore jouir en 2013.

La tristesse des blancs hétéros

Alors que nous parlions des choses qui nous mettent en colère en Hollande, une amie irlandaise m’avait dit: sous la colère, il y a la tristesse. La paresse des autres la mettait en colère parce qu’elle n’avait pas eu le droit d’être paresseuse quand elle grandissait en Irlande. Chez moi, l’arrogance des kakkers, ces nouveaux riches semi-illettrés qui envahissent Amsterdam avec leurs 4x4 achetés à crédit me mettait en colère, parce que j’avais dû étudier très dur et que je m'étais vautré (à tort) dans l'illusion que seuls le travail et la discipline seraient récompensés quand je serai grand.

Je pense que la colère des Hollandais envers Quinsy Gario et Anouk, et la haine des opposants au mariage pour tous envers les homos et Christiane Taubira (noire et femme qui refuse la place en bas de la pyramide sociale qu’on lui a assignée depuis sa naissance) est liée à cette tristesse enfouie.

Si les discussions avaient été gérées par un bon psy, nous aurions pu avoir un moment de révélation, premier pas vers la guérison:

«On nous avait dit que ce n’était pas grave que nous soyons exclus et humiliés, car être blanc et hétérosexuel nous rendait exceptionnels, intrinsèquement supérieurs. Tout cela était un mensonge. Nous sommes au même niveau que les autres perdants de la société, et cela nous rend triste.»

Il n’en a rien été. Les élites hollandaises ont été nulles, et les élites françaises plus nulles encore. Les partis politiques n’ont pas été à la hauteur, l’Eglise non plus. Des moments qui auraient pu être cathartiques ont finalement conforté les déçus dans leur haine et ont fossilisé les rancœurs.

Le Pen et Wilders n'ont qu'à faire leur récolte

Et, dans cet océan de tristesse, les seuls à vraiment en profiter sont Marine Le Pen et Geert Wilders, dont je vous parlais au début. Ils n’ont qu’à se baisser et ramasser les voix, sans avoir même dû se mouiller sur la question. C’est cela que Marine Le Pen vient célébrer aux Pays-Bas: la nullité de nos «débats», l’incapacité des élites au pouvoir à faire avancer les choses du bon côté, leur manque de vision, la haine des classes moyennes et inférieures causée par la révélation de l’inexistence de leurs privilèges.

Si Marine et Geert étaient vraiment sincères, voici ce qu'ils nous diraient:

«Venez à nous, prolétaires racistes, catholiques homophobes, populasse déclassée et triste, nous ferons semblant de vous défendre tout en collaborant avec la droite libérale et ceux qui ont de vrais privilèges sonnants et trébuchants. Venez donc! Elisez-nous contre les nègres grincheux et les pédés vindicatifs, nous célébrerons vos privilèges imaginaires en nous goinfrant de postes intéressants et d'honneurs inaccessibles pour vous! Allez-y! Rassemblement Bleu Marine, les Pays-Bas aux Hollandais, sus à l'islam et à l'UMPS!»

Laurent Chambon

Article également publié sur Minorites.org

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