France

Message d'une prof «perdue à l'école»

Temps de lecture : 6 min

La réforme de la notation des professeurs sera-t-elle la goutte de nitroglycérine qui fait tout exploser?

Collège près de Nice en 2008. REUTERS/Eric Gaillard
Collège près de Nice en 2008. REUTERS/Eric Gaillard

Dire qu’il y a quelque chose qui déconne dans l’Education nationale est devenu un lieu commun. Comme les journées de grève des profs, maintenant annoncées en août avant même la rentrée de septembre. Comme tous les reportages télé sur les jeunes enseignants perdus. Depuis des années, c’est la même histoire qui se répète. Un ministre propose une réforme, les profs font grève, les conditions d’enseignement se dégradent.

La semaine dernière, le gouvernement a annoncé qu’il envisageait une réforme du système de notation des professeurs. Jusqu’à présent, ils avaient une notation en deux temps: une note dite administrative donnée par leur chef d’établissement, et une évaluation pédagogique faite par les fameux inspecteurs spécialisés dans la matière de l’enseignant qu’ils notent (tous les élèves se souviennent d’avoir eu un prof expliquant que le prochain cours, il y aurait un inspecteur, un prof de prof en quelque sorte). La réforme confierait la notation des enseignants au seul chef d’établissement, ce qui constitue évidemment un moyen de faire des économies.

Cette petite réforme, c’est pour beaucoup d’enseignants la goutte de nitroglycérine qui fait tout exploser parce que derrière cette idée, qui peut sembler anecdotique, c’est une certaine conception de l’Education nationale qui finit d’être dynamitée. On peut faire de longs papiers d’analyse sur ce qui se passe dans nos écoles mais parfois, c’est plus simple de donner la parole aux premiers concernés.

Amélie a 30 ans, elle est prof d’histoire-géo en Seine-Saint-Denis. On s’est connues pendant nos études supérieures à la fac. Quand elle m’a envoyé un mail cette semaine pour me faire partager son découragement, j’ai compris qu’on était loin des jérémiades de fonctionnaires grassement payés.

«Depuis ces trois dernières années, c'est de plus en plus dur. Les réformes actuelles laissent les professeurs démunis et seule la sensation de lourd échec demeure en fin de semaine. Depuis le début de l'année, le malaise est croissant, les arrêts maladies se multiplient, mais la société continue à prendre les profs pour des geignards glandeurs privilégiés. »

Plutôt que de paraphraser un malaise qui est le sien et que je décrirais forcément moins bien qu’elle, il vaut mieux la laisser raconter son quotidien. Si elle commence par évoquer la réforme de la notation des profs, on se rend compte que très vite, ce qui ressurgit, c’est le besoin de partager la difficulté de son travail.

Titiou Lecoq

***

«Je suis en colère mais je suis aussi blessée.

Encore une réforme qui pour beaucoup peut être anecdotique, voire légitime, celle de l’évaluation des profs par le chef d’établissement lors d’entretiens individuels. L’ancien système, quoique perfectible, limite le népotisme au sein d’un établissement scolaire et permet d’affirmer encore une certaine liberté devant son chef pour organiser des actions collectives face à des lois injustes.

Il est toujours plus aisé de faire grève lors de suppression des postes ou de disparition d’heures d’enseignement lorsque notre chef ne nous note pas ou de faire part à ce même chef de dysfonctionnements au sein de l’établissement quand, là encore, il ne nous note pas. Ce projet de réforme traduit une volonté plus sournoise, celle de réduire la liberté d’expression et d’action de chacun.

Pourquoi faire part de mon malaise maintenant?

C’est surtout parce que j’ai l’impression que l'alignement de l’évaluation sur le privé symbolise et atteste la fin définitive de l’Ecole pour laquelle je me bats au quotidien: une Ecole publique destinée à offrir un enseignement de qualité et une large culture quel que soit le milieu social de l'élève, une Ecole destinée à gommer les inégalités si criantes, une Ecole destinée à faire de chaque élève un citoyen conscient du monde dans lequel il vit, une Ecole destinée à aider l'élève pour choisir son avenir, à être maître de ce dernier.

Or une Ecole où le chef d’établissement nous évalue, c’est la proclamation d’une Ecole bling-bling. Evidemment, pas une Ecole bling-bling au sens où l’argent coulerait à flou. Le bling-bling éducatif, c’est celui qui mise davantage sur le paraître, les «actions pédagogiques» aux finalités souvent floues.

Un système qui met les profs en concurrence pour créer le plus de «projets». Et c’est déjà malheureusement un peu le cas. A titre d’exemple, notre chef d’établissement se félicite – pour sa carrière – que l’année dernière le collège ait proposé 127 projets. Parmi ces 127 projets, il y en a quelques-uns qui aident réellement les élèves mais il y a aussi beaucoup de paillettes. Il est désormais mieux vu de sortir les élèves que de faire cours.

Or, au risque de paraître réactionnaire, le plus important pour moi demeure la transmission du savoir et des connaissances pour tous mes élèves. Et il y a de quoi se décourager quand ils sont 25 élèves par classe avec une majorité qui accumule de lourdes difficultés scolaires.

L’autre jour, mon frère passait chez moi. Il regarde par curiosité mes copies de cinquième et me demande alors si c’est un choix stylistique de la part de mes élèves que d’écrire des phrases obscures sans ponctuation dont les mots manquent et/ou ne sont pas placés dans le bon ordre. Non, ce n’est pas normal mais c’est mon quotidien - à 5,6 de moyenne dans deux de mes trois cinquièmes. Et mes autres classes ne font pas beaucoup mieux.

Que faire alors quand les moyens financiers nous manquent? Rien de réellement efficace. A la fin de ma semaine, il ne reste qu’un sentiment d’échec.

Vendredi, j’ai reçu la mère de Rachid, de 5e, qui a de lourdes difficultés scolaires. La mère n’est pas allé à l’école et comprend mal le français, le père passe sa vie au travail, elle ne sait pas comment faire travailler son fils. Et moi, je n’ai même pas pu lui proposer des heures d’aide aux devoirs car, à cause des suppressions de moyens, il n’est possible d’aider que les sixièmes depuis l’année dernière. Je me sens perdue.

Tous les mardis, je parle avec Mohammed, en 5e, dont je suis la tutrice. Il a 12 ans, deale, sèche, ne prend pas les cours, rend copie blanche aux contrôles, est violent au collège et chez lui, découche ou se couche vers 4 heures du matin, traîne dans la cité avec les grands de 18 ans. Son père est mort quand il avait deux ans. (Il y a beaucoup d’élèves orphelins d’un parent au collège, la mortalité est plus importante dans le 93.)

Sa mère ne parle pas français et se déplace très rarement au collège. L’assistante sociale est au collège deux jours par semaine et il n’y a bien sûr pas de psychologue. Je me sens perdue.

Benjamin, en 5e, est un élève d’ULIS, dispositif qui prend en charge les élèves ayant de lourds handicaps cognitifs. Il a un niveau CE1 et a été intégré dans ma classe sans que je sois prévenue, sans que je sache qui il était. Je n’ai reçu aucune formation pour faire cours à des élèves handicapés, pourtant je n’ai pas le choix. Pendant, mes cours, Alexis est totalement égaré, il s’occupe en mangeant sa gomme. Je me sens un peu perdue.

Greg, en classe de 3e, a un mal-être profond et pense parfois au suicide. Il ne prend pas ses cours, rend copie blanche et a parfois des accès de violence extrême avec les autres et/ou lui-même, il n’a pas de père présent. J’ai convoqué la mère à maintes reprises, elle n’est jamais venue, ne m’a jamais répondu mais signe les nombreux mots doux que je lui écris. Il n’y a toujours pas de psychologue au collège. Il passe en conseil de prévention la semaine prochaine. Je me sens un peu perdue.

Abbes et Abdel, en 5e, ont de lourdes difficultés scolaires, ils ont du mal à prendre leur cours, à comprendre un texte écrit, à se concentrer en classe et rendent des contrôles quasi-vides, je n’ai jamais entendu parler du père. J’ai convoqué la mère qui m’a répondu qu’il n’était pas nécessaire qu’on se voit, qu’elle allait mettre ses fils au travail dès lundi. Ça fait trois semaines et ils ont eu 1/30 et 2/30 au dernier contrôle. Et pas un mot de la mère pour finalement me rencontrer ou se parler au téléphone. Je me sens un peu perdue.

Je pourrais poursuivre comme ça durant des pages, et toutes ces pages sont mon quotidien.

Je continue d’enseigner parce que j’y crois encore. Mais, en ce moment, je faiblis, je me sens seule dans cette société qui me prend pour une râleuse privilégiée. Même dans un entourage pas si lointain, je crains qu’on m’écoute mais qu’au fond, on se dise que les réformes de l’enseignement sont bien nécessaires…

Alors écoutez-moi, entendez-moi et battez-vous avec moi.»

Amélie

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