France

J’ai 30 ans et je ne veux pas voter

Temps de lecture : 4 min

L'abstention des trentenaires n'est pas la même que celle des jeunes de 20 ans. Son message politique est bien plus grave.

REUTERS/Carlos Barria
REUTERS/Carlos Barria

Résultat troublant du premier tour des départementales, les deux tiers des 25-34 ans n'ont pas pris part au vote, nettement plus que la moyenne (50%), et à peine plus que les 18-24 ans; cette mise à distance du vote a été confirmée au second tour (sondages Ifop, profil de l'électeur), et d'ailleurs très peu d'entre eux se sont intéressés à la campagne.

Pour ces abstentionnistes trentenaires, cette désertion est motivée par une indifférence dépitée à l'égard de la sphère partisane: «Ça ne changera rien à ma situation.» C'est évidemment la fraction la moins diplômée –le diplôme est un paramètre déterminant de la participation électorale–, et la plus éloignée des centres urbains, qui manifeste ainsi sa réserve, voire son dédain, à l'égard du scrutin.

En outre, parmi les trentenaires qui ont voté au premier tour, près de 30% ont porté leurs suffrages au Front national, soit, là encore, carrément plus que la moyenne (25,7%). Ce vote avoisine celui des 35-65 ans qui, de leur côté aussi, n'hésitent pas à déposer ce bulletin dans l'urne, en signe le plus souvent d'une protestation ou d'une désespérance. Ce sont les plus de 65 ans, ardents à voter et davantage séduits par la droite classique (40%) et même le PS (23%) que par l'extrême droite (17%), qui donnent la tonalité finale du scrutin, et ramènent à un quart des votants le score du Front national. Dès lors, c'est surtout par l'abstentionnisme que les 25-34 ans se distinguent des autres adultes, se mettant ainsi dans la roue des plus jeunes votants, les 18-24 ans. Comment analyser ce comportement?

Trente ans figure comme un âge stratégique dans nos sociétés, celui de l'entrée dans une phase qui consolide un itinéraire. Les choix et les résultats de la scolarité primaire sont derrière soi, les orientations professionnelles et les premières expériences sont censées l'être aussi, et les statistiques montrent que c'est l'âge moyen du premier enfant.

Les paramètres économiques du trentenaire sont souvent aléatoires, et cette variable pèse sur les autres aspects de la vie

Parallèlement, en contraste avec cette apparence d'un stade de plein épanouissement et d'amarrage à la vie d'adulte, des clignotants indiquent que pour beaucoup de trentenaires cet âge est marqué du sceau du flottement et de l'incertitude. Sur les blogs de jeunes adultes, on peut lire parfois que «avoir trente ans, c'est avoir vingt ans, l'argent en plus». Sauf que cette affirmation en clin d'oeil est loin d'être le cas pour beaucoup d'entre eux.

Les chiffres de l'OCDE pour 2013 montrent qu'en France 11,8% des 25-34 ans sont au chômage, certes moitié moins que les 15-24 ans, mais plus que la moyenne nationale (9,9%) et plus que les trentenaires en Allemagne (6,2%) ou au Royaume-Uni (7,1%) –loin toutefois de la situation espagnole, où 30% des trentenaires sont sans emploi.

Pour les hommes de 25-34 ans, ce taux de chômage est plus élevé que pour les femmes, et en progression depuis 2011 (il passe de 10,1% à 12,2% en 2013), une résultante du fait qu'il existe plus de femmes diplômées du supérieur que d'hommes.

Par ailleurs, 20% des 20-29 ans connaissent une situation d'attente ou d'indétermination, puisqu'ils ne sont ni en emploi, ni en formation, ni en stage.

85% de ces laissés pour compte n'ont pas dépassé le niveau du bac, ce qui, a contrario signifie qu'une fraction d'entre eux est diplômée du supérieur. Pour les autres, l'entrée dans l'emploi se déroule de manière de plus en plus chaotique par rapport aux générations précédentes, elle se signe par l'alternance d'activité et de chômage ainsi que par la multiplication des employeurs –en moyenne les moins de 35 ans ont eu plus de trois employeurs.

Ainsi, les paramètres économiques du trentenaire sont souvent aléatoires et fluctuants, et cette variable pèse sur les autres aspects de la vie, notamment la capacité de «se poser», s'autonomiser et, éventuellement, de créer une famille.

A 20 ans, l'horizon est grand ouvert. L'incertitude face à l'avenir se colmate facilement, l'impression d'un l'âge de «tous les possibles» est encore profondément ressentie. A 20 ans, on peut accepter de galérer dans le flou car ce dernier est perçu comme provisoire et l'indétermination distille même un parfum savoureux. A 20 ans, on peut toujours projeter de tout reprendre à zéro: repasser le bac, changer d'orientation, tenter l'aventure à l'étranger, concocter un bon plan, prendre le temps de «se trouver». La société et beaucoup de familles l'acceptent volontiers et, quand elles en ont les moyens financiers, l'accompagnent.

A 30 ans, l'horizon est plus brumeux. Quand beaucoup de portes semblent s'être déjà fermées, si l'on continue de naviguer entre emplois précaires et périodes d'inactivité, l'interrogation sur l'avenir peut, par contre, devenir lancinante –et le fait que l'époque sanctifie l'éternel recommencement et que les âges de la vie soient infiniment moins associés à des comportements normatifs qu'autrefois ne suffit pas comme consolation.

L'avancée en zigzag vers le statut de l'indépendance économique, accompagnée parfois de la hantise du stand-by durable dans l'exclusion, a pour conséquence que les aspects privés de l'existence prennent le dessus et que la notion de travail salarié peut se dissoudre et se muer en valeur relative. On aspire à en avoir un, on incline même à en attendre beaucoup en termes de réalisation personnelle, ou de cadre relationnel.

Simultanément, si cette perspective semble s'évanouir à l'horizon, on s'installe dans un projet de débrouille individuelle qui va de l'auto-entrepreneuriat (ce sont les trentenaires qui créent le plus d'auto-entreprises), à l'assistanat familial et/ou social doublée éventuellement d'une activité créatrice. Un trentenaire sur dix vit encore chez ses parents, une proportion qui incline à augmenter.

Dans tous les cas, au brouillard existentiel introduit par les nouvelles conditions de l'emploi correspond le désengagement politique des trentenaires.

Cette abstention électorale ne doit pas être assimilée au moratoire dépeint par les politologues à propos des gens de 20 ans, tout juste entrés dans l'âge du vote, et qui, faute de maturité ou de savoir partisan, repoussent à plus tard l'acte de la responsabilité citoyenne.

Le désengagement des trentenaires n'est pas suspendu à de la désinvolture, et emporte un sens politique plus grave. Il manifeste un désintérêt ostentatoire vis-à-vis du monde qui nous gouverne, une défiance proclamée, une indignation qui a été pesée. Cette révolte générationnelle n'a pas trouvé, pour le moment, d'autre terrain pour s'exprimer que la désertion du jeu politique, mais le message en filigrane est évident.

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