On a pu se faire du souci pour la réputation de «droite la plus bête du monde» chère à la nôtre, la gauche ayant cherché à la surpasser avec une certaine réussite au cours de ces dernières années. Mais s’il est un terrain où elle garde son titre haut la main, c’est bien celui de la sécurité, de la délinquance, de la justice et de tous les thèmes connexes. On l’a constaté récemment encore avec les propos tenus par l’équipe de campagne de Nathalie Kosciusko-Morizet au sujet d’une flambée de la délinquance à Paris, supposément devenue «capitale de l’insécurité» à cause de ces socialistes dont les politiques «lancent des appels à la délinquance».
Le propos est profondément absurde et il n’est jamais inutile de le dénoncer, au risque de lasser.
Tout d’abord, les discours en question confondent totalement les concepts. Quand on y parle de délinquance, on pense ou on veut faire penser à un individu, généralement jeune, rarement agriculteur, en agressant un autre dans une décor citadin; c’est la connotation que véhicule le mot dans ce contexte, et on l’associe alors à l’«insécurité», autrement dit à une menace constante sur les personnes et les biens, que la police devrait réduire et sur laquelle, du fait de l’«angélisme» de la gauche, elle ne peut plus agir. Mais ce sont là des images —l’imagerie sinistre et baroque du fait divers— et non des concepts.
Le concept de «délinquance» inclut bien d’autres choses: les infractions à la législation sur les étrangers, les infractions à la législation sur les stupéfiants, qui impliquent très rarement ou très indirectement la même «insécurité» pour les tiers que celle évoquée dans l’imagerie populaire, et qui pourtant constituent une part importante des délits enregistrés et punis en région parisienne; il inclut aussi l’évasion fiscale et la transgression des lois sur le secret de l’instruction, qui est quotidienne depuis quelques temps et presque jamais sanctionnée…
Cette classe de délits n’est pas non plus créatrice d’insécurité, mais il n’est pas certain qu’elle soit aussi sévèrement pourchassée et punie que celles dont parlent les discours sécuritaires de droite. Et le spectacle de la disparité des sanctions renforce facilement chez le peuple une version modifiée de la sagesse populaire selon laquelle il vaut mieux voler un bœuf (ou le Crédit Lyonnais, ou Liliane Bettencourt, ou l’Etat) qu’un œuf (ou un scooter…).
Quant à la «sécurité», le concept signifie bien davantage que les délits d’atteinte à la personne et aux biens que relatent les faits divers. Le transporteur qui fait rouler ses camionneurs vingt heures par jour et augmente de manière dramatique la probabilité des accidents, l’entrepreneur de travaux public qui contourne les consignes de sécurité et livre des bâtiments facilement inflammables ou des stades effondrables, l’industriel agroalimentaire qui altère la chaine du froid afin d’augmenter ses marges —voilà des agents dont l’effet néfaste sur la sécurité des citoyens est sûrement, en moyenne, aussi notable que celui que les lieutenants du cercle de NKM ont en tête en parlant de «capitale de l’insécurité».
Même si dans ces exemples, la chaîne des conséquences est longue, la responsabilité n’est nullement diluée: il s’agit bien ici d’agents dont la décision, à un moment donné, a un effet quantifiable sur la santé et le bien-être des autres.
Manipuler les sentiments des électeurs par des images
Le discours sur la sécurité vise donc simplement à manipuler les sentiments des électeurs par des images; malheureusement, il éloigne de la compréhension des faits dont il est question.
Ensuite, même en laissant ces confusions conceptuelles de côté, l’affirmation selon laquelle l’angélisme de la gauche serait responsable d’une augmentation de l’insécurité est extrêmement fragile —et je parle ici d’une insécurité objective, et non du sentiment d’insécurité, dont il est probable que le renforcement ait autant ou plus à voir avec les discours politiques qu’avec les faits.
D’une part, établir ladite augmentation n’est pas chose facile: les chiffres objectifs des atteintes aux personnes et aux biens (notés ci-après «délits», pour faire court) peuvent augmenter, mais leur variation n’a aucun sens indépendamment de notre connaissance de celle de la proportion des délits signalés parmi les délits commis (comme dans le cas classique des statistiques sur le viol) et, tout bêtement, des chiffres de la variation de la population.
Par ailleurs, l’augmentation de la «violence» —et surtout de cette «violence des mineurs» qui occupe les discours politiques— n’est elle-même nullement incontestable sur le moyen terme; il suffit de lire La Guerre des boutons pour constater la cruauté banale qui caractérisait la vie des jeunes d’antan, et penser que la nouveauté de la «violence des mineurs» n’est qu’un artefact essentiellement dû à la baisse drastique de notre tolérance de la violence quotidienne.
Un cirque bien rodé
D’autre part, même si une augmentation est établie, en tirer une imputation causale n’est assurément pas évident, au contraire de ce que voudraient nous faire croire nos politiques. Avant d’attribuer à des décisions politiques le moindre effet sur les variations dans les chiffres de la délinquance et/ou de l’insécurité, il faudrait examiner l’ensemble des autres causes sociales possibles (ou du moins, un sous-ensemble significatif de ces causes putatives). Et, encore, je laisse ici de côté la difficulté extrême qu’il y a, dans le cas NKM, à départager l’effet des politiques étatiques de droite sous Sarkozy et des politiques locales de gauche sur la sécurité et la criminalité à Paris!
Ainsi, à supposer par exemple que la population parisienne soit devenue plus riche, il est possible que, pour des raisons psychologiques et sociales transparentes, la fréquence des cambriolages va augmenter, quelle que soit la politique pénale en cours (ou, plutôt, la différence induite par la politique pénale risque d’être souvent marginale par rapport à la différence causée par la multiplication de cibles pour les cambrioleurs…).
Dans le cas qui nous occupe, étant donné le changement de la structure sociale de la population parisienne depuis une quinzaine d’années, une telle spéculation n’est d’ailleurs pas totalement absurde. Les sciences sociales et biologiques élaborent depuis des décennies des méthodologies pour résoudre ce genre de questions —il est tout simplement atterrant de voir comment le personnel politique peut juste balayer cela d‘un revers de la manche pour produire des affirmations arbitraires.
Au terme de ces diagnostics totalement infondés, la droite met l’augmentation —supposée et contestable— de l’insécurité et de la délinquance (qui en réalité sont fort différentes) sur le compte de «l’angélisme» de la gauche. Et s’enclenche une dialectique banale où le partisan-type de la gauche affirme que des conditions inhumaines produisent des gens inhumains (il faut donc changer les conditions plutôt que punir les gens) pour se voir rétorquer par le partisan-type de la droite que des milliers de gens vivent dans des conditions inhumaines et pourtant restent très humains (les sales types sont donc vraiment responsables et à ce titre punissables). C’est une sorte de cirque bien rodé, fait d’affirmations sans réelles justifications quantitatives ou statistiques, dans lequel sans doute personne n’a vraiment tort, et dont on ne sort pas.
Sens de l'action juridique
Si l’analyse causale des évolutions de la délinquance n’est pas du ressort du politique, celui-ci, en revanche, devrait poser la question du sens même de l’action juridique. On ne cesse de nous raconter la crise des prisons, la surpopulation, etc., dans un discours dont la contradiction radicale avec le discours sécuritaire semble tellement patente que plus personne ne la remarque («Il y a trop de gens en prison» / «On ne met pas assez les voyous en prison»…)
Mais l’enlisement de telles réflexions pourrait être le signe que, avant de se demander comment punir, il faudrait répondre à la question: pourquoi punir? Il y a là une occasion de définir vraiment ce que seraient une position cohérente de gauche et de droite, au lieu de ce navrant jeu où la gauche qui gouverne essaye à la fois de mimer la droite et de se démarquer, alors même que, du moment où elle a emprunté à la droite ses mots-clés («sécurité», «incivilité», «victimes», etc.) sans se les réapproprier, elle a déjà perdu.
En France, on met les gens en prison pour la simple et unique raison que depuis trois siècles, on les a toujours mis en prison. Toute la réflexion pénale se concentre sur la prison, au point que la question pénale semble ne se poser qu’en terme de prison vs. alternatives à la prison: ainsi, plus on veut d’alternatives, plus on serait de gauche. La prison devient comme une sorte de tache aveugle de la réflexion, tant il est évident qu’elle est synonyme de punition, alors même que cette équation du carcéral et du pénal est historiquement et géographiquement une spécificité occidentale moderne, comme Michel Foucault l'a prouvé admirablement il y a une trentaine d’années.
Pourquoi met-on les gens en prison?
Mais il vaudrait la peine de se demander à nouveau, en ces temps de débat sur la justice, pourquoi on met les gens (et quels gens) en prison. Est-ce pour les guérir ou les racheter (selon une conception anthropologique chrétienne ou médicale qu’en 2013, on a de bonnes raisons de juger fausse)? Est-ce pour protéger la société (mais alors ne faudrait il pas enfermer les criminels pour toujours?)? Pour faire un exemple et dissuader (mais a-t-on des bonnes raisons, documentées par des études à grande échelle, pour penser que cela fonctionne?)? Aucune de ces fonctions n’est évidente, et, à supposer qu’elle soit celle qu’on lui assigne, aucune ne semble vraiment remplie par la prison.
Un résultat peu contestable de celle-ci est la répétition massive du crime ou du délit, par des auteurs que le système judiciaire finit par bien connaître à force d’allers et retours en prison. Foucault en concluait fameusement que la mission réelle mais implicite de la prison consiste à contrôler la population économiquement et socialement susceptible de se livrer à la petite délinquance, et de préserver hors de la loi les illégalismes des riches….
On n’est pas forcé d’adhérer à cette conclusion, pour laquelle les attestations empiriques manquent (sans parler des problèmes que pose la notion de «mission implicite» d’une institution). Et il ne s’agit pas de remettre en cause la prison au sens où, dans les années 70, les antipsychiatres contestaient le recours à l’enfermement asilaire: il s’agit de défaire son évidence pour questionner ce que doit être pour nous sa raison d’être. Une interrogation à laquelle juristes et philosophes du droit sont d’ailleurs nombreux à se livrer, mais qui ne semble pas percoler dans le débat politique.
Reste qu’une vraie réflexion de politique pénale ne saurait être trop radicale, et ne saurait donc s’abstenir de mettre en question cette évidence aveuglante de la prison, si elle doit avoir des chances de sortir du pénible ronronnement du discours sur «sécurité» et «délinquance» que l’on entend depuis une décennie, et dont on s’éveille parfois lorsqu’il atteint, comme ces jours-ci, des niveaux saisissants de bêtise.
Philippe Huneman