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Egypte: la révolution inachevée

Temps de lecture : 7 min

Le pays va maintenant devoir redéfinir la façon dont il veut être gouverné.

Place Tahrir, le 11 février 2011. REUTERS/Yannis Behrakis
Place Tahrir, le 11 février 2011. REUTERS/Yannis Behrakis

La place Tahrir a été un écosystème en soi. L’armée et ses canons, les militants hostiles au régime issus de toutes les classes sociales, rassemblés dans une organisation spontanée dès le début de la révolution égyptienne; s’y ajoutèrent même par moments des partisans du régime accourant à dos de cheval, d’âne ou de chameau…

Ce tableau d’ensemble incroyable est un condensé de la révolution égyptienne, qui a été jusqu’ici, pour l’essentiel, exemplaire par son organisation, le consensus populaire qui l’a portée et la rationalité dont les militants ont fait preuve dans l’action.

La révolution égyptienne était en gestation depuis trois ans. Un noyau dur de jeunes militants –tels ceux du mouvement de la jeunesse du 6 avril– s’était préparé en vue de ce moment historique, de cet embrasement général déclenché par l’étincelle venue de Tunisie. On entend parfois qu’il s’agit d’une révolution sans chef.

Pourtant, dans les ruelles du Caire des leaders sont apparus, qui avaient voyagé à l’étranger et s’étaient instruits auprès de dirigeants d’autres révolutions. Ils ont installé leurs locaux dans le centre-ville du Caire et créé des bureaux de campagnes improvisés ainsi que des centres médicaux dans les rues.

De là, ils ont formé les manifestants, leur ont distribué des tracts expliquant comment agir et déclarant que la lutte non-violente est une forme de guerre. Il s’en est suivi un mouvement populaire bien orchestré qui, dans sa lutte contre le dictateur, a su entretenir l’élan des manifestants anti-régime ainsi que l’intérêt des médias internationaux en investissant stratégiquement des lieux symboliques et en accomplissant des gestes mûrement réfléchis.

Ce mouvement a également connu le succès parce qu’une partie de l’élite a signifié au Président qu’il devait démissionner. Le 11 février, lorsque le peuple d’Égypte a appelé à une «Journée d’adieu», le Président a rapidement abandonné le pouvoir. C’est ainsi que l’Égypte n’a pas suivi la voie empruntée désormais par la Libye, la Syrie et le Yémen.

Le débordement des émotions

Pour autant, les révolutions, aussi bien organisées soient-elles, ont toujours été inséparables des émotions, où se mêlent pulsions et raisonnements passionnés. La révolution égyptienne a été jusqu’ici largement contrôlée par la raison et l’organisation. Mais pour combien de temps?

Considérons l’Égypte d’aujourd’hui. Elle est traversée d’affrontements idéologiques. Ici, la vengeance fermente contre les riches et les privilégiés. Ailleurs, la colère gronde contre le maintien au pouvoir ou la clémence dont bénéficient bon nombre des suppôts de l’ancien régime.

L’Égypte des classes moyennes, en plein essor, a vu dans la chute du despote la solution à tous les maux économiques et sociaux du pays. Aujourd’hui, ce rêve romantique s’est brisé. On rencontre, devant chaque porte de bureau, des travailleurs qui protestent et qui doutent.

Leur déception n’est peut-être pas tout à fait infondée car, malgré la chute du despote, l’Égypte est encore sous régime militaire et la perspective de la démocratie est tout sauf assurée.

Les frustrations accumulées des deux côtés –peuple et pouvoir militaire– ont peut-être bien éclaté aux premières heures du 9 avril, lorsque 300 agents de la police militaire, entassés comme des sardines dans quatre camions des Forces Centrales de sécurité, ont entrepris de ramener quinze officiers dissidents qui avaient choisi de rejoindre les manifestants à Tahrir. Au cours de la tentative, la police militaire a tiré toute la nuit sur des manifestants pacifiques, transformant la place Tahrir en boucherie. Deux des officiers contestataires ont été abattus.

Le pays a jusqu’à présent vécu selon des règles différentes. Qu’il le veuille ou non, il lui sera nécessaire de passer par une redéfinition de la façon dont il souhaite être gouverné. Le despote a été détrôné; désormais le peuple va devoir détruire ce trône dans son esprit. C’est seulement alors que la révolution sera complète et réussie.

Rationalité, émotions, et succès d’une révolution

La résistance et la ténacité des Egyptiens seront bientôt à nouveau mises à l’épreuve. L’ancien président égyptien Hosni Moubarak sera sous peu présenté à la justice. Déjà, des cortèges pro-Moubarak se multiplient sur la corniche du Caire, manifestations de rancune probablement organisées les bénéficiaires de l’ancien régime.

De plus, on se demande si l’armée possède l’impartialité nécessaire pour conduire à la démocratie et déférer aux tribunaux celui qui fut son chef durant les trente dernières années. Si elle ne le fait pas, les millions de personnes qui ont défilé à Tahrir, les familles des 800 martyrs, et beaucoup d’autres, vont sûrement s’insurger dans une explosion de rage.

On peut dire que l’Egypte est effectivement sur le point d’établir une forme de système démocratique représentatif libre et juste. Elle devra apprendra par la suite à se défaire du système qui découle d’un régime militaire. Elle devra aussi apprendre à gérer les aléas et le désordre de la démocratie.

La société égyptienne est divisée en différents groupes économiques, religieux et ethniques. De plus, au cours des dix dernières années s’est produite une claire montée du conservatisme dans une large partie de la population urbaine, mais surtout parmi les habitants des provinces qui n’ont souvent pas été actives dans la révolution.

En fin de compte, le choix de gouvernement du pays reflétera l’état d’esprit de ces derniers, tout simplement parce qu’ils constituent la majorité de la population.

Dans cet embryon de démocratie, que peut-on savoir sur ce qu’ils pensent? Les résultats du référendum de mars dernier, où le vote de ces mêmes personnes a conduit la nation à accepter la Constitution en vigueur seulement corrigée par les réformes en cours, démontrent à quel point on les connaît peu. Ce fut la première leçon de l’Egypte sur la nature imprévisible et fluctuante de la démocratie.

Dans l’attente des élections de septembre prochain, le bloc uni du mouvement populaire se divise en différentes factions engendrant l’émergence de partis politiques et d’idéologies concurrentes en son sein. De plus, les Egyptiens, d’un bout à l’autre du pays, scrutent les candidats à la présidentielle.

Une partie de la jeunesse est confrontée à un dilemme moral lorsque ces partis politiques novices tentent de la recruter pour la campagne électorale. Réaction compréhensible, puisque l’on a toujours appris aux enfants d’Egypte à fuir les idéologies politiques. Cette situation apparaît, de fait, stupéfiante pour un peuple qui, quelques mois plus tôt, s’abstenait d’évoquer le régime, même dans le foyer familial.

Mais, tandis que dans les villes, un petit nombre d’Egyptiens débat intensément du programme et de la viabilité des prochains dirigeants potentiels, la brièveté de la campagne électorale fera que le vote du reste du pays va être massivement déterminé par des réflexes d’affection, de sympathie ou de foi aveugle dans un tel ou tel candidat ou parti.

Les candidats n’ont jamais eu la possibilité de démontrer leur capacité à gouverner, et les gens n’ont pas connu de précédents pour établir une comparaison. On entrevoit dès lors qu’il n’y a en la circonstance qu’une place limitée pour la rationalité et que la majorité des Egyptiens s’exprimera avec ses «tripes».

Au fond, la notion de liberté elle-même est irrationnelle. A mesure que les sociétés «évoluent», des limites sont posées à ce fait central, la liberté. L’ironie du sort veut que l’éternel désir de l’homme soit d’être libre. Souvent, lorsque la liberté est acquise, l’on ne sait pas quoi en faire.

La liberté pour les Egyptiens signifie peut-être une rupture avec le passé. Que feront les Egyptiens de cette liberté? Vont-ils succomber à l’obsession de se venger des élites de naguère? L’histoire impétueuse de la révolution en cours renforcera-t-elle les bases identitaires du jeu politique? La violence des soulèvements de la Libye voisine n’est pas un facteur favorable. La question essentielle est de savoir si les émotions vont l’emporter au final.

Incertitudes et métamorphoses de la liberté

Aujourd’hui, les identités fondées sur la religion, les classes et les idéologies émergent de ce qui paraissait auparavant être une population silencieuse et homogène sous le joug d’un dictateur. Ceci alimente de fréquents affrontements idéologiques et sectaires, y compris dans la capitale, inconnus sous le régime de Moubarak.

Sur un plan plus large toutefois, le phénomène en cours est merveilleux car, pour la première fois dans leur vie, les jeunes Egyptiens, femmes et hommes, sondent leur for intérieur pour exprimer leur identité, reconnaitre ouvertement leurs choix politiques, leur vision de l’Egypte et de sa place dans le monde. Sur la route de la démocratie libre, repenser leur identité et le sens de l’équité, de la justice et de la liberté est naturel.

Après tout, le désordre est inhérent aux révolutions. C’est probablement parce que leur succès dépend des sentiments, des intuitions, des partis pris, des aspirations, des prédispositions, des caractéristiques et des liens sociétaux.

La tournure que prend toute révolution et son résultat final sont imprévisibles, car ces considérations sont précisément ce dont on apprend, toute notre vie, à parler le moins!

Aujourd’hui, je marche sur la place Tahrir. Elle est vide, marquée du sang des manifestants pacifiques, anormalement calme, dans l’inquiétante imprévisibilité des jours à venir. Attendant, dirait-on, que les Egyptiens brisent le moule, finissent cette révolution inachevée, et soient vraiment libres.

Miniya Chatterji

Docteur en science politique, est membre de la Dubai School of Government et associée-gérant d’un cabinet de conseil international. Elle vit au Caire.

Traduit par Marine Mathé et Christophe de Voogd

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