Depuis quelques semaines, des voix s’élèvent, le ton se fait plus assuré et les arguments se présentent comme imparables: la France devrait adopter le «modèle allemand» [1] ou, à tout le moins, s’en inspirer. Cela serait le seul choix pour redonner de la compétitivité aux entreprises de l’Hexagone.
Mais est-il si judicieux que cela de vouloir suivre ce qui se fait outre-Rhin? Trois raisons permettent d’en douter. Ce modèle est socialement injuste, économiquement inefficient et politiquement dangereux.
Un modèle socialement injuste…
Comme le rappellent à l’envi les thuriféraires de la «modération salariale», les réformes initiées par Gerhard Schröder dans les années 2000 ont rendu les firmes allemandes plus compétitives. Le miracle a cependant été obtenu en jouant sur les coûts du travail, c’est-à-dire en comprimant les salaires. Les gains de compétitivité enregistrés depuis les années 2000 ont donc été réalisés en faisant des économies sur les salaires des travailleurs allemands, en particulier les plus défavorisés.
Une étude de la CFDT publiée en mai 2012 montre que les «bas salaires» (rémunérations égales, au plus, aux deux tiers du salaire médian) ont supporté un effort considérable dans le «choc de productivité». Alors que 10% des employés sont rémunérés aux environs du Smic en France, ce chiffre monte à 22,7% en Allemagne. De manière plus inquiétante, 44% des contrats à durée déterminée en Allemagne sont des emplois à bas salaire, contre 19,7% en France.
En juillet 2011, L’Expansion mentionnait des chiffres inquiétants du Deutsche Institut für Wirtschaftsforschung. Entre 2000 et 2010, le salaire annuel moyen n’a cru que de 1% en Allemagne (contre 10,8% en France) tandis que les salaires nets réels (c’est-à-dire après impôts et ajustés par l’inflation) les plus faibles ont chuté de 16 à 22% sur la décennie. Enfin, le magazine mentionne l’inexistence d’un salaire minimum en Allemagne…
Le «choc de compétitivité» soulève une question de justice sociale, ce qui, d’une part, implique de soupeser ses avantages (croissance et hausse des exportations) à l’aune des coûts sociaux qu’il génère (déclassements, accès plus difficile à certains services de base comme la santé en raison du manque de ressources individuelles voire du recul des services publics, souffrances psychologiques provoquées par la précarité, perte de bien-être individuel et collectif, etc).
D’autre part, il est nécessaire de s’interroger sur la répartition des efforts de compétitivité. Car si la nécessité de sacrifices pour entretenir ou relancer la croissance au travers d’une compétitivité renforcée des entreprises est une chose, la répartition de ces sacrifices en est une autre.
Les promoteurs du «choc de compétitivité» considèrent a priori que la contribution des employeurs doit être diminuée. La proposition est de transférer une partie des charges sociales pesant sur les employeurs en direction des prélèvements directs (CSG) et/ou indirects (TVA). Outre le fait que la TVA soit «régressive», c’est-à-dire que les bas revenus sont proportionnellement plus affectés par elle que les hauts revenus, les deux types de prélèvements traduisent néanmoins une mutualisation des coûts dont les modalités et implications doivent être discutées.
En résumé, il est nécessaire de répondre à la question suivante: comment répartir l’effort de productivité d’une manière qui soit à la fois la plus juste possible et réalisable? Car on peut très bien vouloir créer un choc de compétitivité, sans pour autant copier la manière dont ce choc a été mené jusqu’à présent outre-Rhin.
…économiquement inefficient…
Au regard de ce qui précède, on peut estimer que si les modalités d’application d’un choc de compétitivité peuvent être discutées, le principe d’un tel choc se justifie en raison de son efficience. Dès lors, pour justifier une telle prise de position, il devient important d’évaluer les conditions sous lesquelles le succès du «modèle allemand» a été obtenu.
En effet, si la compression des coûts du travail a eu un impact positif sur la compétitivité des firmes allemandes, c’est parce que la «modération salariale» a été imposée sur une main-d’œuvre bien formée, en bonne santé, qui bénéficie d’excellentes infrastructures et fait partie d’une entité plus large dédiée à la coopération économique et politique: l’Union européenne.
Avec un peu de recul, la politique menée par l’Allemagne depuis le début des années 2000 peut soulever de fortes réserves. En effet, son succès repose largement sur le différentiel de compétitivité-coût dégagé par rapport à d’autres pays, notamment certains de ses «partenaires» commerciaux européens directs avec lesquels elle est supposée maintenir un équilibre entre compétition et coopération. Ce succès s’est donc construit en partie au détriment des autres pays européens.
Outre la non-coopération, il y a un problème plus profond avec une politique économique et commerciale qui consiste à tirer les coûts salariaux vers le bas: les autres concurrents adoptent tôt ou tard la même stratégie. À terme, tous les pays vont mettre en œuvre une politique similaire, compressant les salaires et annulant ainsi une partie de l’avantage initial acquis par le premier pays à se lancer dans ce type de politique.
Chaque pays qui se convertit à la «modération salariale» incite les pays qui ne la pratiquent pas encore à s’y convertir et rend de la sorte cette stratégie un peu plus caduque tout en accentuant le caractère malsain de la compétition.
Le risque est de s’engager dans une course à l’abîme du point de vue salarial avec d’importants reculs de la qualité de vie des citoyens pour un résultat catastrophique: la demande va être durablement comprimée, ce qui entraînera non pas une récession, mais une dépression. De plus, tous les concurrents vont, entretemps, s’infliger des dommages irréparables quant aux conditions de vie de leurs populations. L’Europe s’engage dans un jeu à somme nulle, c’est-à-dire une interaction dont le gain d’une partie se fait au détriment de l’autre partie.
Il est possible de rétorquer que le degré de compétitivité dépend des coûts certes, mais également de données hors coûts, ce qui serait d’autant plus vrai dans le cas de l’Allemagne. Cette dernière tirerait l’essentiel de sa compétitivité, non de ses seuls coûts de travail, mais aussi de la meilleure qualité de ses produits. Si l’objection est dans une certaine mesure exacte, elle fournit cependant une raison supplémentaire de s’inquiéter.
D’où vient cette compétitivité hors coût? Certes, elle résulte de l’investissement en recherche et développement des entreprises, mais elle découle surtout du financement par l’État d’équipements et services publics divers qui fluidifient l’activité économique (impliquant que les revenus publics ne soient pas trop altérés, ce qui contrevient à l’esprit des défenseurs du «choc de compétitivité») et, surtout, des degrés d’éducation et de santé (tant physique que psychologique) de la main d’œuvre.
En mettant de côté la question des finances publiques, il faut noter qu’une politique de compétitivité dont les efforts sont supportés par une part croissante des travailleurs, dans l’ampleur que l’on perçoit outre-Rhin, risque à terme d’affecter leur productivité à mesure que leurs revenus, conditions de travail, voire santé et formation vont se dégrader. D’innombrables études en économie et santé publique documentent clairement ce lien. [2]
Une telle politique est donc économiquement inefficiente à long terme. Elle s’appuie sur une vision non coopérative des relations commerciales (la stratégie du «moins-disant»), ce qui est problématique lorsque les compétiteurs appartiennent au même espace économique et politique.
Le problème avec le «modèle allemand» n’est pas celui d’un pays en particulier qui serait non-coopératif tandis que les autres joueraient le jeu. Tous les pays européens le sont dans une certaine mesure, la France comme le Royaume-Uni ou l’Irlande. Ce «modèle» ne fait que souligner les voies qu’emprunte la compétition malsaine, endémique au sein de l’UE, que les institutions européennes se doivent de régler.
…et politiquement dangereux
La principale source d’inquiétude réside dans l’impact politique du «choc de compétitivité», car les lendemains que se prépare l’Europe avec ce modèle, sa dose de compétition malsaine et la rigueur qui l’accompagnent sont sombres.
Face à cela, il est inquiétant d’observer que la gauche en France, et ailleurs, semble à court d’idées. Aucun modèle alternatif digne de ce nom ne semble émerger des partis de gauche actuellement au pouvoir ou en position de l’être. Le contraste est saisissant avec le consensus qui régnait en 2008 et 2009 à propos des politiques de relance.
Le problème est que la gauche, en France et en Europe, risque au final de se couper de sa base électorale en s’aliénant les travailleurs modestes et les personnes en situation précaire. En démocratie, ces citoyens ont besoin de voir leurs intérêts pris en considération et défendus dans l’arène politique. De plus se pose un réel problème pour l’alternance politique, car le sentiment, déjà largement répandu, que gauche et droite sont les deux faces d’une même pièce ne va pas manquer de se renforcer.
Plus que l’impact de telles politiques sur la gauche elle-même ou la pertinence de la division droite-gauche, ce qui doit inquiéter est le résultat probable d’une austérité accrue, d’une concurrence généralisée par les coûts, d’une baisse constante des salaires réels, tout ceci accompagné du recul probable des services publics tant en quantité qu’en qualité. L’avenir, qui se laisse déjà entrapercevoir au sud de l’Europe, est celui d’une instabilité sociale et politique chronique à l’échelle du continent.
Affirmer qu’il n’existe aucune alternative politique est bien entendu faux. D’autres voies sont possibles, couvrant la totalité du spectre politique de l’extrême gauche à l’extrême droite. Le problème est que les options hors des extrêmes ont de plus en plus de mal à se faire entendre.
Dans ce contexte, qui semble porter le flambeau de la contestation? Qui à l’heure actuelle en Europe se pose en force antisystème? Là se situe le risque majeur d’une application à grande échelle d’un «modèle» qui prône la course à l’abîme entre nations censées participer à un projet communautaire. En plus d’être socialement injuste et économiquement inefficace, ce «modèle» pourrait donc se révéler au final très dangereux sur le plan politique.
Xavier Landes
[1] Qui n'a d'allemand que le fait d'être appliqué en Allemagne. Revenir à l'article
[2] Le lecteur peut se reporter par exemple aux travaux de Michael Marmot ou Richard Wilkinson. Revenir à l'article