En Irlande, les électeurs sont appelés à dire, vendredi 4 octobre, si le «Seanad Eireanann», le Sénat local, doit être supprimé ou pas.
Il est vrai que cette assemblée, dont 43 des 60 membres représentent les professions et 11 sont désignés par le gouvernement, n'a jamais été très populaire dans l'île verte. Et puis, un nombre croissant d'Irlandais estiment qu'elle ne sert qu'à ralentir, voire à bloquer, le déroulement normal des affaires.
Prenons au sérieux les initiatives de ce petit peuple courageux, qui a survécu à plusieurs siècles d'occupation anglaise, à une longue famine, à une guerre de libération puis à une guerre civile atroce et enfin à une crise bancaire majeure après son entrée dans la zone euro.
Ce qui est bon pour l'Eire ne l'est pas forcément pour notre pays, mais pourquoi ne pas s'interroger, à l'occasion de cet événement, sur les raisons de conserver un Sénat en France, en posant les trois questions suivantes?
1. Le Sénat français est-il une institution suffisamment démocratique?
Pas totalement, malgré les réformes récentes, puisque les sénateurs ne sont pas élus directement au suffrage universel, mais au second degré par un collège de 150.000 «grands électeurs» composé à 96% de «délégués communaux», ainsi que des députés, conseillers généraux et conseillers régionaux. Les sénateurs, à 80% de sexe masculin, ne sont pas élus par le peuple français, mais par des Français déjà élus; à un moment ou la démocratie représentative s'essouffle, cela pose problème.
Dans ce collège électoral bien particulier, les petites communes sont surreprésentées, ce que l'on justifie d'ordinaire par des préoccupations d'équité et d'aménagement du territoire, faute de trouver mieux. En tout cas, on est loin du principe une homme (ou une femme), une voix, qui est le fondement même de la démocratie. Les sénateurs de la Creuse ou de la Lozère ont besoin de beaucoup moins de voix que leurs collègues des Hauts-de-Seine ou du Nord pour aller siéger au Palais du Luxembourg. Pourquoi?
Le raccourcissement du mandat (passé de neuf à six ans en 2003) a constitué sans conteste une avancée, le renouvellement à périodicité assez rapprochée des dirigeants étant une des exigences de la démocratie. Sans aller jusqu'au tirage au sort toutes les 48 heures comme dans l'antique Athènes, il faut reconnaître qu'un double mandat de dix-huit ans au total éloignait singulièrement l'élu de ses électeurs, sans parler des citoyens eux-mêmes.
2. Le Sénat français coûte-il trop cher?
J'ai connu le cas d'un sénateur appelé à siéger à la suite du décès inopiné de ses deux colistiers —autrefois, les sénateurs étaient plus âgés qu'aujourd'hui, et l'espérance de vie plus courte. Durant ses mandats, cet honorable parlementaire n'est jamais monté à la tribune et n'a jamais déposé de propositions de loi; en revanche, adhérent à toutes les amicales franco-quelque chose, il a pu faire plusieurs fois le tour du monde, au frais de la communauté.
En vertu de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif, le Sénat vote librement, comme l'Assemblée nationale d'ailleurs, les crédits qui lui paraissent nécessaires pour jouer son rôle. Il ne reçoit donc pas, comme les ministères, une «lettre de cadrage budgétaire» de Matignon. Le Sénat est évidemment très attaché à cette «autonomie financière».
Sensible aux critiques qu'une telle latitude a suscité en période de crise et de restrictions budgétaires, la Haute Assemblée avait décidé, dans un premier temps, de geler son budget 2012 en euros constants, ce qui conduisait à des crédits en hausse de 1,8%, puis de réduire pour de bon le montant de son enveloppe de 3%. Si l'on met de côté l'entretien du jardin du Luxembourg (12,5 millions d'euros) et le coût de la chaîne parlementaire Public Sénat, couvert par une dotation spéciale de 17,85 millions d'euros, le Sénat a disposé d'un budget de 335 millions d'euros en 2012 pour ses besoins propres. L'enveloppe a été la même pour 2013.
Ce budget est préparé par les sénateurs-questeurs en juin. Suit un «débat d'orientation budgétaire» dans le cadre discret du bureau du Sénat. Les sénateurs se rapprochent alors de leurs collègues de l'Assemblée nationale et les derniers ajustements se font au sein d'une commission mixte Sénat/Assemblée en présence d'un président de chambre de la Cour des comptes. La «facture» est envoyée ensuite à Bercy pour exécution... Il n'y a plus qu'à dépenser.
Près de 90% des dépenses du Sénat consistent en des dépenses de personnel: indemnités parlementaires des 348 sénateurs et traitement et primes de leurs 440 collaborateurs. A noter que la forte augmentation des dépenses liées au fonctionnement des «Groupes interparlementaires d'amitié», aux frais de transport (Air France en classe affaires) et à la flotte (sic) des téléphones mobiles a amené les questeurs à lancer quelques rappels à l'ordre.
Le principe d'autonomie financière s'applique, selon le Sénat, non seulement au montant de ses crédits, mais encore à l'exécution de son budget, à la tenue des comptes et... à leur contrôle. Une commission interne est chargée du «contrôle et de l'évaluation» des dépenses sénatoriales en vertu de l'article 103 bis de son règlement. Conscient des limites de l'autocontrôle, le Sénat associe depuis 2008 le Conseil national de l'ordre des experts-comptables à la préparation de la certification de ses comptes avant de transmettre le résultat des travaux à la Cour des comptes, chargée de certifier les comptes de l'Etat (exécutif et assemblées).
Jusqu'ici, la Cour n'a pas formulé la moindre réserve. Le Sénat, après douze ans de réflexion, envisage désormais de passer à une certification directe de ses comptes par cette haute juridiction financière.
Alors en définitive, cher ou pas cher, le Sénat? A titre de comparaison, disons que son budget annuel représente l'équivalent de trois Rafale ou encore de 25 km de voies TGV, et que les mesures de maîtrise ainsi que de contrôle décidées ces derniers temps paraissent sérieuses...
3. Le Sénat fait-il avancer les affaires de la France?
C'est la question principale, sur laquelle on s'en tiendra à quelques exemples récents.
A l'occasion de l'examen du premier projet de loi de décentralisation présenté par Marilyse Lebranchu, le Sénat s'est mis en colère: il a retoqué en bloc le 6 juin les articles tendant à la création de la métropole du Grand Paris et à la rénovation de la politique du logement en région Île-de-France... et rajouté un article liminaire sur la souveraineté des communes et l'institution de plans d'aménagement ruraux, sans se soucier de l'intitulé du projet de loi.
Le Sénat s'est depuis toujours opposé avec succès aux fusions de communes, pendant que nos voisins européens faisaient tranquillement leurs réformes communales pour tenir compte de l'urbanisation croissante; il a toujours regardé avec méfiance la montée en puissance des communautés de communes et d'agglomération; il a mal réagi au texte récent visant à l'élection directe sur des listes spécifiques des conseillers de communautés de communes, d'agglomération et des communautés urbaines pour la première fois en 2014, au lieu de la désignation de ces conseillers par les communes membres.
Dans un domaine tout différent, le projet portant «programme triennal de maîtrise des finances publiques» n'a pas trouvé grâce à ses yeux, malgré l'importance attachée par le président de la République au redressement budgétaire et à l'existence, paraiî-il, d'une majorité de gauche au Sénat. Le projet relatif au mariage pour tous a lui aussi bien failli ne pas être voté par la Haute Assemblée, où il n'est passé que de six voix. Et le gouvernement semble avoir renoncé à un texte sur le droit de vote des étrangers aux élections locales en raison des obstacles qu'il aurait rencontré du fait du Sénat pour le faire adopter.
En cherchant bien on pourrait trouver des textes améliorés lors de leur passage au Sénat, et même des innovations législatives majeures comme la loi Dailly, remplaçant le vétuste escompte; mais cette valeur ajoutée compense-t-elle le ralentissement, voire parfois l'enlisement, des affaires que provoque les passages des textes devant lui? Devant ce qu'il considérait comme une atteinte à la démocratie, un grand républicain comme Gambetta avait tranché dans le vif en déclarant, assez grossièrement il faut le reconnaître: «Défense de déposer des Sénats le long des Constitutions».
Deux types de réformes pourraient être envisagées. Dans l'une, le Sénat représenterait les territoires tels qu'ils sont devenus, chaque sénateur correspondant environ au même nombre d'habitants; dans l'autre, la deuxième chambre deviendrait une assemblée tournée vers l'économie et les problèmes de société —dans ce cas, on pourrait supprimer le Conseil économique, social et environnemental.
Dans les deux cas, le recours direct (constitutionnellement contestable) au référendum serait nécessaire, car la procédure parlementaire de révision de la Constitution se heurterait sans aucun doute à l'hostilité des sénateurs, membres du Congrès. En 1969, le général de Gaulle lui-même n'avait pas réussi à convaincre le peuple français de cette réforme: après l'échec du référendum, il prit le chemin de l'Irlande...
Michel Cotten