Pendant de longues années, on a observé Jeremstar, d’un œil amusé ou excédé, batifoler tranquillement dans sa baignoire. Il était difficile de nier l’évidence: le jeune homme, en plus d’être acteur de sa propre télé-réalité snapchatienne, était devenu un média à part entière, un industriel du potin.
Depuis l’obscure «affaire Babybel», on pourrait croire que l’absence du jeune homme a laissé un peu de répit aux candidates et candidats des «Princes et princesses de l'amour» ou des «Anges».
Il n’en est rien. Sur Instagram, des dizaines d’anonymes, essentiellement des jeunes filles, continuent d’alimenter la machine à rumeurs. Chaque jour, sur leur pause déjeuner ou en rentrant des cours, elles proposent une veille acharnée sur le monde très dérangeant des candidats et candidates de télé-réalité.
Des médias alimentés à l’heure du goûter
Telerealite_news._, info.tv_realite, telerealite_actus ou the_reality_show_tv… Pour naviguer entre ces dizaines de comptes, il faut parfois manier avec habileté le point ou le sous-tiret.
Leurs créateurs ou créatrices, anonymes, sont par ailleurs difficiles à joindre. Les trois comptes ayant accepté de répondre à nos questions n’ont souhaité s’exprimer qu'uniquement par messages privés Instagram ou Snapchat.
Lucie*, presque 15 ans, a lancé son compte tvrealityshow_ sur un coup de tête, «peu avant le début des “Princes de l’Amour 3”». Refusant d’être considérée comme une fan de télé-réalité, elle préfère voir ces émissions comme un «passe-temps», qui lui a tout de même permis de rassembler… 202.000 abonnées et abonnés.
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Sophie*, elle, a 14 ans. Quand elle ne révisait pas son brevet, elle s’occupait de son compte telerealitew9off, lancé en 2015 pour relayer l’actualité télé-réalité de la chaîne W9, notamment sur la «famille» des «Marseillais».
«Je me suis lancée parce qu'à la base, j'aimais bien regarder, nous a-t-elle raconté. Avec ma meilleure amie, on était un peu en compétition on avait chacun un compte des “Marseillais” et on voulait voir laquelle était “la meilleure”. Par la suite, elle a arrêté, mais moi, le nombre d’abonnés montait au fur et à mesure, donc j'ai continué.»
Fin février, quand elle a décidé d’abandonner son compte et de se consacrer à un autre, dédié aux vedettes Jessica et Montaine, Sophie comptait déjà plus de 35.000 fidèles.
Clémence*, également collégienne, a lancé telerealite_news._ avec pour simple envie de partager sa passion pour les personnages de télé-réalité. En un an, près de 10.000 personnes s'y sont abonnées.
Sur leurs comptes comme sur les autres, on retrouve toujours le même type de contenus: des vidéos du dernier clash diffusé à l’antenne, des bandes-annonces, des pronostics sur les castings, des photos-montages, des tweets et des reprises de photos Instagram ou de stories Snapchat de candidates et candidats.
Mais ce sont les rumeurs sur les nouveaux couples ou les ruptures qui représentent l’essentiel des publications.
Virgil et Inès quittent «Les Princes de l’Amour 5» ensemble? Tvrealityshow explique dans la foulée que le jeune couple n’aura duré que deux mois.
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Jessica et Thibault font la pub d’un produit de beauté à cinquante euros? Clash.tvshow explique, captures écran à l’appui, que ce produit coûte en réalité cinq euros et que seul le packaging a changé.
Alain a supprimé toutes ses photos où il apparaît avec sa petite amie Laura? Telerealite_news._ réagit immédiatement, tout en précisant: «Ce n’est que des rumeurs pour l’instant, c’est peut-être faux ou peut être vrai, ne soyez pas déçu ou content/e maintenant!».
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L’art de la cap écran
Quand on lui demande comment elle cherche les informations qu’elle relaie, Sophie nous détaille une veille très précise: «Je regarde leurs snaps surtout, Instagram, les interviews sur YouTube. Je veux vraiment connaître leur quotidien et poster les exclusivités quand il y en a. Je n’ai pas de gens qui m'informent, c'est plutôt moi qui quelques fois m'informe sur le compte d’autres personnes. C'est moi qui recherche, mais en aucun cas on ne m’a donné des infos». «J’ai certains de mes followers qui m’envoient des petites informations, avec les photos qui vont avec», explique de son côté Lucie, de tvrealityshow_.
Avec ces comptes spécialisés, le moindre signe de vie d’une star émis sur un réseau social est susceptible d’être immédiatement dupliqué. C’est l’art de la capture écran, photo ou vidéo, facilitée par les fonctionnalités de l’iPhone et qui fait pour beaucoup office de preuve indéniable.
Quand une supposée vidéo de Ricardo nue a été diffusée, elle a rapidement papillonné sur ces comptes, entraînant des comparaisons de tatouages pour valider l’information.
Les tournages des émissions et leur diffusion étant souvent espacées de plusieurs mois, ces enquêteurs et enquêtrices 2.0 sont également à l’affût du moindre indice ou spoiler dévoilé en ligne qui leur permettrait de devancer la télévision et les canaux de diffusion officiels.
Si Nikola Lozina a ouvert un message privé d’une abonnée sur son compte Instagram, alors qu’il est censé se trouver sur un tournage où internet est interdit, cela veut forcément dire qu’il vient de se faire éliminer.
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Mais plus que la veille assidue à laquelle s’adonnent ces ados, c’est leur maîtrise parfaite des réseaux sociaux et de leurs codes qui impressionne. En commentaire, elles et ils n’oublient jamais de créer le débat ou de solliciter l’avis de leurs abonnées et abonnées –dans le jargon, on dit «call to action»– sur un couple ou une annonce.
«Souvent je fais des petits sondages, histoire qu’ils puissent donner leur avis ou autre, nous explique Lucie. Je pense qu’ils préfèrent tout ce qui est infos sur les candidats de télé-réalité.»
Nombre de ces instagrammeurs et instagrammeuses créent même des ponts entre les réseaux, encourageant les personnes abonnées à leur compte à aller consulter leur story sous un post –et vice-versa.
Comme lorsqu’il s’agit de faire des captures d’écrans, elles et ils ont calqué leurs méthodes de community management sur celles de leurs idoles et ont compris comment jouer avec la visibilité offerte par l’algorithme d’Instagram.
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Et ça marche. Leur nombre d’abonnées et abonnés se compte en dizaines –voire en centaines– de milliers. Le compte secret.story.11 a été suivi par 165.000 personnes, clash_telerealite par 206.000 et bordel.tv par 247.000.
Selon les statistiques communiquées par les trois comptes contactés, la grande majorité sont de jeunes adolescentes. Lucie, qui gère tvrealityshow_, précise par exemple qu’elle compte une large majorité de followers âgés de moins de 24 ans, mais également 75% de femmes.
Des audiences qui attirent les convoitises
Il n’est pas rare que ces ados, comme n’importe quelle personne influente sur les réseaux sociaux, soient sollicitées par des marques pour effectuer des placements de produit.
Sophie a été claire avec nous sur le sujet: «Je n'ai aucun partenariat, c'est un choix de ma part, car je ne veux pas me compliquer la vie à gérer ça avec les cours, etc». Mais le compte clash.tvshow, qui domine le gossip game avec plus de 340.000 personnes abonnées, semble avoir industrialisé sa production de contenus et embrassé les partenariats.
Outre les classiques extraits vidéos et captures d’écran, on y retrouve des mèmes, des blagues volées à droite et à gauche… et des pubs régulières pour des comptes n’ayant pas grand-chose à voir avec le contenu de la chaîne. Sont ainsi recommandés des comptes proposant des extensions de cils ou des sneakers.
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Sur d’autres stories, clash.tvshow parle sans détour de comptes secondaires qu’il propose de vendre et des possibilités de paiements Western Union ou de virements Paypal en échange de posts sponsorisés. Malgré plusieurs échanges via son compte Snapchat, le gestionnaire de clash.tvshow n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Il est néanmoins intéressant de noter que les gestionnaires de ce type de comptes vont parfois jusqu’à trouver des arrangements avec d’autres influenceurs et influenceuses ou anonymes pour qu’elles demandent à leurs fidèles, dans leur story respective, de les suivre. Comme lorsque des YouTubeurs et YouTubeuses font des collaborations au sein d’une même vidéo, il s’agit d’un échange de bons procédés.
L’un de ces comptes a ainsi encouragé à suivre Alexotime, jeune homme réputé pour ses contenus entièrement plagiés sur d’autres comptes.
Cette étrange relation entre comptes, faite de redistributions d’abonnées et abonnés, attire parfois des personnes malveillantes.
«J'ai déjà eu des problèmes avec mon compte, note Sophie. Des gens ont essayé de le pirater, mais j'ai pu quand même le récupérer, heureusement. Des personnes m’ont aussi demandé de leur faire de la pub, sauf que je ne voulais pas, alors ils ont voulu “monter” leurs followers contre moi.»
«Je préfère gérer un compte seule pour me dire que j’aurais fait moi-même tout ce travail et j’en serai fière, ajoute pour sa part Clémence. Je préfère ne faire confiance à personne, sauf à mes amies proches.»
La consécration surgit quand les vedettes, qui leur permettent d’alimenter quotidiennement leur compte, laissent un cœur sous une publication, répondent à une story, entament une discussion. Chaque interaction, preuve ultime de leur influence, est là aussi «screenée» et partagée aux personnes abonnées.
Mais si un compte décide de critiquer une star de la télé-réalité, celui-ci pourrait vite se retrouver bloqué –ou mieux, directement pris à partie dans la story du candidat ou de la candidate.
Sophie, de son côté, se souvient de conversations parfois approfondies avec des vedettes: «Je me rappelle qu'une participante des “Princes de l’Amour” m'avait confiée qu’elle ne voulait plus faire de télé-réalité car la chaîne W9 était très dure. Elle demandait des choses et si tu ne les faisais pas, tu étais virée. Elle disait que tout était préparée et, je cite, que c'était “l'enfer”».
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Pas si influençables
Cet échange et le flot d’images que ces jeunes fans de télé-réalité ingèrent quotidiennement pour alimenter leur compte pose tout de même une importante question: quel est leur recul sur ce type d’émissions?
Si l'on en croit une étude de 2011 du ministère de l’Éducation, cette conseillère Les Républicains en Île-de-France ou même le philosophe Raphaël Enthoven, la télé-réalité contamine le cerveau adolescent avec du contenu –qui est, il faut l’avouer, souvent problématique. Ce n’est pas un hasard si le CSA s’en est saisi en 2016.
Mais chez les gestionnaires de ces comptes Instagram, l’idée d’une jeunesse influençable et «contaminée» vole vite en éclat. «La plupart des couples sont faux, ils existent simplement pour le buzz, affirme Lucie. Après, il existe aussi des couples sincères, enfin je pense. Mais selon moi, certaines productions ne respectent pas les couples “sincères”. Ils font en sorte qu’il y ait plein de problèmes.»
Sur les relations femmes-hommes, Clémence est pleinement consciente de ce qui se déroule devant ses yeux: «Beaucoup de comportements me choquent, comme lorsque les garçons commentent toutes les parties de leur copine. Je trouve que ce n'est pas du tout un bon exemple pour un public assez jeune. Hélas, on ne peut rien y faire, plus le temps passe et plus ça devient catastrophique».
Qu’en pensez vous . Astrid se fait taper par son mec
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Ces ados d’Instagram, qui sont les premières et premiers consommateurs de télé-réalité, sont sûrement les plus à même de prendre de la distance par rapport à ce monde. Et peut-être, même, d’aider leur jeune public à en faire de même.
*Les prénoms des différentes personnes interviewées ont été changés.