Le «salaud lumineux» s’est éteint le 15 août 2013 dans l’appartement où Voltaire expira lui-même. Une fin de cinquième acte soignée par le charme ironique d’un hasard qu’il aurait sans nul doute apprécié.
Cet homme de scène, aussi à l’aise dans les tribunaux que face aux caméras, a démontré d’ailleurs dans ses dernières années qu’il l’était également sur les planches de théâtre, où il se narra et se joua lui-même avec l’épaisse ambiguïté qui le caractérisait.
Jacques Vergès laisse, dès lors, derrière lui, un héritage a priori et inévitablement contradictoire, ne serait-ce que par ce goût du paradoxe qu’il cultivait tel le Lord Henry d’Oscar Wilde. En témoigne la prolixe épitaphe que lui dédient les médias et qui semble se perdre elle-même. En effet, dans la vie comme dans la mort, Jacques Vergès aura eu simultanément droit aux louanges, aux critiques virulentes et à la perplexe fascination de ses contemporains.
Comprendre les autres
Cependant, l’oxymore de salaud lumineux, qu’il s’est et qu’on lui a affublé, est intéressant sur bien des aspects. Si Vergès était «ce salaud» n’hésitant pas à défendre des personnes accusées d’avoir commis des actes terroristes ou d’avoir participé à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, il ne s’agissait pas là de sa part d’un réflexe dépourvu de raisonnement.
Cette passion de défendre prend assurément origine dans un schéma de pensée plus complexe, mêlant idéologie et humanisme tout en se nourrissant en permanence d’une réflexivité mordante et provocatrice, mais nécessaire, d’où l’importance du lumineux.
En dehors du fait que toute personne a droit à la défense au cours de son procès, Vergès insistait sur l’obligation de défendre même le pire criminel en dépassant nos indignations premières et en n’ôtant pas toute humanité à celui-ci, de peur de se fourvoyer dans la saisie de notre altérité. Cet aphorisme de son cru résume bien le fond de sa pensée: «Déclarer qu’un homme est un monstre, c’est refuser de le comprendre».
Il aimait ainsi rappeler que toute personne est potentiellement un monstre et que nous sommes tous habités au final par des pulsions. Vergès invite donc à ne pas nous limiter à juger, mais à essayer aussi de comprendre, pour pouvoir prévenir de pareils crimes à l’avenir. Dénonçant et déconstruisant sans cesse toute vision manichéenne, tout en invitant à une réflexivité permanente plutôt que sélective, il aurait eu un avantage certain sur Lord Henry, celui de connaître le secret du portrait de Dorian Gray.
L'avocat de la décolonisation
De manière concomitante à cette vision humaniste, à cette éthique, certes particulière, mettant au cœur de son raisonnement l’homme, Vergès était l’avocat de la décolonisation. Il aurait d'ailleurs préféré ce titre à celui de l’avocat de la terreur. S’il défendait des hommes et des femmes qualifiés de terroristes au cours des procès que les autorités françaises intentaient contre les nationalistes algériens du FLN, lui faisait en parallèle le procès du régime du colonisateur, assimilable à celui de la Terreur.
C’est dans le célèbre procès justement de Djamila Bouhired, dont il est alors l’avocat et qu’il épousera par la suite, que Maître Vergès adopte ce qui deviendra la clé de voûte de ses plaidoiries: la défense de rupture. Elle consiste à dire que le juge et l’accusé ont des valeurs fondamentalement différentes et inconciliables, que le dialogue est impossible et que la raison d’être du procès est critiquable.
Soulignant la parenté des genres entre le procès, le roman et la tragédie, il aimait illustrer cette défense de rupture par la tragédie grecque Antigone. En effet, dans cette pièce de Sophocle, l’on voit s’opposer la loi de la Cité et la loi divine, à travers le refus du roi Créon de laisser la princesse Antigone enterrer son propre frère Polynice, traître à la Cité de Thèbes.
Dans le texte Serial plaideur qu’il joua sur les planches, Vergès souligne que dans les cas des poseurs de bombes du FLN, notamment celui de Djamila Bouhired, les juges disaient de l’accusé qu’il était citoyen français, que le FLN était une organisation de malfaiteurs et que l’attentat était un crime. L’accusé, quant à lui, répondait qu’il était Algérien, que le FLN était une organisation de résistants et que l’attentat était un acte de guerre contre l’occupant.
C’est ainsi qu’à la fin de son procès, Djamila Bouhired ne put s’empêcher d’éclater de rire à l’annonce du jugement. Elle venait d’être condamnée à mort! Vergès nous dit alors que «le rire de [sa] cliente était l’expression d’un mépris souverain» pour cette justice-là. La défense de rupture, conjuguée à la verve de l’avocat, eut une résonnance médiatique et un soutien international qui allaient par la suite obliger à gracier sa cliente.
Vergès et Camus
«Les poseurs de bombes sont des poseurs de questions»: cette terrible phrase de l’avocat semble être l’écho de celle d'Albert Camus, «je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice» [1]. Les deux souffrent au moins autant d’une lecture superficielle.
La première, volontairement provocatrice, cherche à faire reculer la bien-pensance en invitant à s’interroger sur l’acte au lieu de s’arrêter uniquement à l’indignation première, incontournable, mais qui doit avoir un prolongement réflexif. La seconde entend dans la justice celle ne pouvant se départir de la violence politique et dans sa mère, non la mère patrie, mais sa propre mère, qui peut être alors l’objet d’attentats. Dénonçant certes toute violence politique, il ne cessera jamais de défendre les droits de ceux qui étaient regardés comme des citoyens de seconde zone, des indigènes indigents. Camus souhaitait une paix entre les deux peuples dans un véritable vivre-ensemble.
Ils s’évertuaient ainsi tous deux à se questionner sur ladite justice, même si elle paraissait aux premiers abords provenir d’une juste colère ou d’une indignation naturelle. Camus et Vergès sont les deux faces d’une même pièce. Le premier s’est fait avocat, le second juge-pénitent, à l’image du personnage de Jean-Baptiste Clamence dans La Chute.
L'homme révolté
Il est vrai néanmoins que l’avocat cédait parfois à la distance pour dénoncer. Vergès luttait avant tout contre le dominant et contre la lecture de l’Histoire imposée par les vainqueurs. Son combat était donc extensible au-delà de la décolonisation.
Sa passion de défendre était celle du révolté frustré de voir une justice faite de deux poids deux mesures, vassale d’un vainqueur et d’un dominant se faisant justice, tout en servant ses intérêts de l’heure. La morale camusienne, «Personne n’est innocent», habitait Vergès, mais celui-ci s’en prenait plus volontiers au vainqueur et au dominant, et avec une certaine jubilation qui plus est.
Détestant les lyncheurs et d’autant plus ceux qui se prétendaient dotés d’une bonne conscience, il était presque systématiquement du côté de celui que tous cherchaient à condamner. Rebelle, avec des airs de Robin des Bois à sa façon et de dandy provocateur, il défendait en humaniste convaincu, mais avec l’ombre de ceux qui ont fait au cours de leur vie, dans la lignée de Baudelaire, un Voyage à Cythère.
Certains diront qu’un doute demeure quant à son engagement véritable, que sa morale est discutable, que celle-ci cache trop de zones d’ombre et qu’il n’était peut-être qu’un amoureux des contradictions et des paradoxes. A tout cela, il aurait certainement répondu, dans un ultime pied de nez, que dans un procès le doute est toujours partie et que l’expression «hors de tout doute raisonnable», au cœur de la décision du juge pour statuer sur l’innocence ou sur la culpabilité de l’accusé, porte en elle une lucide ambiguïté qu’il convient de prendre en compte...
Adib Bencherif
[1] La citation de Camus, sortie de son contexte, pouvait porter à confusion. Les phrases qui la précèdent dans l’exposé de Camus l’explicitent: «(…) J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice». Voir Michel Onfray, L’Ordre Libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, pp.459-462. Retour