Mardi 25 juin, la Cour suprême des Etats-Unis a invalidé une section importante de la loi sur les droits électoraux votée en 1965 pour prévenir toute discrimination raciale au moment des élections, notamment dans les Etats du sud, et permettre à tous les Américains, c'est-à-dire aussi aux noirs et aux minorités, de pouvoir voter. Les cinq juges de la haute cour l'ont jugée «surannée». La décision a provoqué de nombreuses condamnations, dont celle de Barack Obama.
La Cour suprême vient de jeter aux orties le plus beau fleuron du mouvement pour les droits civiques. La section 5 de la loi sur les droits électoraux était en effet l’arme la plus puissante de tout son arsenal. Même si en tant que professeur de droit, je suis supposée donner mon avis sur la décision de la Cour et la potentielle réponse du Congrès, je tiens d’abord à consacrer un instant à pleurer la perte de la section 5 avant de disserter sur ses conséquences.
Pour comprendre ce que la section 5 avait de spécial, il faut connaître un peu son histoire.
En 1965, la violente agression par les forces de l’ordre des défenseurs des droits civiques sur le pont Edmund Pettus [en Alabama] donna l’impulsion nécessaire à l’adoption de la Voting Rights Act, la loi sur les droits électoraux. A l’époque où cette loi fut votée, de brutales mesures de répression et le recours à d’écœurantes chicanes légales garantissaient que pratiquement aucun noir américain ne pût s’inscrire sur les listes électorales du Sud profond.
Les avocats des droits civiques et le ministère de la Justice faisaient leur possible pour aider les noirs et engageaient des poursuites les unes après les autres pour qu’ils puissent avoir la possibilité de s’inscrire sur les listes. Mais à chaque fois qu’un tribunal jugeait une pratique discriminatoire illégale, les magistrats locaux en adoptaient une autre.
Tests d’écriture, taxation, lourdeur des formalités d’inscription –toutes ces techniques étaient utilisées pour empêcher les noirs américains de voter. Les officiers d’état civil sudistes allaient jusqu’à démissionner dès qu’un procès semblait sur le point d’aboutir en leurs défaveur, renvoyant la procédure à la case départ. Le Voting Rights Act visait à changer tout cela.
La Section 5 était la disposition la plus importante et la plus imaginative de cette loi. Elle exigeait de certains Etats et de certaines juridictions, principalement du Sud, qu’ils demandent l’autorisation du gouvernement fédéral avant de procéder à une quelconque modification, aussi minime fût-elle, du code électoral.
Tant qu’une règle n’était pas «pré-approuvée», elle ne pouvait entrer en vigueur. Cette disposition inhabituelle résolvait le problème crucial de l’application des droits électoraux à l’époque du mouvement pour les droits civiques –au rythme des stratégies de plus en plus imaginatives utilisées par les états et gouvernements locaux récalcitrants pour priver les gens de leurs droits de vote. La section 5 supprimait le fardeau de la résistance au changement, permettant au ministère de la Justice d’avoir un temps d’avance sur les magistrats locaux.
Cela a marché. Cela a marché miraculeusement bien, en fait. En un laps de temps remarquablement court, les taux d’inscription des noirs américains sur les listes électorales ont monté en flèche. La section 5 était particulièrement importante pour le Sud profond, qui comptait de grandes concentrations d’électeurs noirs. Dans les années 1990, ces Etats purent envoyer un nombre sans précédent de représentants noirs au Congrès.
Mais la section 5 n’était pas importante uniquement pour les élections à haut niveau. Pendant des décennies, elle a assuré une solide protection aux électeurs des minorités dans les élections locales et au niveau des Etats autant que dans les élections fédérales. Fort de ces succès, le Congrès n’a cessé de renouveler la «formule de couverture» de la section 4 –la disposition déterminant quelles juridictions devaient faire pré-approuver leurs changements et celles pour qui cela n’était pas nécessaire.
Le dernier renouvellement, en 2006, a fini par être celui de trop pour les cinq juges conservateurs de la Cour suprême.
Le jugement actuel reproche au Congrès de s’appuyer sur des faits vieux de 40 ans. Pour le dire plus simplement, la Cour critique le Congrès pour n’avoir pas su comprendre que le Sud d’aujourd’hui n’est plus celui d’autrefois. Le président John Roberts, écrivant au nom de la majorité des cinq juges conservateurs, a insisté sur le fait que les principes du fédéralisme interdisent au Congrès de demander à certains Etats, et pas à d’autres, de requérir une pré-approbation pour effectuer des changements potentiellement discriminatoires aux codes électoraux.
Roberts a laissé la possibilité au Congrès de ne pas l’entendre de cette oreille et de reprendre tout à zéro, et ainsi de ressusciter la section 5. Quasiment personne ne pense que cela va arriver. La section 5 est morte. Le Congrès votera autre chose à la place ou pas, mais cela ne ressemblera en rien à ce qui existait encore mardi matin à 9h59, avant que la Cour n’eût rendu son jugement. Et une partie de moi veut seulement pleurer ce fait.
Cela peut sembler saugrenu, étant donné que les experts savent depuis longtemps que la section 5 vivait ses derniers instants. Son agonie a été si interminable en réalité qu’on dirait bien que tout ce qui pouvait être dit sur la mort de la section 5 l’a déjà été. Tous les professeurs spécialisés en droit électoral ont déjà eu des discussions cyniques sur sa pertinence. Nous avons tous un jour ou l’autre avancé une opinion savante sur la probabilité d’une future loi et sur la forme qu’elle devrait prendre.
Mais quand même. Même si nous savions tous que cela allait arriver, ça fait un choc. Parce que la section 5 avait quelque chose de particulier. Et ça, personne –pas même la majorité actuelle– ne l’a jamais nié. Cela fait bizarre de traiter cette décision de la Cour suprême comme n’importe quelle autre.
Si c’était une affaire ordinaire, je vous dirais que la section 5 était importante pour ceci et pas pour cela, que la Cour a forcément raison de dire que la formule des années 1960 ne pouvait pas durer toujours, que le Congrès aurait dû en faire davantage pour arranger ce que tout le monde savait s’annoncer comme une pomme de discorde avec la Cour suprême. Je vous donnerais des exemples concrets de cas où l’absence de la section 5 permettra d’aller de l’avant (le procureur général du Texas m’aurait coiffée au poteau avec son annonce, deux heures après le rendu du jugement, que sa loi sur les papiers d’identité nécessaires pour voter, bloquée l’année dernière par la section 5, entrerait en vigueur immédiatement). Si c’était une affaire ordinaire, je ne serais pas contrariée par le fait que l’événement aura disparu des unes des journaux dès demain, supplanté par la prochaine série de décisions choc de la Cour suprême.
Mais pour l’instant –juste un moment– l’heure est au deuil tout simplement. Je ne veux pas conclure cet article avec un bon mot ou un paragraphe sur ce qui nous attend. Quelque part, cela me semblerait irrespectueux. Des gens se sont battus et sont morts pour cette loi. Elle a fait une différence –une énorme différence– ans la vie de beaucoup. Et c’est une raison suffisante pour pleurer sa disparition.
Heather Gerken
Traduit par Bérengère Viennot