Il est près de 21 heures ce mardi d'août resplendissant et Arrigo Cipriani, 77 ans, le propriétaire du Harry's Bar de Venise, le crâne chauve, le regard pétillant de malice, vêtu d'un très seyant costume bleu nuit, s'est accoudé au bar d'acajou où Claudio, le barman, verse le Bellini rose pâle (vin blanc pétillant et jus de pêche frais) aux habitués vénitiens et aux pensionnaires des palazzi restaurés ou des grands hôtels de la lagune.
Le maître de maison, pilier de l'établissement depuis un demi-siècle (financé à ses débuts par un certain Harry) se doute bien que le Harry's légendaire ne fera pas un « complet » ce soir de début de semaine, la Sérénissime aux 60 000 résidents et 22 millions de touristes annuels subissant la crise de plein fouet - il y a des chambres d'hôtel partout et sans réservation préalable. Oui, il faudra attendre les trois ou quatre services du week-end pour que l'affluence revienne au rez-de-chaussée, là où il n'est pas simple pour un quidam d'avoir une table car c'est le carré d'or du Harry's réservé, où il faut voir et être vu.
Depuis 1931, date de sa création par Giuseppe Cipriani, le père fondateur, ancien barman à l'Europa tout proche, le Harry's Bar maintient sa position de leader incontesté des restaurants élégants de Venise. Le chic pour les «rich and famous», c'est de dîner dans cette «petite boîte» comme disait Curnonsky, dépourvue de tout apparat, presque zen.
C'est la vertu du temps, ce sont les décennies de succès, la «cucina» simplissime (dixit Arrigo) à des prix canon, l'atmosphère décontractée, euphorisante de cette trattoria ouverte dès 19 heures pour l'apéritif, la fidélité du gotha international, d'Hemingway à François Pinault, tout cela a forgé la formidable notoriété de «l'angolo» du Harry's Bar, unique en son genre - c'est probablement la plus célèbre enseigne italienne du monde.
«Mon père n'a jamais cherché à faire de cette adresse vénitienne un grand restaurant de noble cuisine, logé dans un décor m'as-tu-vu, vaisselle siglée, couverts en argent, et fauteuils de velours Rubelli, raconte Arrigo dans un français parfait. Au début, il a manié le shaker, inventé le Bellini, servi son daiquiri à Ernest Hemingway qui habitait le Gritti, puis il a inscrit à la carte le croque-monsieur, la pasta de la mamma, les poissons du Rialto, les scampi Thermidor, la sole Casanova sauce hollandaise et des glaces à l'italienne.»
«Le miracle, c'est que la belle clientèle, la gentry anglaise, les Guinness, les lords, les industriels de Milan, les artistes du musée Guggenheim, les Vénitiens de la «haute» et surtout les riches Américains en villégiature dans les cinq étoiles luxe du Grand Canal, tous ces gens fortunés, bien nés, sont venus s'encanailler au Harry's, manger les tagliatelles al ragu, les raviolis, les risottos, le poulet au curry et surtout le carpaccio de bœuf cru inventé par mon père pour la bouche de la comtesse Mocenigo au régime - le nom du plat rouge vif est lié à la fameuse exposition d'alors des toiles de Carpaccio. Et la sauce est de lui aussi.»
Pas de luxe ostentatoire, la bonne franquette pour gâtés de la vie qui ont fait du Harry's le Lipp de Venise conjugué au Maxim's d'avant Pierre Cardin, voilà un mariage réussi qui fonctionne mieux que l'ensemble des autres restaurants de Venise en dépit d'additions cinglantes, la salade de poulet à 42 euros, la salade alla Cipriani à 64 euros, les scampi et calamars frits à 64 euros, le tartare de thon à 51 euros, le hamburger sandwich à 39 euros, le jambon de Parme au melon et figues à 51 euros, et la mousse au chocolat froid à 24 euros - ces prix de trois étoiles (seulement quatre en Italie) ont amené Arrigo Cipriani à offrir aux Vénitiens connus de 25 à 50 % de remise, sinon l'hiver glacial, quand la cité des doges est recouverte d'aqua alta, le Harry's Bar ne serait peuplé que des ombres planantes de Welles, de Diaghilev, de Cocteau, de Chaplin, des têtes couronnées et de Georges Braque qui proposa en vain à Giuseppe de s'acquitter de ses additions de la semaine en lui cédant une toile, ce que le propriétaire refusa, préférant une liasse de lires à un chef-d'œuvre...
Récompensant la qualité des préparations vénitiennes, les traditions locales - les raviolis de maigre, les courgettes à la parmigiana, la pasta et fagioli, le saumon frais mariné maison, le risotto a la primavera, la somptueuse glace au chocolat - le Michelin accorda deux étoiles au Harry's Bar dans les années 80 puis en retira une, ce qui offusqua Arrigo, victime du secret, de la langue de bois du guide rouge.
Depuis cette sanction blessante pour son ego de plus fameux restaurateur d'Italie, Cipriani a toujours refusé de renvoyer le questionnaire informatif (spécialités de l'année, vins, dates de fermeture...), s'excluant de son propre chef de la sélection du Michelin. Les Vaudable, propriétaires historiques de Maxim's, n'ont pas fait autrement quand ils ont appris la suppression de la troisième étoile en 1979 - cette démarche pénalise encore le nouveau propriétaire, Pierre Cardin.
«Le Michelin, ses principes, ses méthodes, les inspections, la course aux étoiles ne concernent pas le Harry's Bar, le style de cuisine issu de la mémoire italienne et de nos mères, me confie Arrigo en composant le menu d'un couple d'Argentins, buveurs de Dom Pérignon (280 euros la bouteille). Dans un trois étoiles, on vient une ou deux fois l'an, ici trois fois par semaine, quelquefois pour un club sandwich, un merlu aux câpres et citron (58 euros), un simple Bellini (15 euros). Il n'y a pas d'opulence, de faste, de cliquant, de toilettes en marbre chez nous. C'est pour cela que nous avons l'honneur de plaire à tant de clients cosmopolites.»
Le fils tant aimé du barman concepteur de l'endroit et de l'Hôtel Cipriani sur l'Île de la Giudecca consent à reconnaître que «oui, les prix sont chers, c'est vrai, les truffes blanches d'Alba coûtent 3 500 euros le kilo et nous en passons 60 kilos. Le Harry's emploie 70 personnes car nous ne fermons jamais. Sachez que les pains, la pasta, les glaces, les pâtisseries et le reste sont faits maison ; il y a 15 cuisiniers au piano, et aucun n'est connu. Mais ça marche quand même!»
La pasta reine du monde, les succursales du Harry's sont en passe de proliférer sur la planète, à Londres, et surtout à New York avec un Harry's Cipriani en face du Plaza à Park Avenue, un autre dans la 42ème rue en plus d'autres activités - soit mille personnes employées dans la Grosse Pomme en attendant Miami, Moscou, Istanbul, Beyrouth, une mirobolante expansion menée de New York par le fils et les petits-enfants : c'est la quatrième génération d'une dynastie façonnée par le bon goût des gnocchi, des tagliolini, de la polenta et du jus de pêche frais.
- Harry's Bar. Calle Valaresso, à l'angle du quai, menus à 73 et 84 euros couverts compris, carte sans réduction de 80 à 130 euros, vins en carafe à partir de 20 euros. Tél.: 00 39 041 5285777. Pas de fermeture.
- À lire: L'Italie simplissime, recettes et astuces du Harry's Bar de Venise, Play Bac 2008, 22,90 euros.
La recette du Bellini
Choisissez 500 grammes de petites pêches blanches et un vin blanc pétillant de méthode champenoise ou mieux, un brut de Champagne - ce qui se fait au Danieli.
Dans un chinois, écrasez les pêches dénoyautées mais avec la peau. Prévoyez trois quarts de vin blanc pour un quart de jus de pêche. Dans un broc, versez d'abord le jus de pêche puis le vin blanc, laissez retomber la mousse avant de servir. Pêches congelées à la rigueur, l'hiver, indique Arrigo Cipriani.
Variantes
Le Tiziano est un Bellini constitué d'un jus de raisin noir au goût de fraise (fragolina). Dans le Mimosa, le jus de mandarine et d'orange remplace le jus de pêche. Enfin, le Rossini est fait de jus de fraise.
Nicolas de Rabaudy
Image de Une: La place Saint-Marc à Venise Denis Balibouse / Reuters