Cette tribune est la suite de la tribune intitulée «Quelle bataille les Pussy Riot ont-elles gagnée?» des mêmes auteurs
Sergueï Oudalstov, l'un des chefs de file des manifestations ayant eu lieu en Russie à compter de fin 2011, vient d'être assigné à résidence par un tribunal moscovite. S'inscrivant dans un ensemble de mesures répressives à l'égard de l'opposition de rue au gouvernement russe, cet événement politico-judiciaire repose la question de la fragilité de ce dernier.
Contrairement aux idées reçues, les Russes ne plébiscitent pas Vladimir Poutine. Selon une enquête de décembre 2012 réalisée par le Centre analytique Levada, 45% des électeurs souhaitent qu’il soit remplacé par une autre personnalité politique à la tête du pays, contre 23% qui d’ores et déjà souhaitent qu’il soit réélu en 2018 et 27% qui sont sans opinion. Les Russes n’adhèrent pas non plus à l’idée «c’est Poutine ou le chaos.»
«Poutine ou le chaos»: les Russes ne sont pas dupes
Selon la même enquête, 47% des électeurs estiment qu’il serait possible de trouver une personnalité politique pour le remplacer, tandis que 11% pensent faisable de trouver quelqu’un pour le remplacer immédiatement. Seuls 27% pensent qu’il est au contraire durablement irremplaçable.
Ces résultats sont particulièrement frappants, car depuis des années, l’essentiel du message politique du gouvernement porte sur le thème de la stabilité politique du pays et de l’indispensabilité de Vladimir Poutine pour la maintenir. Si une très nette majorité des électeurs souhaite qu’il soit remplacé à la tête de l’Etat, pense qu’il existe quelqu’un d’apte à la fonction, et estime que cela n’entraînerait pas le chaos, alors, pourquoi n’y a-t-il toujours pas d’alternance? Sans même examiner l’argument du maintien au pouvoir au moyen de la fraude électorale, d’autres éléments sont à la fois nécessaires et suffisants pour expliquer ce paradoxe.
Premier élément, lorsqu’il s’agit de préciser qui doit remplacer Vladimir Poutine à la tête du pays, une nette majorité n’a pas de réponse ou ne voit personne d’apte à la tâche: c’est respectivement le cas d’un tiers et d’un quart des électeurs, soit près de 3 électeurs sur 5 au total. Les autres réponses correspondent soit au choix de la continuité, soit à des opposants dont la base de soutien apparaît très faible.
Du côté de la continuité, 14% et 8% préfèrent respectivement Dimitri Medvedev et Sergueï Choigou, actuels Premier ministre et Ministre de la Défense, soit près d’un quart des électeurs au total. Du côté de l’opposition, 6%, 5% et 4% préfèrent respectivement Guennadi Ziouganov, chef de file des communistes, Mikhail Prokhorov, réformiste libéral, ou Vladimir Jirinovski, chef de file de l’extrême droite nationaliste, soit 15% des électeurs au total. En d’autres termes, priés de désigner le successeur de Vladimir Poutine, 58% ne voient pas quoi répondre, 22% choisissent ses lieutenants, et le total des noms d’opposants participant au jeu politique institutionnel, à ne pas confondre avec l’opposition de rue, atteint 15%. Dans ce contexte, il est logique que Vladimir Poutine soit solidement installé à la présidence du pays.
Les Russes souhaitent entrer dans l'après-Poutine sans rejet viscéral de sa présidence
Deuxième élément, le souhait d’un départ de Vladimir Poutine exprimé par une nette majorité des Russes n’équivaut pas pour autant à un rejet viscéral de sa présidence. Selon une enquête d’octobre 2012 réalisée par VTsIOM, le Centre panrusse d’étude de l’opinion publique, les électeurs reconnaissent des qualités au président de la Fédération: ils considèrent que c'est un homme d’action (85% des électeurs), fort (83%), raisonnable (82%), sage (69%) et charismatique (64%).
En outre, selon une autre enquête du Centre Levada réalisée en août 2012, 57% des électeurs ont confiance en lui, dont 10% expriment une confiance absolue. En d’autres termes, si les Russes dans leur majorité souhaitent entrer dans l’après-Poutine, ils ne sont pas insatisfaits de sa gestion pour autant.
Dessinant ainsi le constat non pas d’un plébiscite, ni d’un rejet, mais bien d’un président par défaut, l’opinion publique russe apparaît partagée entre un quart de rejet, un quart d’adhésion, et une moitié de neutralité.
Poutine est surtout fort de la faiblesse de l'opposition institutionnelle
Un autre résultat de cette enquête du Centre Levada étaie plus clairement ce diagnostic d’un président par défaut. Interrogés sur les motifs de la confiance «des gens» envers Vladimir Poutine, seuls 15% des électeurs répondent qu’il a prouvé son aptitude à résoudre les problèmes du pays. 41% pensent que les gens espèrent qu’il résoudra lesdits problèmes. 35% estiment que les gens n’ont pas d’autre candidat en qui avoir confiance.
Parallèlement, selon une autre enquête du Centre Levada réalisée en octobre 2012, 37% des électeurs pensent que le gouvernement est trop lent et trop inefficace dans la conduite des réformes et 20% appellent à des réformes plus radicales, soit près de 3 électeurs sur 5 aspirant au changement sur le fond.
Ces éléments cumulés conduisent à conclure que Vladimir Poutine n’est fort que de la faiblesse de l’opposition, en particulier sa visibilité médiatique presque inexistante. La même enquête du Centre Levada est à cet égard éclairante. Interrogés sur les élections du Conseil de coordination de l’opposition, plate-forme de rassemblement toutes obédiences confondues des opposants hors système institutionnel au régime –dont la majorité fut d’ailleurs le noyau dur des manifestations de fin 2011–, 17% des électeurs en ont vaguement entendu parler et 7% s’estiment bien informés à ce sujet, soit moins d’un quart de l’électorat.
Les Russes ne sont pas informés de la diversité de l'opposition
Par ailleurs, seuls 2% déclarent suivre attentivement les activités de ce Conseil: 3 électeurs sur 4 admettent en entendre parler pour la première fois au moment où la question leur est posée pour ce sondage. Similairement, interrogés sur l’apparition d’une cinquantaine de nouveaux partis politiques depuis l’élection présidentielle et les manifestations, près de 3 électeurs sur 5 déclarent n’en avoir jamais entendu parler, 2 électeurs sur 5 en ont entendu parler, et seulement 5% déclarant suivre attentivement cette tendance.
Quand bien même ils s’accommodent de la nouvelle présidence de Vladimir Poutine, les diverses enquêtes menées auprès des électeurs russes attestent de leur attente d’un renouvellement de la vie politique. Logiquement, il est donc incohérent que, malgré leur fort intérêt potentiel pour ce type de dynamique, ils soient une majorité écrasante à ne pas suivre les renouvellements de l’offre politique, voire à ne pas même savoir qu’ils existent. L’on peut donc déduire de ce constat qu’il y a, d’une part, un temps de parole notoirement insuffisant accordé à la diversité de l’opposition dans les médias russes; d’autre part, sous-information de la population russe par les médias quant à cette diversité.
Il est par ailleurs possible que, quand bien même cette diversité de l’offre politique serait davantage visible dans les médias, Vladimir Poutine resterait hégémonique par défaut du fait de la double fragilité de l’opposition: fragile du fait de l’absence d’un chef de file clairement mis en avant et constituant un président alternatif crédible; fragile du fait de projets politiques insuffisamment développés au-delà du slogan «Poutine, dégage!».
Thomas Guénolé et Katerina Ryzhakova Proshin