Nous sommes en Turquie, en plein cœur d'Alexandrette. Autour d'une assiette de kebab, le médecin et religieux syrien Mahmoud al-Husseini explique pourquoi il ne s'est pas encore rendu au camp de réfugiés d'Atmeh, au nord de la Syrie, à quelques 90 kilomètres de là. «Je suis trop célèbre, je ne veux pas y aller et me faire photographier», se justifie-t-il.
On sent comme une esquive. Husseini est l'ancien responsable des dotations religieuses pour la ville d'Alep, et bien qu'il ait quitté la Syrie à l'été 2011, il se targue toujours d'une grande influence à l'intérieur du pays. Mais c'est une influence qui demeure inexploitée. Pour lui, les individus qui visitent le camp sont des «vedettes de la révolution», à la recherche des caméras qui les immortaliseront aux côtés d'un pauvre petit réfugié. Il évite donc toute implication, c'est plus simple.
Comme de nombreux Syriens, les opinions d'Husseini sur le désastre qui se joue de l'autre côté de la frontière sont aussi fortes que contradictoires. Il croit que l'opposition syrienne en exil suit des intérêts étrangers et qu'elle est financée par de l'«argent politique». Il est aussi persuadé que la crise pourrait se terminer par un simple «coup de fil d'Obama», s'il est suffisamment menaçant. Mais il explique aussi que ce n'est pas le moment d'endiguer le fanatisme religieux qui commence à s'installer au sein des lignes rebelles, parce qu'«il faut d'abord faire cesser les massacres».
Et quel est son plan, justement, pour mettre fin au massacre? Former un nouveau groupe d'opposition. Selon ses dires, son très sélect «Mouvement pour la Construction de la Civilisation» compte 100 des plus importantes figures politiques et sociales syriennes. Mais il ne peut me donner qu'un seul nom, parmi toute cette énigmatique centaine. Quelle est leur stratégie? Et pourquoi ne veut-il pas révéler leurs noms? Sa réponse: «Ils vont être grillés.» (Au sens figuré, bien évidemment).
Certains choix nous définissent
Cette réponse, on l'entend souvent en Syrie ces jours-ci. L'issue incertaine de cette révolte sanglante, qui dure depuis maintenant deux ans, fait que bon nombre de Syriens ont fondamentalement décidé de ne rien décider et de taire leur position vis-à-vis du conflit. Et quand on leur demande pourquoi, ils répètent tous la même chose: «Je ne veux pas griller mes cartes.» Les personnalités syriennes sont donc nombreuses à attendre, assises sur la barrière, le bon moment pour s'impliquer –mais pas avant d'avoir la garantie que leurs intérêts personnels seront protégés.
En janvier, quand nous faisions l'aller-retour entre la Turquie et la Syrie pour rencontrer des combattants rebelles, des réfugiés et des politiques, notre groupe de journalistes, d'écrivains et de militants syriens en était venu à blaguer de ce dicton du «ne grille pas tes cartes». Il leur suffisait de «.......» [complétez les pointillés] pour nous faire hurler de rire, avant de les regarder griller effectivement leurs cartes. En l'espèce, ce pouvait être n'importe quoi: se faire photographier avec un réfugié, faire connaître ses véritables convictions politiques, aller en Syrie, ne pas aller en Syrie.
Et le dicton dit vrai: dans le climat politique tendu que connaît actuellement la Syrie, certains choix vous définissent. Est-ce que vous soutenez l'intervention étrangère, ou non? Les rebelles? La barbarie de Jabhat al-Nosra et ses liens avec al-Qaida? Même la distribution de l'aide humanitaire peut susciter tout un tas de questions: pourquoi donner de l'argent aux réfugiés, quand vous devriez aider les Syriens restés en Syrie? Pourquoi aider les réfugiés du camp jordanien de Zaatari, et pas les déplacés des camps situés en Syrie?
Des questions aussi périlleuses que celles-ci sont toujours à fragmenter l'opposition syrienne. Le mois dernier, la Coalition nationale syrienne, le groupe de coordination de l'opposition reconnu par la communauté inernationale, n'a pas cessé de jongler entre des déclarations et leurs démentis, entre des boycotts décidés du jour au lendemain et des levées de boycott décidées dans l'heure. Quant au Conseil national syrien (CNS), son bloc majoritaire dominé par les Frères musulmans, il n'a pas cessé de contrarier ses plans visant à faire sortir Assad et l'opposition de l'impasse –montrant combien des intérêts personnels peuvent prendre le pas sur les intérêts nationaux.
Fin février, par exemple, le leader de la coalition, Moaz al-Khatib, annonçait à la dernière minute vouloir boycotter la réunion à Rome des «Amis de la Syrie», pour protester contre le tir d'un missile Scud sur Alep, responsable de dizaines de morts et de quartiers résidentiels réduits à néant. Quand le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a sollicité, en personne, la présence de la coalition, en promettant un soutien américain accru, Khatib a changé d'avis. Mais le CNS a préféré maintenir le boycott, ce qui fait que le leader de la coalition fut le seul à assister au sommet, donnant encore une fois le spectacle d'une opposition divisée.
Khatib et le CNS ont aussi ferraillé sur la décision unilatérale du leader de la coalition –annoncée sur sa page Facebook– d'ouvrir des négociations avec le régime. Pour certains Syriens, l'initiative était un aveu de faiblesse quand, pour d'autres, entamer des pourparlers était le seul moyen d'avancer. Mais, en coulisses, d'aucuns ont vu la colère du CNS comme une simple mascarade à destination du public. Ainsi, une figure de la rébellion syrienne justifiait son opposition au projet de Khatib en expliquant que «bon nombre de membres de la coalition ont eu peur de griller leurs cartes s'ils soutenaient ouvertement l'initiative de dialogue».
La Syrie n'est pas la Libye
Avec ce genre de réactions, on voit bien comment les nouvelles personnalités politiques syriennes en sont toujours à courir derrière leur quart d'heure de gloire. De conférence en conférence, ils se targuent de telle déclaration ou de tel boycott, comme s'il s'agissait de réussites majeures. Au lieu de coopérer les uns avec les autres, ils se tirent tous dans les pattes sur les chaînes câblées arabes ou les réseaux sociaux. Et ces chicanes ridicules déconnectent encore un peu plus l'opposition du peuple syrien qu'elle prétend représenter.
Face à cette comédie, certains Syriens commencent à perdre patience et accusent de plus en plus l'incompétence de leurs soi-disant leaders. L'ancien haut fonctionnaire des Nations unies, Samir Shishakli, a ainsi vivement critiqué la manie de Khatib de passer outre la coalition, mais aussi le travail de sape de ses rivaux. Le 4 février, c'est un réquisitoire acerbe contre l'état de l'opposition politique qu'il postait sur son célèbre blog: «Je ne peux concevoir que l'opposition soit tombée aussi bas, en manœuvrant sans prendre la révolution en compte, tout en prétendant que la révolution est l'unique source de sa légitimité», écrivait-il.
Mais il faut aussi reconnaître le dilemme auquel les forces anti-Assad sont confrontées. A court terme, le plus probable, c'est que l'opposition politique en exil reste en exil. Leur demander d'établir leur QG sur le territoire syrien, pendant que les scuds d'Assad continuent à pilonner le nord, revient à leur demander de signer une lettre de suicide collectif.
Et nous revenons, encore une fois, au cliché du Printemps arabe: la Syrie n'est pas la Libye. Sans zone protégée à l'intérieur de la Syrie, impossible de forger une opposition politique et militaire unie. Ce qui n'empêche pas plusieurs membres de la coalition de pénétrer de temps en temps le nord de la Syrie, sous protection des rebelles –début mars, Khatib a ainsi effectué une visite surprise de la ville de Minbej. La coalition s'est aussi davantage impliquée dans la distribution de l'aide humanitaire, dans l'assistance aux conseils civils et dans la surveillance d'élections locales.
Bien évidemment, les dissensions ne sont pas limitées à l'opposition syrienne. Ces dernières semaines, la mésentente des hauts responsables de Washington a elle aussi été patente. Personne ne semble pouvoir se mettre d'accord sur ce qu'il faut faire –ou ne pas faire– en Syrie. Cela fait des mois que la CIA, le département d’Etat et de le département de la Défense ont accepté que les Etats-Unis livrent des armes aux groupes rebelles modérés. Mais en plein cœur de sa campagne de réélection, Obama ne l'a pas entendu de cette oreille. Depuis, on estime à 20.000 le nombre de morts supplémentaires en Syrie –le rappel est brutal, mais la politique de l'inaction américaine a des conséquences réelles.
Quelle marque laissera la Syrie sur le legs politique d'Obama? L'inaction du président au prix Nobel de la paix pourrait passer aux pertes et profits, et devenir quelques lignes de regret sur les «années syriennes» rédigées dans ses futures mémoires, mais elles ne pourront effacer cette réalité tragique: plusieurs milliers de vies auraient pu être sauvées, mais elles ne l'ont pas été, à cause d'une élection ou des intérêts d'un proche allié.
Pendant ce temps, le régime syrien, avec ses partisans et ses alliés, n'a mis en œuvre qu'une seule et unique stratégie: Assad, ou nous réduirons le pays en cendres. La procrastination des supposés alliés internationaux de l'opposition a donné du temps à Assad –le temps d'ouvrir les frontières du pays aux loups, ceux-là mêmes qui se sont engouffrés dans le pays armés de munitions et d'idéologies étrangères au tissu bigarré de la société syrienne. Du temps pour tuer davantage de Syriens.
Le temps de griller des vies d'innocents
Carte après carte, Assad a pu satisfaire ses instincts incendiaires –et griller, littéralement cette fois-ci, des vies d'innocents, d'enfants, des maisons et des villes entières. Mais il a aussi grillé les cartes de justice, de liberté et de dignité dont s'étaient emparé des centaines de révolutionnaires de la première heure, à l'instar du leader kurde Mashaal Tammo, du jeune pacifiste Ghiyath Matar et de l'intellectuel de gauche Omar Aziz.
Malgré le pitoyable bilan de la communauté internationale depuis le début du conflit, on ne peut s'empêcher d'espérer que, peut-être, cette fois-ci, quelqu'un se décide enfin à faire ce qu'il faut. Il est temps d'arrêter l'assassinat d'un pays. Il est temps d'utiliser toutes les cartes disponibles –de négocier et de combattre, d'offrir à l'opposition politique une zone protégée à l'intérieur de la Syrie, d'aider les populations souffrant de la faim, du froid et des maladies, de s'opposer au fanatisme et à l'extrémisme et de bousculer le monde pour qu'enfin cesse sa léthargie et son ambivalence. C'est une issue dont tout le monde, d'Husseini à Obama, aurait de quoi être fier.
La Syrie n'a plus beaucoup de temps. Plus de 70.000 Syriens n'en ont déjà plus. Deux années, cruelles, se sont déroulées sous nos yeux –et nous pensons toujours à notre legs politique, à nos intérêts personnels, à notre pouvoir, à sauver la face et à nos adversaires politiques. Nous sommes, toujours, accrochés à ces cartes absurdes que nous cachons contre notre poitrine pendant que des centaines de Syriens meurent chaque jour.
Grillons tous les cartes. Il est temps de faire tapis.
Amal Hanano
Pseudonyme d'une auteure americano-syrienne. Suivez-la sur Twitter @amalhanano
Traduit par Peggy Sastre