France

Non, la gentrification en Seine-Saint-Denis n'est pas un mythe

Temps de lecture : 8 min

Elle n'est pas non plus la seule logique à l'oeuvre sur le territoire. Une approche fine des territoires permet ainsi de mettre en évidence la complexité et l’enchevêtrement de phénomènes souvent présentés comme antinomiques.

Croix de Chavaux (dans le Bas Montreuil) / Damien Boilley via Flickr CC License By
Croix de Chavaux (dans le Bas Montreuil) / Damien Boilley via Flickr CC License By

De la gentrification en Seine-Saint-Denis? Un «mythe» qui empêche les élus de prendre la mesure de l’afflux d’immigrants extra-européens et du départ des «classes moyennes basses», les deux phénomènes vraiment importants statistiquement. Voilà ce qu’affirment Léna Bouzemberg et Laurent Chalard dans un article récent, souscrivant à la thèse de la dualisation des grandes métropoles et de la fragilisation des petites classes moyennes blanches face à la mondialisation.

» A lire sur Slate.fr: La gentrification en Seine-Saint-Denis: mythe ou réalité?

S’il est capital de souligner la paupérisation qui touche de nombreux territoires urbains, au premier rang desquels la Seine-Saint-Denis, la minimisation du phénomène de gentrification comme l’affirmation d’un départ «massif» des «classes moyennes basses» proviennent toutefois de quelques erreurs de perspective qu’il importe de rectifier, sous peine de diffuser une image simplificatrice des changements sociaux à l’œuvre dans le département.

Est Ensemble: un territoire vaste et hétérogène

Assimilant un peu rapidement la perspective des chercheurs à celle des élus qu’ils critiquent, les auteurs leur attribuent un discours simplificateur et généralisant faisant de la gentrification la principale mutation en cours en Seine-Saint-Denis. En plus d’être infondée, cette critique peut leur être retournée: alors que les travaux qu’ils citent sont ancrés dans des territoires bien circonscrits et assis sur des statistiques locales détaillées, la thèse qu’ils énoncent s’appuie sur la production de chiffres à une échelle très large, celle de la communauté de communes d’Est Ensemble, qui agrège des territoires fort disparates (9 communes et pas moins de 394.000 habitants).

En outre, ils ne mobilisent jamais ces chiffres dans leur article et semblent même prendre quelques libertés quant à leur interprétation –par exemple lorsqu’ils soulignent que le troisième phénomène qui touche ces communes, après la gentrification, est «le départ massif des classes moyennes basses» tout en indiquant qu’il reste «non directement visible statistiquement».

Or la précision des descriptions est indispensable à la bonne compréhension des enjeux de ces territoires en mutation: s’il serait faux d’affirmer que Bondy ou Bobigny se gentrifient, il serait tout aussi inexact de prétendre que partout dans la communauté de communes les phénomènes prépondérants sont l’afflux massif d’étrangers extra-européens et le départ des classes moyennes. Les mutations urbaines ne suivent pas les contours des découpages administratifs et obéissent à des logiques qui requièrent une approche plus fine des territoires, prenant en compte leur tissu urbain, leur parc de logements et l’histoire de leur peuplement. Il en va ainsi du diagnostic de gentrification qui touche la Seine-Saint-Denis.

Gentrification, paupérisation: des mutations sociales enchevêtrées

Le terme de «gentrification», importé d’Angleterre, désigne un processus de revalorisation des anciens quartiers populaires des grandes villes passant par la réhabilitation du bâti et par l’afflux de nouveaux habitants de classes moyennes et supérieures. Ce phénomène, qui transforme profondément les anciens quartiers populaires de Paris depuis plusieurs décennies, n’est certes pas une vague de fond du changement social à l’échelle de la Seine-Saint-Denis, ni même des neuf communes d’Est Ensemble. Il touche cependant de manière aujourd'hui indiscutable certains quartiers de Montreuil, des Lilas, de Bagnolet, Pantin ou Romainville, sans être évidemment la seule mutation sociodémographique à l’œuvre dans ces communes.

Au sein même du quartier du Bas Montreuil, que j’ai étudié dans ma thèse de doctorat sur la période 1975-2005 et qui ressort, dans les analyses statistiques de divers chercheurs, comme le secteur de la Seine-Saint-Denis le plus touché par ce phénomène, les chiffres détaillés montrent la concomitance, des années 1980 jusqu’aux années 2000, d’un embourgeoisement et d’une paupérisation.

La composition sociale des habitants qui s’installent dans le quartier depuis les années 1980 montre ce double phénomène: les diplômés du supérieur, qui représentaient seulement 7% de la population en 1982, forment un quart des nouveaux habitants des années 1980 et un tiers de ceux qui arrivent dans les années 1990; en même temps, la moitié de ces nouveaux habitants appartiennent encore aux classes populaires (employés et ouvriers) et la part des étrangers parmi eux tend à s’accroître (18% dans les années 1980, 25% dans les années 1990). La gentrification ne vient donc pas seule, comme un raz-de-marée qui recouvrirait tout sur son passage. Au milieu des années 2000, les écarts de revenus se creusaient encore au sein même du quartier, autant du fait d’une élévation des revenus les plus élevés que d’une baisse des revenus les plus faibles.

Pour autant, on ne peut pas parler d’une dualisation de la société locale au sens où l’entendent les chercheurs travaillant sur les effets de la globalisation: loin d’être des cadres fortunés de la finance ou du conseil aux entreprises, les «gentrifieurs» du Bas Montreuil relèvent plutôt des catégories les moins aisées des cadres (professionnels de l’information, des arts et des spectacles, enseignants) et des catégories les plus diplômées des professions intermédiaires (professionnels free lance du graphisme ou de la communication par exemple). S’ils exercent des professions qualifiées, ils ne sont ni très riches ni très stables professionnellement. Significativement, en 2005, les revenus médians dans le Bas Montreuil, très variables d’un sous-secteur à l’autre (de 9.000 à 20.000 euros par an et par unité de consommation[1]), restent systématiquement inférieurs au revenu médian de l’Ile-de-France (20.000 euros) et, a fortiori, à celui de Paris intra-muros.

L’analyse de données à une échelle fine permet ainsi de mettre en évidence la complexité et l’enchevêtrement de phénomènes souvent présentés comme antinomiques. De fait, classes moyennes ou supérieures «gentrifieuses» et migrants originaires de pays pauvres se retrouvent fréquemment dans les mêmes espaces, du moins dans un premier temps de la gentrification: ils sont en effet attirés vers un même tissu urbain, celui des quartiers anciens dégradés –les uns pour y devenir propriétaires de logements et les réhabiliter, les autres pour parvenir à se loger en attendant d’avoir accès au secteur HLM, au prix de conditions de logement souvent indignes. Mais cette mixité sociale accrue n’est bien souvent que temporaire, l’habitat encore vétuste étant amené à être progressivement résorbé et le foncier devenant trop cher pour permettre de nouvelles constructions de logements sociaux.

Pourquoi alors les élus se focalisent-ils sur les populations qui participent à la gentrification?

Le pouvoir des gentrifieurs dépasse leur nombre

C’est ici que, au-delà des statistiques si détaillées soient-elles, l’enquête ethnographique sur un petit quartier présente tout son intérêt. Elle montre que le rôle des populations dans le changement urbain n’est pas toujours (sinon rarement) indexé sur leur importance numérique. Il dépend d’abord de l’ampleur des ressources qu’elles peuvent mobiliser lors de leur installation, pour l’achat de leur logement, l’obtention d’une place en crèche, etc. Il varie ensuite selon leur capacité à se mobiliser et à se faire entendre. Il dépend enfin de la ressource (fiscale, électorale, sociale) qu’elles représentent pour les pouvoirs publics et de la convergence des intérêts qu’elles poursuivent avec ceux des élus.

Dans le cas du Bas Montreuil, les premiers gentrifieurs des années 1980 ont représenté une opportunité pour la revitalisation d’un quartier très durement frappé par la désindustrialisation. Entreprenant la reconversion de friches à l’abandon, prenant part à la vie sociale et associative locale, ils ont investi (dans) un espace urbain et social en déclin. Si la municipalité communiste a, dès le départ, perçu l’ambivalence de ces investissements, elle n’avait alors que peu de ressources à leur opposer pour promouvoir d’autres façons de sortir ce territoire de la crise.

En outre, les valeurs portées par ces habitants (ouverture à la diversité sociale, opposition aux inégalités économiques les plus criantes, croyance dans la nécessité de l’intervention publique), leurs façons de se mobiliser et le modèle urbain qu’ils promouvaient correspondaient à une évolution en cours au sein même du PCF, que l’on peut résumer par un effacement relatif de la référence à la lutte des classes au profit d’engagements plus ponctuels fondés sur la participation citoyenne.

La gentrification s’accélère dans les anciens faubourgs

Dès le début des années 2000, la gentrification à Montreuil s’est accélérée en se nourrissant de l’afflux de populations plus diverses. Elle s’est en même temps étendue à d’autres secteurs de la ville –précisément ceux où les logements étaient appropriables et où le tissu urbain n’était pas stigmatisé.

Cartographier la croissance numérique des cadres à Montreuil entre 1999 et 2006 fait ainsi apparaître, clairement et sans surprise, une diffusion très rapide: +53 % de cadres et professions intellectuelles supérieures en 7 ans dans toute la ville, tout de même, à comparer à la hausse de +16% des années 1990 dans l’emblématique Bas Montreuil. Spatialement, celle-ci contourne soigneusement les quartiers de grands ensembles de logements sociaux et touche en revanche tous les secteurs composés de maisons individuelles d’avant-guerre ou de vieux immeubles (cartes 1 et 2).

Évolution du nombre d’actifs occupés cadres ou professions intermédiaires, Montreuil (en %),

période 1990-1999

Source: Insee, recensements de la population 1990, 1999 et 2006; carte réalisée par Anaïs Collet avec ‘R’.

Évolution du nombre d’actifs occupés cadres ou professions intermédiaires, Montreuil (en %),

période 1999-2006

Source: Insee, recensements de la population 1990, 1999 et 2006; carte réalisée par Anaïs Collet avec ‘R’.
Lecture: ces taux de croissance portent sur des effectifs initiaux très différents d’un secteur à l’autre; ils mesurent donc une tendance, et non un état du peuplement.

Sous l’effet de la hausse vertigineuse des prix de l’immobilier dans la capitale depuis 2000, la gentrification a touché de la même façon les autres communes limitrophes à Paris dans leurs secteurs les mieux desservis par le métro, composés en majorité de logements du secteur libre et à l’allure de faubourgs plus que de grands ensembles. Comment pourrait-il en être autrement quand, en 2012, l’apport moyen pour acquérir un logement dans Paris intra-muros est de près de 200.000 euros et le revenu moyen du ménage de près de 8.000 euros par mois[2]?

Les transformations structurelles de la population francilienne poussent aussi dans ce sens: entre 1999 et 2007, pour une croissance globale du nombre d’actifs de 8%, la croissance du nombre de cadres et professions intellectuelles supérieures dans la région a été de +31%. Enfin, certains élus ont également joué un rôle indéniable dans ces mutations, accompagnant voire suscitant le mouvement en accueillant favorablement des projets urbains destinés aux élites (Bertrand Kern à Pantin) ou en jouant de leur attractivité nouvelle pour attirer des promoteurs privés en mesure de densifier et de diversifier le parc de logements (Dominique Voynet à Montreuil).

La ségrégation la plus violente est à l’Ouest

Affirmer cela n’est pas nier, d’une part, la concomitance d’autres changements sociaux dans ces mêmes communes voire dans ces mêmes quartiers (on l’a souligné pour le seul cas du Bas Montreuil), d’autre part la prédominance d’autres schémas de peuplement dans d’autres secteurs de la Seine-Saint-Denis ou même d’Est Ensemble –deux unités administratives, il faut encore le souligner, très vastes et très hétérogènes.

En revanche, la façon dont les médias et certains chercheurs se focalisent, depuis quelque temps, sur le malaise des «petites classes moyennes» qui seraient poussées hors de leurs territoires par des hordes d’«élites mondialisées» d’un côté, de «migrants extra-européens» de l’autre, conduit à laisser se développer dans l’ombre, et sans dénonciation, la forme de ségrégation qui reste de loin la plus marquée statistiquement dans l’agglomération parisienne (et à une échelle fine!): l’agrégation toujours croissante des cadres supérieurs du privé les plus aisés dans nombre de communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines –des territoires que leurs élus protègent activement de l’arrivée d’étrangers systématiquement perçus comme une menace et où le départ des enfants de classes moyennes confrontés à des niveaux de prix exorbitants ne semble pas émouvoir grand-monde.

Anaïs Collet

[1] C'est-à-dire par personne, une fois corrigés les effets d’économies d’échelle liées à la taille et à la composition du ménage. Retourner au texte

[2] Selon une enquête d’Empruntis datant de novembre 2012. Retourner au texte

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