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Ce que subissent les chrétiens d'Orient est suffisamment grave pour ne pas parler de «génocide»

Temps de lecture : 6 min

Chassées, «martyrisées», les minorités chrétiennes du Proche-Orient sont sans doute menacées de disparaître, mais on ne peut parler à leur sujet d’extermination de masse, selon la définition du «génocide».

Les familles des coptes enlevés en Libye brandissent leurs portraits au Caire, devant le bureau des Nations unies, le 19 janvier 2015. REUTERS/Asmaa Waguih
Les familles des coptes enlevés en Libye brandissent leurs portraits au Caire, devant le bureau des Nations unies, le 19 janvier 2015. REUTERS/Asmaa Waguih

Les chrétiens irakiens et égyptiens sont victimes d'un «génocide» mené par Daech: Jean d’Ormesson, Nicolas Sarkozy, d’autres représentants de la droite intellectuelle et politique, héritière de la France «protectrice» des chrétiens d’Orient, ne reculent pas devant ce terme évocateur des atroces tragédies du XXe siècle.

Chassées, «martyrisées», les minorités chrétiennes du Proche-Orient sont sans doute menacées de disparaître, mais on ne peut parler à leur sujet d’extermination de masse, selon la définition du «génocide».

Comme les huit millions de coptes en Egypte et en diaspora, ils avaient la croix tatouée au poignet et des prénoms –Milad, Youssef ou Abram– empruntés à l’Egypte ancienne ou à la Bible. Au moment de leur décapitation par un commando de Daech, à la mi-février en Libye, la vidéo les montre en train de murmurer une ultime invocation en arabe du nom de Jésus. Ces 21 chrétiens égyptiens étaient les héritiers d’une culture forgée, au cœur du monde arabe, par les apports cumulés des civilisations pharaonique, chrétienne et gréco-romaine.

Leurs noms figurent déjà au martyrologe de l’Eglise copte. Ils ont été canonisés par le patriarche Tawadros II et une icône peinte par un jeune compatriote vivant aux Etats-Unis les montre avec l’étole rouge du martyre, sous des couronnes portées par des anges. Ces 21 «martyrs» de la foi chrétienne s’ajoutent à une liste déjà longue en terre d’Irak, de Syrie, du Nigéria, en Algérie même où, dans la seule année 1996, une vingtaine de chrétiens, comme les moines de Tibhirine ou Pierre Claverie, évêque d’Oran, avaient été assassinés.

Au lendemain de leur exécution, ces 21 coptes ont été étrangement présentés, dans les communiqués de l’Elysée et du quai d’Orsay, comme des «ressortissants égyptiens».

Certes, les musulmans victimes de la folie de Daech sont infiniment plus nombreux que les chrétiens. Mais la réticence des pouvoirs publics, comme des ONG, à nommer l’appartenance religieuse de citoyens tués en Syrie ou en Irak est suspecte. Elle est la conséquence d’une politique étrangère fondée sur la doctrine «universaliste» des droits de l’homme, mais elle est souvent teintée, dans le cas français, d’une imprégnation laïque qui conduit à une incompréhension du fait religieux. La minorité chrétienne d’Orient ne réclame pas de privilèges, mais, dans certaines situations, elle est bien persécutée pour elle-même, en tant que telle.

Faut-il expliquer, par l’embarras à nommer les réalités religieuses, le malaise qui vient de naître après la dénonciation par l’écrivain Jean d’Ormesson du «génocide» des chrétiens d’Orient? La mise en scène des horreurs perpétrés contre les chrétiens assyro-chaldéens d’Irak, réduits des deux tiers depuis la première guerre du Golfe en 1991, a fait dire à l’académicien français:

«Ce sont les plus anciens chrétiens du monde. Les chrétiens d'Irak sont presque des contemporains du Christ. Aujourd'hui, on peut dire que les communautés chrétiennes d'Orient sont génocidées.»

Le mot est revenu dans la bouche d’hommes politiques de droite, notamment de Nicolas Sarkozy recevant récemment une délégation de l’association Aide à l’Eglise en détresse.

Génocide culturel

«Génocide» fait partie de ces mots qu’il ne faut écrire qu’avec des doigts d’ange, selon la formule. Dans le dictionnaire, il désigne l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d'une population, en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales. L’histoire tragique du XXe siècle retient généralement comme «génocides» celui des Arméniens en 1915-1917, toujours contesté par la Turquie, celui de l’extermination des juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, celui commis par les Khmers rouges au Cambodge dans les années 1975-1978 et celui des Tutsis au Rwanda en 1994.

Faut-il qualifier de «génocide» l’actuel «martyre» des chrétiens d’Orient, piliers de l’histoire de cette terre, héritiers directs des premiers disciples du Christ, devenus minoritaires en terre d’islam, réduits au statut de «dhimmitude», humiliés, enlevés, discriminés, contraints à l’exode au fil des plus récentes guerres au Liban, en Palestine, en Irak, en Syrie, et aujourd’hui victimes, pour ceux qui sont restés, de la terreur organisée, systématique, fondée sur la haine religieuse, du califat islamiste et de ses milices djihadistes?

C’est bien une population spécifique qui est visée. L’été dernier, les chrétiens du Nord de l’Irak ont été chassés de leurs maisons incendiées, désignées à la vindicte par le graffiti noun, symbole de leur fidélité au «Nazaréen» (le Christ). Ils ont tout perdu, ont gagné les camps de réfugiés de Jordanie et du Liban ou ont fui en Occident.

Depuis, leur persécution n’a pas cessé. Outre l’exécution des 21 coptes en Libye, une centaine d'assyro-chaldéens, au Nord-Est de la Syrie, dans deux villages sous contrôle kurde près de Kobané, ont été pris en otage par des djihadistes et se trouvent aujourd’hui encore entre les mains de leurs ravisseurs. Vingt-trois d’entre eux seulement ont été libérés depuis leur rapt fin février. Certaines voix disent craindre leur massacre. L'éventuelle défaite militaire de Daech sous les bombardements de la coalition se traduirait par une impitoyable montée de la pression contre les populations chrétiennes.

Mais les faits sont suffisamment dramatiques pour qu’on évite la surenchère de l’indignation et qu’on avalise sans nuance l’usage du terme de «génocide».

Aucune personne de bon sens ne peut parler d'«extermination de masse» des chrétiens d’Irak. Dans ses vidéos, Daech s’adresse à «la Nation de la Croix», l’appelle à se convertir, mais s’ils ont perdu l’été dernier leurs maison et leurs biens, les chrétiens de la plaine de Ninive ont pu fuir vivants la milice djihadiste.

Dans les circonstances actuelles, on pourrait parler à tout le moins de «génocide culturel», car l’objectif visé et avoué par les islamistes est bien la disparition de la minorité chrétienne du Proche-Orient. Sa survie, notamment en Irak et dans les territoires palestiniens, est en jeu. Dans des pays épuisés par la guerre et les désastres économiques, elle est physiquement menacée par la montée des violences et des extrémismes, de plus en plus écartelée entre le désir de servir son pays et le refuge de l’Occident.

Une «citoyenneté» pleine et entière

A dire vrai, le mot de «génocide» est récupéré par des milieux politiques de droite afin de régler des comptes, même sur des sujets aussi graves, avec une gauche laïque, avocate des droits de l’homme, accusée de passivité et de lâcheté, d’indifférence au sort des minorités chrétiennes.

«Serait-ce la vieille haine de la religion chrétienne qui s'exprime dans cet abandon?», écrit dans Le Figaro un ancien conseiler de Nicolas Sarkozy, Maxime Tandonnet. Quant à l’hebdomadaire de droite Valeurs actuelles, il dénonce, à longueurs d’articles, le «renoncement» de la France à sa vieille tradition, remontant à François Ier, de «nation protectrice des chrétiens d’Orient»:

«L’attente de ces chrétiens va au-delà de la fausse générosité dont font preuve le gouvernement et beaucoup de dirigeants de l’opposition. Ils leur proposent de fuir leur pays, d’émigrer vers des terres plus clémentes. C’est sans doute généreux, mais de courte vue. Cela évite de se poser des questions sur l’absence en France, en Europe, aux Etats-Unis, d’une vraie politique de protection des minorités chrétiennes au Moyen-Orient.»

Il faut plus de recul historique pour apprécier le caractère génocidaire de l’entreprise Daech.

Joseph Yacoub, ancien professeur à l'université catholique de Lyon, rappelle que, sous l’empire ottoman, le statut des chrétiens d'Orient a toujours été précaire. Ceux-ci ont été le plus souvent tolérés, parfois sujets à des persécutions selon le climat intérieur et les épisodes de tension internationale:

«Chaque fois que l'empire fut en position de faiblesse, la tolérance a cessé. Le djihad a été déclaré contre les chrétiens en novembre 1914 après la déclaration de guerre. Du jour au lendemain, toutes les populations assyro-chaldéennes-syriaques en ont subi les conséquences.»

Cent ans après, on comprend mieux pourquoi, au-delà de nos joutes intellectuelles et politiques, les chrétiens d'Orient revendiquent avec une telle force une «citoyenneté» pleine et entière qui mettrait sur pied d'égalité les populations musulmanes, chrétiennes, juives. Sans distinction, ni discrimination.

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