Même ses électeurs et ses candidats aux élections départementales n’en parlent guère que comme du «canton de Sivens». La nouvelle circonscription, regroupement des quatre cantons les plus à l’ouest du Tarn, a pourtant un nom officiel: Vignobles et bastides. Un tel choix, qui évoque l’intitulé d’un dépliant touristique, est peut-être volontaire, déjà pour faire oublier que ce canton de coteaux et de villages médiévaux, à peu près à égale distance d’Albi, de Toulouse et de Montauban, s’est d’abord fait connaître de tout le pays, des mois durant, par le prisme de reportages télévisés qui montraient une ZAD (Zone à défendre) d’opposants écolos, détrempée par les pluies de fin d’automne, au milieu d’un paysage tuméfié de terre rasée et d’arbres abattus, sur le site du projet de barrage du Tescou.
Le sujet, localement, est toujours à vif, même rétrospectivement, par la mémoire douloureuse de la mort, le 25 octobre, du jeune militant Rémi Fraisse, tué par le jet d’une grenade, pendant des affrontements avec les forces de l’ordre, mais aussi de l’interminable conflit entre anti et pro-barrage; surtout, de l’exaspération de tous ceux, majoritaires dans le voisinage, et plus largement, dans le département, qui ont réclamé en vain que la priorité soit donnée à l’évacuation de Sivens par la police et au retour de l’ordre, avant toute recherche éventuelle de compromis pour l’ouvrage.
«Vignobles et bastides»
«L’affaire du barrage» s’est finalement plutôt bien terminée, par l’apaisement des parties et l’entremise de la préfecture, le départ sans heurts des derniers Zadistes, et le vote, début mars, à la quasi-unanimité (43 voix sur 46) du conseil général, présidé par le socialiste Thierry Carcérac, d’une motion en faveur de l’abandon du projet, au profit d’une retenue d’eau plus modeste, en amont de l’emplacement initial. Reste que Sivens encombre maintenant la campagne électorale de «Vignobles et bastides». Les binômes (une femme, un homme) qui se présentent aux suffrages des 22 et 29 mars mettent en avant des divergences qui paraissent un peu artificielles, observées de l’extérieur, car les candidats des grandes listes en présence sont des conseillers sortants et ils ont tous, gauche, droite et sans étiquette réunies, approuvé la position de leur conseil, tout au long du conflit.
En particulier, les maires de Rabastens et de Lisle-sur-Tarn, les deux bourgades du canton, le socialiste Pierre Verdier et Maryline Lherm, jusqu’ici sans étiquette –mais qui se représente cette fois avec le soutien de l’UMP-UDI– qui ont enduré ensemble, des mois durant, la suspicion à l’égard du conseil général, tour à tour des écologistes tarnais, des médias et de l’Etat, quant à la nécessité d’un barrage sur le Tescou. Le premier va tenter de sauver son mandat malgré l’hostilité des écologistes et du Front de gauche, qui paraissent décidés à ne soutenir aucun candidat issu de l’ancienne majorité de gauche, dans le département. La seconde file sur sa droite. Vers ces électeurs qui ont surtout retenu de l’épisode Sivens ses troubles à l’ordre public.
Personne n’a en effet oublié l’arrivée musclée d’agriculteurs riverains et de syndicalistes de la FNESA, qui ont menacé sur place, plusieurs jours durant, fin février, d’en découdre physiquement avec les Zadistes, afin de procéder eux-mêmes à l’évacuation du site, que l’Etat ne cessait de retarder. On a soupçonné cette pré-milice populaire d’être agitée en sous-main par le Front national ou par l’opposition régionale. On y a lu en tout cas la tournure sécuritaire qu’allait prendre cette campagne électorale.
A cet argument du manque d’autorité, à Paris comme à Albi, des exécutifs, Maryline Lherm a un avantage, pour n’avoir cessé, depuis sa mairie de Lisle-sur-Tarn, ville située à une encablure de la forêt de Sivens, d’interpeller les autorités et la ministre de l'Ecologie Ségolène Royal, tout au long du contentieux. Comme d’autres candidats de droite, surtout dans les cantons à dominante rurale, la porte-drapeau de l’opposition sur «l’affaire du barrage» réclame même que la future retenue d’eau du Tescou, quelque soit son volume définitif, s’érige sur le lieu-même du projet originel et non trois cents mètres plus haut, comme s’il fallait symboliquement effacer, outre la ZAD de l’automne, jusqu’au souvenir même de la contestation d’un ouvrage collectif, légalement décidé par des élus de la République.
Pour l’UMP-UDI, comme pour le Front national, une majorité de conseil général ne sert à rien si elle est incapable de faire respecter ses propres initiatives, surtout quand celles-ci sont confortées par leur conformité avec la réglementation sur les enquêtes d’intérêt public. Elle doit donc céder la place. L’accusation a pris un poids important dans le département, aggravée encore par le souvenir que les électeurs gardent des échauffourées et des dégradations commises par des «casseurs», à la fin des manifs des «anti», entre la préfecture et l’Hôtel du département, juste à l’entrée du quartier médiéval qui mène à la cathédrale d’Albi, joyau patrimonial qui fait la fierté des Tarnais, et qui mérite, de leur point de vue, d’être approché pacifiquement.
24 années à la tête du conseil général
«L’effet Sivens» s’annonce déjà comme une explication possible au risque de glissement à droite, le 29 mars, de l’un des départements les plus symboliques de l’histoire de la gauche, terre de conquête sociale derrière la figure de Jean Jaurès, enfant du pays et qui y fût élu député, en 1893. Les commentaires en accablent surtout Thierry Carcenac, nationalement médiatisé, plutôt à son désavantage, par le drame du 25 octobre, et sujet de détestation pour la jeunesse écolo: toutes les parties ont quelque chose à reprocher au président de l’assemblée. Jusqu’à cette déclaration, façon Brassens, mal comprise, après la mort de Rémi Fraisse: «Mourir pour des idées, c’est une chose», avait-il dit, dans l’émotion suscitée par décès du jeune militant. «Mais c’est quand même relativement stupide et bête.»
Thierry Carcénac aurait pu trouver à ces réactions des raisons de passer la main. Le premier socialiste du Tarn ne manque pas de responsabilités politiques. Après avoir été député d’Albi, il est désormais sénateur, depuis 2014. Il a cependant choisi de faire front, et de se représenter, en précisant tout de même qu’il abandonnerait mandat et présidence, en 2017, quand la loi sur le cumul des mandats sera effective. Il leur préférera le Sénat. Les observateurs tarnais, même parmi ses amis, lui avaient suggéré d’arrêter là sa longévité départementale, après 36 ans de mandat ininterrompu. «Vous vous rendez compte, j’avais quatre ans!», a lancé Emmanuelle Cosse, la secrétaire national des Verts, en visite de soutien aux listes écologistes. Elu conseiller général pour la première fois en 1977, Thierry Carcénac préside en effet l’assemblée depuis 1991.
«L’année 2014 a été difficile», a-t-il reconnu. L’incertitude marque aussi le début de 2015. Le regroupement de son canton albigeois avec le canton voisin l’oppose à son vice-président du conseil général, le communiste Roland Foissac. Le hasard ironique du redécoupage l’entraîne dans une querelle fraternelle, d’autant plus symptomatique des fractures à gauche dans le Tarn, qu’Europe Ecologie-Les Verts n’a pas désigné de candidats dans ce nouveau canton Albi-4. Ce qui est encore le meilleur moyen de ne pas avoir à appeler au soutien du candidat de «son» camp le mieux placé, au second tour.
La dernière chance locale de Thierry Carcénac, mais elle est chargée d’amertume, c’est d’être l’élu d’une zone encore marquée par l’ouvriérisme «rouge», qui a longtemps donné sa couleur au département: la périphérie nord d’Albi, et la route qui mène, maintenant un peu comme un pèlerinage politique et syndical, le long des anciennes mines de charbon, à Carmaux, la citadelle socialiste de Jaurès, 15 kms plus au nord.
Une opposition jusqu'ici modérée
D’un suffrage l’autre, le vieux socialisme tarnais tend à se réduire à ses poches post-industrielles (Graulhet, au sud, Carmaux, au nord), en crise sociale chronique. L’opposition a pris les deux plus grandes villes, Castres et Albi, puis peu à peu les régions rurales ou montagneuses. Une opposition jusqu’ici modérée, plutôt centriste. Le challenger de Thierry Carcénac pour la présidence du conseil général, Philippe Folliot (UDI), député du sud, est toujours parvenu à contenir les ambitions du courant néo-gaulliste. La droite est, dans le Tarn, de bonnes manières, et ne dédaigne pas, comme le consensus du conseil général dans «l’affaire Sivens» l’a montré, passer des pactes d’intérêt public avec la gauche.
Toutefois, la pression se fait plus forte aussi sur ce centrisme, à travers les conséquences sécuritaires du conflit du barrage. L’opposition tonne plus fort, durant cette campagne, que lors des différents scrutins précédents, et l’UMP y est plus présente. La menace du Front national? Pas encore vraiment. Le Tarn a jusqu’ici privilégié les confrontations politiques courtoises. Si ce style midi-pyrénéen risque de se perdre, c’est par l’ambiance nationale. Par imprégnation. Le FN est encore assez loin en moyenne des 20% constants dont il est désormais crédité ailleurs, sauf par son taux record aux dernières élections européennes (26,42%, et 24,60% à Carmaux). L’inquiétude en a été vive, de la gauche à la droite. On guettera donc le ciel du 29 mars pour savoir s’il est chargé de ces nuages-là et si la petite rivière du Tescou, dans la forêt de Sivens, y est, par évaporation, pour quelque chose.