«Nous étions une poignée de jeunes activistes. Nous attendions impatiemment ce moment. Nous disions: si c’est arrivé en Tunisie et en Egypte, ça devrait également se produire chez nous», se souvient Majd en évoquant, le ton nostalgique, ses premiers souvenirs d’avant le déclenchement, le 15 mars 2011, de la Révolution syrienne.
Originaire de Douma, dans le rif de Damas, cet homme de 34 ans, arrêté et torturé à plusieurs reprises par les forces du régime, fait partie des premiers Syriens à avoir tissé la toile de la Révolte. Il raconte:
«Nous travaillions en cachette, utilisions des pseudonymes sur les réseaux sociaux, inventions des messages codés pour les rassemblements.»
Fruits de ces efforts, un sit-in de solidarité est organisé le 22 février 2011 devant l’ambassade de Libye pour réclamer le départ de Mouammar el-Kaddafi, précédé quelques jours plus tôt, le 17 février, d’un incident inédit dans le quartier de Harika à Damas, entre la population locale et les forces de l’ordre.
Mais rien ne laissait présager un mouvement d’ampleur en Syrie.
«La peur était telle à l’époque que nous vivions tous dans un état de dédoublement. Personne n’osait parler ouvertement contre le régime. J’ai découvert plus tard que des amis très proches m’avaient caché leur identité politique durant toutes ces années.»
Après plusieurs appels orphelins à manifester lancés sur Facebook, le mur de la peur est finalement brisé le 15 mars 2011. Pour la première fois depuis l’accès au pouvoir en 1970 de Hafez el-Assad, des dizaines de personnes manifestent à Damas en faveur des libertés. La police disperse le rassemblement. Une trentaine de personnes sont arrêtées. L’incident fait boule de neige.
Une semaine plus tard, des rassemblements ont lieu dans plusieurs quartiers et villes du pays. A Douma, ville d’origine de Majd, une centaine de résidents, rassemblés d’abord à l’intérieur de la mosquée, sont rejoints par des habitants d’Alep ou encore de Lattaquié.
«Ce fut une première réussite. Les autorités étaient prises au dépourvu. Les quelques agents de sécurité présents sur place ont tenté de nous disperser, mais il n’y a eu aucun mort ce jour-là.»
Nous croyions que le régime n’utiliserait pas la force, d’autant que nous ne voulions pas de révolution violente
Majd
Il ajoute:
«Nous croyions que le régime n’utiliserait pas la force, d’autant que nous ne voulions pas de révolution violente, mais seulement un soulèvement pacifique. Nos premiers slogans étaient axés sur la liberté, la dignité et les réformes. Aucun n’évoquait la chute du régime.»
Comme une traînée de poudre, la vague révolutionnaire se propage aux capitales étrangères, dont plusieurs villes arabes.
Aya, une Syrienne de 31 ans, vivait et travaillait à Dubaï au printemps 2011. Avec plusieurs compatriotes, elle y organise un premier rassemblement pro-démocratie. Elle raconte:
«Nous étions une vingtaine. Beaucoup de Syriens avaient encore peur de s’afficher en public. Des personnes travaillant pour le compte de l’ambassade syrienne nous filmaient.»
En quelques semaines, la jeune femme, prise d’un élan patriotique, se retrouve au cœur de plusieurs activités menées par la société civile en faveur de la Révolution.
«Je gérais, au sein d’un groupe d’activistes, le volet relationnel avec les médias étrangers afin de sensibiliser l’opinion mondiale à notre cause. Nous coachions également des journalistes citoyens sur le terrain et organisions des campagnes médiatiques sur les réseaux sociaux.»
Après un bref séjour dans son pays natal, qu’elle avait quitté à l’âge de 5 ans, elle s’installe fin 2012 à Paris, où elle décide de collaborer, entre autres, avec le bureau représentatif de la Coalition nationale syrienne (CNS), la principale formation politique de l’opposition.
Euphorie, alcool et histoires d’amour
Durant cette période «faste», une atmosphère de liesse planait sur l’ensemble de la Syrie, ainsi qu’à l’étranger, regrettent Majd et Aya. Les opposants se sentaient déjà victorieux, après 40 ans de silence, d’oppression et d’absence total d’espoir. Majd se souvient:
«Nous étions tous euphoriques. Les meetings de coordination et les rassemblements politiques s’enchaînaient, ponctuées de soirées arrosées entre amis, et d’histoires d’amour naissantes.»
Nous étions plusieurs femmes de différentes communautés, toutes en faveur de la laïcité et de la démocratie. Nous étions persuadées que notre génération était celle du changement
Amira
Comme dans un roman, des passions intimes se sont mêlées à l’effervescence nationale, tandis qu’un vent de libéralisation soufflait sur le pays. Aya raconte:
«En quelques semaines, des femmes se sont retrouvées aux avant-postes du combat, d’autres ont décidé d’enlever le voile (…) Même dans des quartiers conservateurs de la banlieue de Damas, des femmes cachaient chez elles des hommes recherchés par les agents de l’ordre.»
Dans cette «nouvelle» Syrie longtemps rêvée, les aspirations n’étaient pas différentes de celles portées par les foules ayant investi quelques semaines auparavant la ville de Sidi Bouzid ou encore la place Tahrir: lutte contre le chômage, pauvreté et inégalités, mais aussi instauration d’un Etat laïque, démocratique, qui garantisse le respect de la dignité humaine ainsi que les libertés individuelle et collective.
Aujourd’hui totalement chimériques, ces espoirs semblaient pourtant si proches et si évidents pour de nombreux militants.
Amira, la trentaine, témoigne:
«Dans notre bureau, nous étions plusieurs femmes de différentes communautés –sunnite, alaouite, chrétienne et kurde– toutes en faveur de la laïcité et de la démocratie. Nous étions persuadées que notre génération était celle du changement, contrairement à celle de nos parents, qu’on appelait “jil al-hazima” (la génération de la défaite).»
Arrestations, tortures, enterrements: le début du cauchemar
Mais cette certitude de l’imminence d’un changement va rapidement céder la place au doute. Prenant conscience du danger, les autorités décident de mater le mouvement contestataire dans le sang. Dans la nuit du premier rassemblement à Douma, le 22 mars, le courant électrique est coupé dans l’ensemble de la ville, tandis que deux bus militaires sont dépêchés vers minuit sur la place centrale où quelques manifestants étaient encore présents, se souvient Majd. Plusieurs jeunes sont alors arrêtés et déportés.
Une semaine plus tard, le 29 mars, la répression monte d’un cran, à l’heure où plusieurs dizaines de milliers de personnes défilent à travers tout le pays sous le slogan «Vendredi Saint», en allusion à la minorité chrétienne.
A Douma, «les baltagia (“voyous du régime”) s’infiltrent parmi les fidèles rassemblés à l’intérieur de la mosquée, cachant leurs bâtons et couteaux sous le tapis, avant de se ruer sur la foule à la fin de la prière», se remémore le militant, qui participait ce jour-là aux manifestations.
Cette journée sera le premier épisode sanglant depuis le début du soulèvement. A Douma, 11 militants tombent sous les balles des forces du régime tandis qu’à Deraa, l’armée tue 51 personnes. Des vidéos particulièrement dures circulant sur Internet attestent de la violence des affrontements.
Amira raconte:
«Nous pensions que le régime tuerait 3 ou 4 personnes, tout au plus. Nous étions persuadés que Bachar el-Assad, qui a vécu et étudié au Royaume-Uni, ne reproduirait pas les mêmes erreurs commises par son père à Hama ou ailleurs (…). L’espoir était encore grand à la veille de son premier discours, en dépit du nombre de victimes. Nous croyions naïvement qu’il présenterait ses excuses, et annoncerait une série de réformes de fond.»
Des amis et des proches sont tombés durant cette marche (…). Mais cela ne m’a pas dissuadé
Majd
Il n’en fut absolument rien. Le premier discours télévisé du président syrien va doucher tous les espoirs. Bachar el-Assad parlera de «complot» contre la Syrie, évoquant à demi-mot une possible levée de l’état d’urgence, en vigueur depuis un demi-siècle.
En parallèle, la répression sévit davantage. Les hommes du régime se mettent à tirer à bout portant sur les foules qui enterrent leurs morts.
Majd:
«Les cortèges funestes étaient devenus une nouvelle cible et un moyen supplémentaire de répression.»
Après la journée sanglante du 29 mars, ils étaient près de 40.000 de la région de Ghouta-est à participer aux funérailles des «martyrs» abattus la veille.
«Des amis et des proches sont tombés durant cette marche (…). Mais cela ne m’a pas dissuadé. Pendant six mois, j’ai continué à participer, comme chaque vendredi, aux manifestations, puis aux enterrements, de plus en plus nombreux. Il fallait continuer, s’accrocher à tout prix. Je n’avais plus peur de la mort. Ma seule crainte était que la flamme s’éteigne et que j’ai à vivre encore vingt ou trente ans sous la botte de ce régime.»
De leur côté, les autorités, jusqu’au-boutistes, font tout pour tenter d’étouffer le mouvement. La torture, ancienne arme utilisée pour réprimer les opposants, prend une ampleur de masse. Des milliers de personnes sont envoyées dans des prisons et des centres de détention. Parmi les plus réputés pour la brutalité des sévices subis figurent la section de la Sûreté de l'Etat d'Al Khatib, à Damas, et celle des renseignements de l’armée de l’air –là où Majd et d’autres Syriens passeront plusieurs mois, certains pour en sortir corps sans âme.
Originaire de Homs et réfugié à Beyrouth, Sayid, 36 ans et père de deux enfants, témoigne de deux mois vécus dans l’une des ses prisons:
«Le type de torture variait au gré du temps et de l’humeur des tortionnaires. Lorsqu’ils étaient calmes, ils nous urinaient ou déféquaient dessus. Le reste du temps, nous étions accrochés pendant des heures au plafond au moyen d’une corde en fer, le corps entier suspendu à un seul bras. Nous étions aussi régulièrement électrocutés par le bout des orteils avec un appareil chargé d’une intensité très proche de celle du seuil létal. Beaucoup de personnes sont mortes sous l’effet de ces souffrances, auxquelles s’ajoutaient l’humiliation et l’agression sexuelle.»
Militarisation et islamisation
En dépit de la violence de la répression, le mouvement de contestation demeure pacifique durant les premiers mois. Petit à petit, les armes s’invitent toutefois du côté de l’opposition. «Elles s’imposent», selon Majd:
«L’objectif était de protéger les manifestants pacifiques contre la barbarie. Ils étaient achevés l’un après l’autre comme du bétail. Cela n’était plus possible.»
Je ne regrette pas l’armement de l’opposition. Je regrette que les opposants modérés n’aient pas monopolisé dès le début l’afflux d’armes et les opérations militaires
Sayid
L’une des dernières figures emblématiques d’un combat qui se voulait encore inoffensif, Ghayath Matar, s’est rendu célèbre en offrant des roses aux soldats, avant d’être torturé et tué, en septembre 2011.
Cet épisode va créer une onde de choc parmi les militants. Beaucoup, initialement réticents au port d’armes, vont finir par se résoudre à l’idée.
En parallèle, les défections au sein de la troupe se multiplient, donnant naissance au premier noyau de l’armée syrienne libre (ASL).
Sayid souligne:
«Au fond, je ne regrette pas l’armement de l’opposition. Je ne crois pas, non plus, qu’il soit le point d’inflexion du mouvement révolutionnaire, contrairement à ce qui est souvent dit. En revanche, je regrette que les opposants modérés n’aient pas monopolisé dès le début l’afflux d’armes et les opérations militaires. Il y avait encore beaucoup d’hésitation. Cela aurait permis de maintenir la flamme et coupé court à la montée des islamistes.»
En quelques mois, les groupes religieux s’approprient la scène, alors que la contestation pacifique se transforme en conflit civil aux ramifications régionales et internationales.
Une dizaine de mouvances djihadistes émergent: Jaych al-Islam, commandé par Zahran Allouch, est soutenu par l’Arabie saoudite, tandis que Jabhat Al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaida, et l’Etat islamique (EI), bénéficient d’un appui qatari et turc.
En parallèle, les dissensions et luttes de pouvoir internes fragilisent l’opposition dite «modérée», représentée par la Coalition nationale syrienne, en sus de l’absence de tout appui militaire, politique et financier solide de la part de la communauté internationale et des pays occidentaux.
Les anciens militants ne cachent pas leur déception à l’égard de l’opposition.
Majd déplore:
«Il n’y a jamais eu de vrai leader dans notre camp, tandis que les opposants à l’intérieur, notamment l’Unité de coordination et de soutien, présidée par Souheir el-Attassi, ainsi que les comités locaux de coordination, n’étaient pas assez représentés au sein de la CNS. C’était eux pourtant les plus proches du terrain.»
Le régime a également joué en faveur d’un affaiblissement des laïcs pour justifier sa rhétorique de lutte contre le terrorisme et redorer son blason, soulignent d’autres militants.
Aya confirme:
«Beaucoup de jeunes avec lesquels je travaillais, tous brillants et créatifs, sont morts sous la torture. Ils les ont éliminés pour donner plus de poids aux islamistes.»
Quand je suis sorti, je n’étais plus la même personne. J’étais détruit de l’intérieur
Majd, après 13 mois de prison
Elle rappelle comment des slogans tel que «la salafiyyé wa la ekhwan» (non aux salafistes et aux Frères musulmans) étaient scandés à Douma au début de la Révolution, ou encore des activités artistiques étaient lancées par des jeunes à Binnich, désormais «l’un des fiefs islamistes».
Cette radicalisation progressive, Majd l’a également vécue. En se rendant un soir aux veillées «révolutionnaires», à l’été 2012, il prend conscience du phénomène.
«Ce n’était pas du tout la même atmosphère qu’en 2011. Une nouvelle classe d’activistes avait émergé, moins éduquée et plus religieuse. Les autres étaient partis, morts ou arrêtés.»
Durant les deux années qui suivent, la situation ne cesse d’empirer. La Syrie plonge dans un chaos total, tandis que le conflit se transforme en guerre civile, guerre par procuration et guerre sainte, face à l’oubli et à l’indifférence de la communauté internationale.
Pour de nombreux militants, c’est le début de la descente en enfer, aussi bien sur le plan national qu’au niveau personnel. Entre 2013 et 2015, la CNS et l’ASL voient leur poids et leur rôle s’atrophier, au profit d’un «Etat islamique» qui impose sa loi sur de larges pans d’Irak et de Syrie.
Majd, lui, est arrêté par les agents du régime. Il passera au total 13 mois en prison, dont neuf mois de torture. Il confie, la voix tremblante:
«Quand je suis sorti, je n’étais plus la même personne. J’étais détruit de l’intérieur, incapable de poursuivre le combat. Je n’arrivais pas, non plus, à reconnaître les quartiers ni leurs habitants. Tout était devenu plus noir.»
Morte ou pas?
Face à l’ampleur de la destruction –plus de 210.000 morts, 10 millions de réfugiés et 200 milliards de dollars de pertes économiques en quatre ans– beaucoup d’anciens militants ont totalement perdu espoir.
Aya fait partie de ces engagés de la première heure qui ne croient plus à la Révolution.
«J’ai même beaucoup de regrets. Je me sens coupable d’avoir participé à un mouvement qui a détruit mon pays. J’ai été manipulée par mes fantasmes.»
Elle ajoute:
«Personne n’a volé notre rêve, comme cela est souvent répété. Les attentes et les objectifs étaient seulement différents: il y avait les opposants traditionnels, de gauche et nationalistes arabes. Il y avait ceux qui voulaient uniquement remplacer un dictateur alaouite par un autre sunnite et imposer leur version de la Charia, et ceux, comme nous, qui aspiraient à une Syrie démocratique ouverte sur le monde.»
A plus long terme, il faut une évolution, non pas une révolution, en Syrie, comme ailleurs dans le monde arabe
Aya
Cette ancienne militante ne partage pas, par ailleurs, la même vision que d’autres opposants pour une solution au conflit. Selon elle, une réconciliation avec le régime est indispensable.
«Il n’y a pas d’autres voies possibles. Et puis, même si Assad s’en va, cela ne va rien changer à la donne. Le peuple et le pays sont détruits. Il faudra au moins 30 ans pour tout reconstruire.»
Elle ajoute:
«A plus long terme, il faut une évolution, non pas une révolution, en Syrie, comme ailleurs dans le monde arabe. Les populations de cette région ne sont pas encore qualifiées pour vivre dans un cadre démocratique. Il y a encore beaucoup d’ignorance.»
Pour d’autres militants, le paysage est moins sombre. La Révolution a sans doute été «trahie, travestie, mais elle n’est pas morte. Nous avons réussi à briser un mur vieux de 40 ans et à affaiblir un régime des plus dictatoriaux et sanguinaires de la région, même s’il n’est pas totalement tombé», affirme Majd, qui dit vouloir revenir en Syrie pour poursuivre sa «mission».
Selon lui, les premières aspirations des révolutionnaires ne sont que momentanément perdues. Les Syriens vont réaliser avec le temps que «la voie de l'islam radical est loin d’être la solution. Un peuple qui s’est soulevé contre la dictature ne peut en aucun cas accepter de vivre sous une autre forme d’oppression», dit-il.
Les prénoms ont été changés, pour des raisons de sécurité.