D'augustes signataires ont rédigé, d’autres associé leur nom, à un «appel public au législateur» publié dans Marianne pour «combler le vide juridique» révélé, selon eux, par la décision rendue le 19 mars 2013 par la Cour de cassation dans l’affaire dite de la crèche Baby Loup de Chanteloup-les-Vignes, qui a annulé le licenciement prononcé pour faute grave d’une employée au motif qu’elle portait un voile islamique.
Dans «Laïcité: aux élus de nous sortir de la confusion!», ils s’alarment de ce que cet arrêt entraînerait, faute d’une nouvelle loi, un «recul dramatique» de la laïcité.
Disons-le tout de suite, c’est faux et, si la situation est grave, ce n’est pas l’arrêt de la Cour de cassation, instrumentalisé en l’espèce, qui est en cause, mais l’appel publié: c’est lui qui, par les approximations, dérives sémantiques, affirmations erronées ou partielles qu’il mobilise ou induit, renforce la confusion dans le débat public, y promeut le dogmatisme et, sous couvert de réalisme et de souci pratique, détourne les concepts fondateurs pour l’avènement d’un nouvel Ordre social.
Dès l’abord, le titre ce cet appel –«Aux élus de nous sortir de la confusion»– pose problème. Le rôle du législateur, dans un Etat de droit, n’est pas, et ne saurait être, autre que de fixer les interdits, au sein d’une société donnée. La nôtre s’inscrit sous le trinôme liberté, égalité, fraternité, tel que le réalisent la Constitution de la Ve République et son préambule, et l’édifice juridique en découlant.
Dans ce cadre, écrire «qu’il ne nous appartient pas, comme à tout citoyen respectueux de l’Etat de droit, de commenter l’arrêt de la Cour», constitue une double confusion aux conséquences inacceptables.
En premier lieu, ce n’est qu’aux pouvoirs constitués (législatif, exécutif) qu’il est interdit de s’immiscer dans les décisions de justice. Que certains élus et ministres de la majorité et de l’opposition se croient autorisés à publiquement «regretter» des décisions judiciaires ou fustiger les juges qui les ont rendues, sans que ces violations caractérisées de la séparation des pouvoirs ne reçoivent de sanction, de la part des chefs d’Etat successifs garants de l’indépendance judiciaire, en dit long sur l’indifférence régnante quant à la place fonctionnelle des institutions et à ceux qu’elle garantit.
Ensuite, le commentaire (la compréhension, l’analyse critique) d’un arrêt est non seulement nécessaire, mais créateur.
Le droit, puisque c’est lui que l’on invoque, ou plus exactement les droits, limites externes aux champs d’action privée des différentes «personnes», sont fixés par le «peuple souverain» et s’ils sont nécessaires, c’est que les garanties et équilibres qu’ils instituent forgent, pour les individus composant la collectivité, un champ vivable autrement que par la guerre civile (ou la force).
Leur analyse constitue l’activité même des nombreux juristes qui tentent, depuis des siècles, d’aider à déterminer, à partir des cas particuliers, forcément conflictuels, qui leur sont soumis, les équilibres possibles entre droits existants, parfois concurrents, en fonction des outils que sont l’établissement de hiérarchies, d’interprétations, d’exceptions. En bref, de discussions sur leur sens, dont la philosophie politique construit le socle.
Affirmer, comme le font les rédacteurs de l’appel, qu’un citoyen n’est pas en droit de commenter une décision de justice, revient à interdire toute tentative critique de compréhension, de contextualisation, de détermination des contenus et de leurs conséquences sémantiques, logiques, téléologiques, philosophiques et politiques qui fondent les droits que l’on invoque. Est-ce là l’idée qu’ils se font de la notion même de pensée, et de la pensée politique en particulier?
Quoi qu’il en soit, leur pétition de principe ne les a pas empêchés d’affirmer solennellement que la décision de la Cour de cassation «nie le droit» créé par le règlement intérieur d’une crèche privée, ou créerait «un vide juridique» auquel il serait urgent de remédier.
Que dit l’arrêt Baby-Loup?
1. Le principe de laïcité instauré par l’article 1 de la Constitution est entendu comme principe de neutralité, d’impartialité de l’Etat vis-à-vis de toute croyance («La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances»). Elle n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public.
Pourquoi? Parce que ce principe de laïcité/neutralité constitue une obligation s’imposant au seul Etat –et aux agents le faisant fonctionner. En ce qui le concerne, la neutralité est une obligation fondamentale, négative, d’ordre public, de nature constitutionnelle, seule à même de garantir l’égalité de tous devant la loi ET la liberté d’opinion et de croyances.
D’ailleurs, un autre arrêt du même jour valide le licenciement d’une salariée d’une caisse de sécurité sociale pour le motif de port de… bonnet islamique. Cet arrêt précise même –et c’est une première– que cette obligation de neutralité s’étend non seulement aux agents de l’Etat, mais encore aux salariés de droit privé assurant la gestion d’un service public.
2. La Cour poursuit donc, en toute logique, qu’un principe de «neutralité» ne peut être invoqué pour faire échec aux protections des libertés fondamentales des salariés que le code du travail prévoit pour les entreprises de droit privé.
Le code du travail est un code de protection des salariés considérés comme en état de subordination vis-à-vis de leur employeur. Il dispose que des restrictions à ces libertés ne peuvent être établies dans les entreprises, sauf si (c’est-à-dire peut les prévoir, si et seulement si) ces restrictions sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et sont proportionnées au but recherché.
A défaut, tout employeur de droit privé pourrait, à sa guise, interdire l’expression d’opinions ou de croyances, rendant de fait ces libertés parfaitement illusoires.
Ce que la Cour exige, c’est que, chaque fois qu’une restriction à une liberté individuelle est établie par un groupement de droit privé, de constitution et de buts libres, elle soit prévue par le règlement intérieur, et soit objectivement déterminante de (et proportionnées à) l’objectif qu’il poursuit.
3. Dans le cas de la crèche Baby Loup, le règlement intérieur de l’association avait posé, en principe, que la liberté de conscience et de religion de chacun des salariés «ne saurait faire obstacle aux principes de laïcité et de neutralité» de ses activités et en avait déduit que de porter un voile constituait une violation de ce principe du règlement, ce qui lui permettait de la licencier.
Cette restriction n’était pas particulière, mais générale. Par un retournement de la loi donc (qui pose la liberté des salariés, comme de tout citoyen en règle, sauf exception limitativement et objectivement justifiée), la crèche Baby Loup avait posé en principe que la liberté fondamentale de conscience devait, dans l’association, être subordonnée aux «principes valant règle» de laïcité et de neutralité. En d’autres termes, l’association s’est servie de l’instrument de la laïcité pour la transformer, dans ses fonctions d’employeur, en instrument de censure générale de ces libertés.
C’est uniquement cette grave dérive –le caractère général et flou du règlement intérieur de l’association Baby Loup, avec son effet de privation générale de l’exercice des libertés publiques, sans justification précise de sa nécessité, qui a été censurée par la Cour de cassation.
Autrement dit et contrairement à ce qu’affirmé par l’appel, il ne résulte pas du tout de l’arrêt de la Cour de cassation qu’en France («Dans l’Etat français», dit le texte –au lieu de «dans la nation française»: formulation malheureuse dont le sens politique aurait dû, à lui seul, freiner le consensus apparent régnant parmi les signataires) qu’une crèche privée religieuse serait autorisée tandis qu’une «crèche laïque» ne le serait pas.
Il en résulte que pour qu’une crèche privée, qui aurait pour objectif affiché la socialisation des enfants futurs citoyens dans une société ne faisant pas de distinctions religieuses, ou sécularisée (qu’ils confondent avec la laïcité), puisse exiger, des enseignants en contact avec ces enfants, l’abstention de vêtements communément considérés comme manifestant une appartenance religieuse, et constituant un aspect de leur liberté publique, il aurait fallu que l’association:
- ait défini dans ses statuts un objectif de manière à ce que les moyens coercitifs mis en œuvre pour l’atteindre puissent être évalués,
- ait inclus, dans son règlement intérieur, une clause spécifique dans le règlement intérieur interdisant une apparence ou un comportement particulier, cette clause devant pouvoir être démontrée comme nécessaire à atteindre cet objectif.
Or l’association Baby Loup n’a fait ni l’un, ni l’autre. Il n’y a pas de «vide juridique».
Intérêt général-Etat-Service public
Entendons-nous bien: personne ne vient dire ici que l’objectif proclamé de l’association, «d’œuvrer pour la petite enfance en milieu défavorisé et pour l’insertion professionnelle des femmes du quartier, sans distinction d’opinion politique ou confessionnelle», ne favorise pas l’intérêt général. L’intégration scolaire des enfants en milieu défavorisé et professionnelle de leurs mères résidant sur le sol national bénéficie indéniablement aux enfants et à leurs parents, mais également à l’ensemble de la collectivité.
De là à proclamer que l’«utilité publique» de cette association «n’est plus à démontrer» et, pire, que celle-ci n’est pas distincte de l’intérêt général ou des moyens et obligations d’Etat, puisqu'il est «inadmissible que ces professionnels soient mis dans l’impossibilité d’exercer une délégation de service public», voilà des sauts conceptuels que les bonnes intentions ne sauraient permettre de franchir, sauf à croire que l’Etat, c’est soi.
Que dire en outre de l’alternative laissée à cette salariée (pourtant l’une de ces «mères» que Baby Loup avait pour objectif d’intégrer) que, puisqu’elle refusait de se convertir à cette évidence de la neutralité, la direction a simplement licenciée, pour faute grave qui plus est et avec mise à pied? En dehors du patronage de l’association, l’intégration n’est-elle plus le problème de Baby Loup? Et celle-ci se voudrait «délégataire de service public»? Avec droit d’exclusion?
Les rédacteurs de l’appel croient-ils sérieusement qu’une association puisse, sans autre condition que son but proclamé, s’arroger une portion de la puissance publique sans se soumettre au reste des règles imposées à l’Etat? Quid, par exemple, de l’égal accès de tous (hommes et femmes) aux emplois proposés par l’association?
Beaucoup plus pertinente à cet égard aurait été de poser la question du périmètre de la notion de service public. Ou celle, préalable, des fonctions de l’Etat. Ou encore les rôles respectifs de l’Etat, de ses démembrements, des corps intermédiaires et autres associations, dans le modèle politique français d’économie mixte, de leur articulation, de la légitimité –et du contrôle– des moyens qu’il conviendrait de mettre à leur disposition, y compris pour les fonder plus sûrement.
De la neutralité à la neutralisation
Faute d’avoir fait ce travail, qui dépasse il est vrai l’occasion de l’appel, celui-ci invoque un «droit à la neutralité», nouveau droit des enfants qui nous avant antérieurement échappé, qui serait «garant de leur libre arbitre en formation».
En réalité, les signataires d’appel dans Marianne pensent sérieusement que c’est le «principe de neutralité», qui, seul, «peut faire vivre en harmonie enfants et parents de 54 nationalités différentes».
En quoi la neutralité «religieuse» vient-elle empêcher les conflits de «nationalités»? Quelle est cette équivalence tracée entre nationalité et religion? Les musulmans ne pourraient-ils être des nationaux français? Il y aurait donc une religion par nation à ceci près, qu’en France, la seule religion nationale serait l’interdiction de manifestation d’une adhésion à une croyance: qui ne voit la contradiction dans les termes?
Cette pétition de principe, discutable en elle-même, se double du postulat implicite que c’est le silence sur les différentes croyances, pourtant existantes à Chanteloup-les-Vignes comme ailleurs, qui est seule à même de forger le «libre arbitre en formation» des enfants, plutôt que leur exposé et donc leur dédramatisation. Or s’il est un honneur de la philosophie, c’est de considérer, tout à l’inverse, que c’est l’expression d’opinions et de croyances différentes, explicitées, discutées (au niveau permis par l’âge, l’éducation…), qui seule permet la formation du libre arbitre.
L’harmonie par la disparition obligatoire du dissonant? La «neutralité» du silence imposé et posé sans justification objective et en principe, par la seule affirmation de sa vérité, et sous la menace du licenciement? L’intolérance élevée au rang d’idole escamotée, à la racine de la revendication d’un «principe de laïcité» national? Il ne s’agit là de rien moins que de despotisme.
Du dogmatisme comme instrument politique
Loin de nous l’idée de nier que certains groupes, utilisant l’une ou l’autre des religions du Livre, n’aient pour visée politique une re-théocratisation de la société, et se servent de la revendication des identités subjectives que permettent les croyances pour exiger la reconnaissance de statuts juridiques personnels, prélude à l’avènement de leur garantie politique.
Mais la revendication de statuts personnels, ou statuts d’exception, c'est-à-dire de privilèges, qui sont, strictement, les «lois privées» que la France a abolies voici 250 ans, fait son retour sur la scène publique non seulement autour d’identités religieuses, mais encore de nombre d’autres catégories subjectives/identitaires (la catégorie «femmes» en est l’une des plus manifestes), dont la légitimité et les conditions de leur reconnaissance dans le champ politique n’est que trop rarement questionnée.
Mais il est loin d’être indifférent qu’en France, seul le «voile islamique, même en forme de bonnet», soit l’occasion de s’inquiéter de ce «retour du religieux».
Ne serait-ce pas parce que tous les dogmes, dont les dogmes religieux, sont porteurs d’asservissements et d’abus de pouvoir dévastateurs pour la collectivité, que le dogme qui consiste à identifier musulman apparent et prosélyte présumé (et par extension terroriste ou à tout le moins suspect) nécessitant exclusion du champ de la perception et à défaut exclusion physique, doit être combattu?
Le tableau idéologique que cet appel, par ses affirmations, ses glissements sémantiques et surtout par ses silences, dresse en creux, ne saurait faire illusion: l’harmonie sociale, à laquelle il est appelé, est celle qui se fabriquerait au prix d’une affirmation de sa vérité comme la seule légitime, avec ses corolaires inévitables de déni du réel, déni des conditions de formation des esprits libres, et de répression féroce de tout ce qui, même limité à l’apparence, peut risquer de manifester l’existence de différences d’opinions ou de croyances, toutes conçues comme un danger potentiel pour le groupe.
En d’autres termes au prix d’une dictature.
Loin de protéger les enfants (malléables, forcément) contre les questions compliquées et «les» femmes contre elles-mêmes (forcément aliénées, et l’on saura pour «elles», pour leur «libération», contre «elles» si nécessaire, en leur nom donc), l’appel, par son parfait cynisme, sous couvert d’indignation –aucune pitié pour la salariée «endoctrinée» n’est même exprimée–, faute de regarder de beaucoup plus près ses présupposés, méthodes et effets, est bien prêt d’inaugurer, sans même s’en apercevoir, une ère de totalitarisme bon teint en toute bonne conscience.
Si l’on veut lutter contre l’intolérance religieuse ou contre les idéologies aliénantes, ce n’est pas en lui opposant un «principe de laïcité» postulant la nature inassimilable de l’hétérogène, en niant sa réalité dans le corps social et en parlant pour celui que l’on réduit au silence et dont la dernière liberté demeure la revendication de sa marginalité.
Et que l’on ne vienne pas nous dire que permettre l’expression ostensible de croyances revient à être complice de leurs errements possibles ou de faire preuve d’irénisme naïf: les lois réprimant les comportements nocifs vis-à-vis des autres (harcèlement, menaces, agressions) existent, et doivent être appliquées, par l’Etat laïc, garant de la sûreté de tous, y compris ceux de nos concitoyens qui ne «pensent» pas comme «nous».
Nous devons, et c’est urgent, sans anathèmes, hystérisation et autres appels incessants à «la loi» pour nous sortir du «vide» supposé qu’il faudrait «combler», nous mettre au travail afin de définir comment, précisément, nous souhaitons refonder les outils du vivre ensemble dans ce monde ouvert et conflictuel.
L’on ose espérer que c’est tout à fait par mégarde, et sans le lire, que certains ont signé cet appel, son sens politique réel ayant dépassé leurs intentions: il y a pourtant tout lieu de penser, au vu de son succès certain, et du climat politique général, qu’il s’agit d’un espoir pieux.
Un dernier mot ici: la mention, à côté de leur nom, habituelle en ces circonstances, des fonctions publiques exercées par les signataires, est inadmissible. Destinée de toute évidence à asseoir la validité de leur opinion sur le prestige de leur statut ou sur le sérieux conféré à la fonction, elle scelle l’argument d’autorité.
Au-delà du ridicule de députés ou sénateurs s’adressant «au législateur», ou de philosophes demandant au législateur de «nous sortir de la confusion», ou encore de l’ambiguïté de signatures de présidents de parti ou d’organismes qui n’ont, semble-t-il, pas pris position collectivement sur cet arrêt ou ses conséquences, l’argument de nécessité que ces signataires pensent asseoir, individuellement et collectivement, sur cette autorité, discréditent ipso facto l’égalité dont ils prétendent se revendiquer.
Que l’on nous permette donc de signer:
Adrien Ehrsam et Cécile Korn, citoyens