L'ensemble de l'Occident a suivi avec angoisse la traque du tueur fou de Toulouse. Même à plusieurs milliers de kilomètres du lieu du drame, les gens ont fait preuve d'intérêt et d'empathie. Et maintenant que Mohamed Merah est mort, les questions fusent.
De tout ce que j'ai lu et entendu, dans la rue, sur Twitter, sur Facebook, dans les journaux français, néerlandais, britaniques, américains ou belges, il y a des questions qui reviennent, même si c'est parfois de façon implicite. J'ai décidé d'en faire la liste, et cela donne six questions précises que j'aimerais qu'on pose.
1. L’échec de l’opération de police est-il imputable à Claude Guéant et Nicolas Sarkozy?
On a tous plus ou moins suivi (avait-on le choix?) le siège de l’appartement de Mohamed Merah, qui s’est soldé par plusieurs blessés parmi les policiers et la mort du tueur. On nous avait promis qu’il serait capturé vivant afin d’offrir un vrai procès à ses victimes et à leurs familles, et comme très souvent en France dans ce genre de situation, on se demande s’il n’existe pas une règle non-écrite d’exécution extra-judiciaire.
Ou bien, comme se le demande un expert israélien, si la police française et notre cher ministre ont fait leur travail correctement. Lior Lotan, des forces spéciales israéliennes, a écrit dans le Yediot Aharonot:
«L’objectif n’était pas compliqué: un appartement résidentiel, un seul fugitif, pas d’explosifs, pas d’otages, dans un endroit qui n’est pas en territoire ennemi ou un champ de bataille, mais un endroit où les forces de sécurité peuvent se déployer comme elles le souhaitent. Ou bien il y a eu un problème de préparation, ou ils ont dû entrer en action avant d’avoir fini les préparations.»
Alec Ron, autrefois à la tête d’une unité commando de la police israélienne, a ainsi estimé sur la radio publique israélienne que l’opération pouvait être caractérisée par «une grande confusion et un manque de professionalisme»:
«La technologie existe, et cela aurait pu être effectué totalement différemment. […] Je ne comprends pas qu’on ait attendu 30 heures. Je ne comprends pas qu’ils n’aient pas eu le travail de renseignement nécessaire. […] Une leçon que les Français vont devoir apprendre est que Mohamed Merah était sur les listes de surveillance françaises et américaines, qu’il était sur la liste noire pour entrer en territoire américain, et que cela n’a pas suffi à prévenir ni la première attaque, ni celles qui ont suivi. Les Français vont devoir faire d’énormes efforts et vont devoir approfondir leur travail de renseignement sur le sol français.»
Sachant que Claude Guéant semblait impliqué sur le théâtre des opérations (alors que, comme l’a souligné Eva Joly, ce n’est pas son rôle), je pose cette question: quel est le degré de responsabilité de Claude Guéant, en tant que ministre de l’Intérieur et en tant que politique s’affichant sur le terrain, dans ce fiasco ?
2. Sarkozy ne nous fait-il pas payer une décennie de superflic?
Alors qu’il était encore ministre, sous la présidence Chirac, Nicolas Sarkozy s’affichait en premier flic de France. Il promettait de nettoyer les cités au Kärcher™, de terroriser les terroristes, de mettre tous les vilains en prison.
Il a supprimé la police de proximité et a réussi à augmenter le désamour qui existait déjà entre le Français de base et la police. Il a institutionnalisé la chasse aux Noirs et aux Arabes dans les quartiers, il a réussi à faire croire aux médias étrangers que les émeutes de 2005 étaient le produit du communautarisme islamiste, alors que c’était justement un soulèvement contre sa politique du pire, son mépris pour ceux qui n’ont pas de Rolex™ à cinquante ans et la stratégie de terreur qu’il avait institué dans les banlieues (je n’écris pas cela à la légère, cela fait des années que des chercheurs travaillent sur le sujet).
Elu président, Nicolas Sarkozy n’a aucunement changé sa stratégie. D’après ce qu’on sait pour l’instant, Merah a été suivi par le système judiciaire français, avec comme recommandation des spécialistes qu’il soit sérieusement pris en charge afin de ne pas déraper totalement. Au lieu de cela, il a croupi sans aide aucune en prison où il s’est auto-radicalisé. On peut très bien imaginer que Merah n’aurait pas forcément commencé à tuer des gens s’il avait été aidé par des professionnels au lieu d’être enfermé et laissé à lui-même.
Par ailleurs, Nicolas Sarkozy n’a pas manqué de souligner, pendant ces longues années de pouvoir quasi-absolu, qu’il était en charge de tout cela. Il a réorganisé les renseignements français, nommé des amis à lui partout où il est passé. La question me semble donc légitime: quelle est la responsabilité personnelle de Nicolas Sarkozy dans la radicalisation de Merah, l’échec de son intégration à la société française et l’échec relatif des renseignement français?
3. Pourquoi Israël et pas l’Algérie?
Quand les soldats français ont été tués, j’ai mis pas mal de temps à comprendre qu’il s’agissait de personnes d’origine allochtones, comme on dit aux Pays-Bas: trois morts d’origine algérienne et un blessé grave d’origine antillaise. Soit. Après tout, un soldat français est un soldat français, peu importe son origine. Ceci dit, il est désormais évident qu’ils ont été tués justement parce qu’ils étaient Arabes ou Noirs: ils ont été tués pour leur origine ethnique, leur meurtre a été motivé par le racisme.
Et puis quand l’enseignant et les enfants ont été tués dans l’école juive, il a été tout de suite évident que ces quatres victimes ont été tuées parce qu’elles étaient juives. Tout le monde s’est alors mis à se déclarer juif, à parler d’Israël comme notre allié de toujours. Bien sûr, les Juifs de France peuvent compter sur la compassion du reste du pays: ce sont nos compatriotes, la République a le devoir de garantir leur sécurité.
Mais pourquoi n’ai-je entendu personne dire qu’on était tous des Français d’origine algérienne ou des Antillais? Pourquoi Israël a tenu une place si énorme dans la gestion de ce drame, et pas l’Algérie ou les Antilles?
Que Marine Le Pen condamne cet odieux meurtre de Français parce qu’ils sont juifs l’honore. C’est une surprise agréable de la part du Front National depuis qu’elle y a remplacé son père. Mais pourquoi Marine Le Pen semble préférer condamner les meurtres d’innocents juifs plutôt que d’innocents noirs ou arabes? Certains Français seraient-ils moins français que les autres?
4. Si Merah avait tué des homos, aurait-on obtenu le mariage et l’adoption?
Dans son délire de haine, on peut imaginer que Mohamed Merah aurait pu s’en prendre à des Roms ou à des homos. Après tout, après les Arabes, les Noirs et les Juifs, pourquoi pas les Gitans et les pédés?
La haine des autres prend racine dans la haine de soi (la fameuse Selbsthaß des Juifs allemands). Que Mohamed Merah se soit haï pour être né dans la mauvaise famille, dans la mauvaise classe sociale, avec le mauvais nom et la mauvaise gueule dans un pays dont certains responsables politiques pratiquent quotidiennement l’ostracisation de tout ce qui n’est pas homme blanc riche hétérosexuel de droite, cela n’a rien de surprenant. Pour preuve, il s’en est pris directement à des personnes issus de groupes qui étaient parmi les plus attaqués. Donc pourquoi pas des victimes homos, hein?
Vu le culte des victimes «innocentes» auquel se voue Nicolas Sarkozy et ses amis, vu aussi sa créativité législative («un fait divers, une loi»), si Merah avait assassiné des pédés, aurait-on finalement obtenu l’ouverture du mariage civil et de l’adoption aux couples du même sexe par une loi express?
5. Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus de Mohamed Merah jusqu’à maintenant?
Quand on sait que la majorité des Français appartient aux classes populaires et que leur situation est loin de s’être améliorée pendant les années Sarkozy, pourquoi n’a-t-on pas plus de ces Français qui pètent un plomb et se mettent à massacrer tout le monde?
Vu l’incroyable tsunami de haine et d’exclusion dont sont victimes les Français présumés musulmans (là encore, il va falloir qu’on finisse par avoir cette discussion sur qui décide de la religion des gens: eux-mêmes ou le pouvoir?), vu leur nombre, les innombrables humiliations dont ils sont victimes au quotidien, les discriminations auxquelles ils doivent faire face, ça ne vous interpelle pas qu’il n’y ait pas eu plus de terroristes islamistes prêts à tout faire péter?
Quand on pense à tous ces jeunes qui sont systématiquement exclus du monde du travail, harcelés par la police, menés dans des voies de garage par l’Éducation nationale, vu leur jeunesse, leur énergie, leurs frustrations, ça ne vous étonne pas qu’il y en ait finalement si peu qui pètent vraiment les plombs?
Quand on sait l’indigence des prisons françaises, le désespoir et la souffrance qu’elles infligent à ceux qui ont justement besoin d’aide pour échapper à une carrière criminelle ou aux maladies mentales, vous ne trouvez pas que, finalement, on n’a pas tant de tueurs fous en liberté?
Bref, vu l’état de la France de Nicolas Sarkozy, vous ne trouvez pas que les Français, même les plus désespérés, tiennent quand même mieux le coup que prévu?
6. Pourquoi remet-on en cause le multiculturalisme et pas le monoculturalisme?
Cette semaine, nous venons d’entendre pas mal d’attaques contre le multiculturalisme, qui serait à la source de cette série de tueries délirantes.
Alors, pour commencer, j’en avais parlé sur Minorités: la société française est, par essence, multiculturelle. S’il est bien un pays en Europe qui arrive bien à gérer les différences ethniques et religieuses au quotidien, parce que la nation est totalement distincte de l’appartenance ethnique, c’est la France. Comme le rappellent les spécialistes de la question, en particulier Emannuel Todd, c’est une longue tradition de mariage exogame, de relative tolérance religieuse et raciale, qui permet à la France d’être cette nation multiculturelle dont la grandeur dépasse largement sa taille géographique et démographique.
Ensuite, s’il est bien un ensemble de pouvoir qui n’est absolument pas multiculturel, c’est bien le système politique et médiatique français: les femmes françaises blanches et riches ont déjà du mal à accéder aux postes importants. Quant aux Français un peu différents, du fait de leur classe sociale, leur couleur de peau, leur origine ethnique, leur orientation sexuelle, leur accent ou leur religion, ils y sont quasiment absents. J’en ai longuement parlé dans Le grand mélange, et quatre ans plus tard la situation est pire encore: même les Rachida Dati et autres Fadela Amara, créatures exotiques de service, ne sont plus au gouvernement pour donner le change.
Dans mon nouveau livre qui sort début avril, Marine ne perd pas le Nord, je me demande (entre autres) si un des ressorts essentiels du succès de Madame Le Pen n’est pas justement le sentiment d’exclusion causé par cette culture dominante, qui touche de plus en plus de Français. Cette haine du système touche désormais les «petits blancs» après avoir touché les petits Noirs et les petits Arabes.
On ne peux pas dire que le multiculturalisme est au pouvoir. Non. Au contraire, c’est le monoculturalisme qui règne. C’est la culture bling-bling ringarde, raciste, ethnocentrique, vulgaire, autosatisfaite et intolérante de la clique au pouvoir qui règne en maître. Ses victimes sont innombrables, quotidiennes et marquées pour longtemps, et je soupçonne que ce monoculturalisme est la cause de l'ambiance délétère qui règne dans ce pays dès qu’il est question d’altérité et des différences.
J’aimerais qu’on commence enfin à se poser la question sérieusement, collectivement: la domination totale du monoculturalisme des élites au pouvoir n’est-elle pas responsable de trop de malheurs dans ce pays, et n’a-t-elle pas eu pour conséquence la mort d’innocents?
Laurent Chambon
Cet article a été originellement publié dans la revue en ligne Minorités.