En Europe, il y en aurait au moins une vingtaine, selon womeninmuseum, dont au moins six en Allemagne. Et dans le monde, une cinquantaine. Mais le site ne référence pas un seul musée dédiée aux femmes –ou musée des droits des femmes, ou musée d’histoire des femmes et du genre, c’est selon– en France.
Il y a bien eu un projet de musée des femmes, pourtant, il y a près de quinze ans: «C'est ce que souhaitait l'association La Cité des femmes, fondée dans ce but en 2001, autour d'un noyau d'historiennes spécialistes d'histoire des femmes», raconte Christine Bard, historienne des femmes, professeure des universités en histoire contemporaine à l'Université d'Angers, et qui présidait cette association. Anne Hidalgo et Bertrand Delanoë semblaient «intéressés», mais le projet n’a finalement jamais vu le jour, par manque d’argent, sans doute, et de volonté politique, aussi.
Des cendres de ce projet naîtra quand même Musea en 2004, un espace d’expositions virtuelles porté par l’université d’Angers, «pour démontrer quelles pourraient être les orientations, les apports d'un tel musée, avec des exemples concrets d'expositions», explique Christine Bard. «Le but de Musea était d'offrir une approche critique et historicisée des représentations du masculin et du féminin», complète Nicole Pellegrin, qui a participé à la création de Musea. «Nous voulions sortir de l’esprit «Beaux-arts» où l’oeuvre parlerait d’elle-même et n’aurait pas besoin d'être expliquée».
A côté de ce musée virtuel pionnier, et pour cela «un peu vieilli», comme l’expliquent ses créatrices, il n’existe aucun musée dédié à l’histoire des femmes et digne de ce nom. N’espérez pas d’histoire du féminisme ou de portrait d’Olympe de Gouge en cliquant sur museedelafemme.fr: il s’agit d’une ancienne ferme, en Haute-Savoie, qui présente «l'histoire de la dentelle et ses différents points»...
Les musées de société moins appréciés
Les féministes françaises n’ont jamais souhaité massivement et collectivement porter haut et fort un projet de musée. «Le féminisme à la française est un féminisme de combat qui n’a pas assez pensé qu’on pouvait utiliser l'objet, qu'il soit œuvre d'art ou outil du quotidien, pour une réflexion sur le genre», explique l’historienne et anthropologue Nicole Pellegrin, chargée de recherche honoraire au CNRS.
Et le féminisme français est sans doute moins uni que dans d’autres pays: «On le voit pour le 8 mars, elles ne veulent pas défiler ensemble», explique Florence Rochefort, historienne spécialiste de l’histoire des féminismes. Et il y avait de fait un éparpillement le 8 mars entre deux défilés pour ce 8 mars, l’un rassemblant notamment le syndicat du travail sexuel, SOS homophobie, Fières ou Act Up-Paris, l’autre le Collectif National Droits des Femmes, les efFRONTé-e-s, la Coordination lesbienne en France, Osez le Féminisme!, ou encore le Mouvement du Nid, ndlr)
Un milieu très masculin
Si aucun projet d’ampleur n’a vu le jour, c’est peut-être aussi parce que le monde des musées est un milieu encore majoritairement masculin lorsque l’on s’élève dans les hautes sphères de leur direction. Alain Seban (Centre Pompidou), Jean-Luc Martinez (Louvres), Jean-Paul Cluzel (Grand Palais) etc.: les principaux responsables des musées nationaux et des musées enregistrant le plus de visites, en France, sont des hommes, même si de plus en plus de femmes composent les troupes (Anne Baldassari était présidente du musée Picasso, Patrizia Nitti est directrice du musées Maillol).
La proportion d'oeuvres signées de femmes, sur les 542 oeuvres achetées en 2011 par les Frac
Sur les 26 établissements réunissant les 32 musées nationaux de France, 31 % étaient dirigés par des femmes au 1er janvier 2015, selon une étude de mars 2015 du Ministère de la Culture.
Les oeuvres d’art rassemblées dans les collections permanentes, les expositions, les pièces achetées sont, là aussi, très largement, faites par des hommes: par exemple, sur les 542 oeuvres achetées en 2011 par les Frac (Fonds régionaux d’art contemporain), 24% seulement étaient des oeuvres de femmes. «Les récits privilégiés pour la mise en scène des expositions sont souvent construits par les groupes sexués qui dominent la production du sens», résume la chercheuse Cristina Castellano, dans un article intitulé Genre et musées.
L’art en France occupe aussi une place particulière, et sans doute plus importante qu’ailleurs, faisant préférer aux musées dits «de société» ou d’histoire les musées d’art, avance Nicole Pellegrin. Et il n’y aurait par ailleurs jamais eu «de grands mécènes féministe en France», selon Florence Rochefort.
Les musées, «miroirs des nations»
Si la France n’a jamais eu de grand musée dédié à l’histoire du genre et à l’art des femmes, c’est aussi et d’abord sans doute en raison de son histoire propre, celle d’une république universaliste, où le «droit du sol» prime sur le «droit du sang» et où les distinctions de couleur, de classe ou de genre doivent s’effacer.
La frilosité du monde des musées sur les oubliés de l'histoire est tout à fait regrettable
Christine Bard
Une République avec une certaine conception du vivre ensemble, qui souhaite gommer les différences, les «assimiler» ou les «intégrer», selon la novlangue utilisée, plutôt que les célébrer ou les accepter comme telles. «La France est encore très en retard dans le domaine des "gender studies" ("études de genre", ndlr). C'est probablement un héritage d'une conception formelle de l'égalité héritée de la Révolution française», résume à sa manière Alain Seban, le président –sur le départ– du Centre Pompidou. «L'histoire de la Cité de l'immigration en France nous apprend que la route est longue et ponctuée d'obstacles. La frilosité du monde des musées sur les oubliés de l'histoire est tout à fait regrettable», critique Christine Bard.
Les musées, finalement, sont le «miroir des nations». Il est logique que les Etats-Unis, qui se conçoivent plus comme un «saladier» («salad bowl») d’ethnies et de cultures, concentrent au moins une douzaine de musées dédiés aux femmes et au genre, et que le «creuset français» n’en ait aucun.
«Aux Etats-Unis, les communautés sont libres de se montrer telles qu’elles ont envie de se regarder. En France nous avons des institutions comme l'Institut du Monde Arabe, le musée du Quai Branly ou le musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM) pour exposer les cultures des autres, mais on ne laisse pas les "communautés" s'exposer elles-mêmes. Ce serait du communautarisme, et c’est un gros mot ici», explique Cristina Castellano.

Affiche de l'exposition du Mucem, Au Bazar du Genre
Au fond, créer un musée des femmes dans un pays où la langue s’accorde au pluriel au masculin est peut-être une idée aussi subversive et dangereuse pour le politique qu’un musée mettant en avant les minorités de couleur, dans un pays où l’on refuse toutes statistiques ethniques. Derrière leurs murs uniformes et blancs, et leur aspect bureaucratique, les musées ne sont pas des espaces neutres. Ils contribuent «à entretenir le principe d'universalisation, d'exclusion et de hiérarchisation à partir desquels s'alimentent et se perpétuent les suprématies muséographiques», comme le résume la chercheuse mexicaine, mais peuvent aussi devenir devenir de véritables perturbateurs de la société, des agents du changements, lorsqu’ils abandonnent les logiques dominantes. A l’image du Mucem, qui organisa la première exposition sur le genre en France, «Au bazar du genre», en juin 2013, en pleine polémique sur la «théorie du genre» et alors que l’opposition à la loi sur le mariage pour tous était encore très forte.
Exclure les femmes
A cette généalogie des causes, venant faire apparaître les logiques de pouvoir et d’exclusion expliquant l’absence, se superpose une question de droit: faut-il créer un musée des femmes? La blogueuse Coralie Delaume qui écrit pour Le FigaroVox et Marianne se demandait justement en 2011, avec ironie, à l'occasion du 8 mars, «Et pourquoi pas un Musée de la femme pour le 8 mars?», elle qui ne voit pas l’intérêt même d’une journée des droits des femmes, qu’elle considère comme une «mascarade du mascara».
«Un musée des femmes et du genre? Pourquoi pas?» envisage en revanche Alain Seban. «Mais il faut bien mesurer la difficulté à constituer aujourd'hui, sur ce champ disciplinaire, une collection de haut niveau et permettant des rotations régulières », ajoute-t-il, en précisant que «si une telle initiative devait voir le jour, le Centre Pompidou aurait à cœur d'y contribuer».
La prudence est de mise y compris chez les féministes. Un musée des femmes, selon elles, pourrait ensuite fournir une bonne excuse aux autres musées pour ne pas féminiser leurs collections. «Au Mexique, le musée des femmes a permis d’avoir un lieu où les gens se rencontrent. Mais cela n’a pas permis d’améliorer la muséographie des autres musées du Mexique», critique Cristina Castellano.
Le risque serait d'exonérer les musées d’effectuer un travail sur leurs collections et expositions, insistent les chercheuses interrogées. Ces derniers présentent souvent les femmes comme passives, muses, «fatales» ou «idéales», sans aucune mise en perspective historique et critique de genre. Un bon exemple à suivre, selon Cristina Castellano , est celui du musée Reina Sofía, à Madrid, dont la lecture féministe de la collection «souligne et critique la fétichisation de la femme fatale» dans les tableaux d’artistes comme Pablo Picasso ou le peintre réaliste Julio Romero Torres. Le musée montre par ailleurs qu’une image «mythifiée» de la femme s'est développée dans le surréalisme.
Le piège essentialiste
Mais le principal piège est d’un autre ordre. Il est résumé en un concept philosophique: l'«essentialisme». Ou le risque d’enfermer les femmes dans une «nature», une identité figée, bref, une «essence» qui est en fait toujours mouvante. Comme s'il n'existait pas des femmes mais LA femme.
«Les musées des femmes ne critiquent pas la nature des femmes, bien au contraire, les discours sont fondés sur une sorte d'essentialisme de l’oeuvre ou de la figure énigmatique de la femme», met en garde Cristina Castellano dans son article «Genre et musées». Elle poursuit:
«La plupart des expositions sont consacrées à célébrer la féminité, sans vraiment s'attaquer au problème de la construction sociale du genre, de la sexualité, de la discrimination, de la domination ou de la sous-représentation hégémonique institutionnelle».
Fabrice Virgili, vice-président de l’association Mnemosyne, qui veut «développer l’histoire des femmes et du genre en France» va dans le même sens:
Il ne faudrait surtout pas faire un musée de LA femme, et même un musée DES femmes, c'est caduque
Nicole Pellegrin
«Musée de femmes ne veut pas dire musée féministe… Derrière l’expression "musée de femmes", on peut avoir des propos très différents, avec une image des femmes sans regard critique, et qui leur donne un rôle caricatural ou purement traditionnel».
«La femme, ça n’existe pas. Il y a des femmes. Cet "idéal féminin" n’existe pas. Il ne faudrait surtout pas faire un musée de LA femme, et même un musée DES femmes, c’est caduque: pour comprendre ce que sont les différentes formes de l’oppression féminine et de résistances-créativités qu'elle a toujours engendrées, il faut comprendre les forces politico-culturelles et les données économiques, et comprendre donc tout ce qui relèverait du masculin», abonde Nicole Pellegrin.
Faire découvrir des figures méconnues
Le «piège essentialiste» doit-il être une raison pour ne rien faire? Non, selon Florence Rochefort: «C’est un mauvais argument de dire qu’il ne faut pas faire quelque chose à cause d’effets pervers. Il faudra si c’est le cas une nouvelle lutte. Si musée il y a, il faudrait un musée qui inclue femmes, féminisme et genre». «Avoir des lieux et des moments dédiés, comme le 8 mars ou des musées, permet d'informer sur de larges pans du passé ou du présent ignorés parce qu'ils concernent les femmes et que nous sommes encore dans une société où il est nécessaire de s'opposer au sexisme, à l'oubli des femmes, à leur sous-estimation», estime Christine Bard.
Quant à l’argument selon lequel il n’y aurait pas de quoi constituer «une collection de haut niveau», il ne vaut pas complètement, selon les féministes, car c’est précisément le regard sur ce qui constitue une oeuvre de «haut niveau» qu’il faut changer, en réhabilitant des artistes injustement oubliées ou moins connues que leurs homologues masculins. Comme cela a été fait, par exemple, à juste titre, il y a quelques années pour la photographe surréaliste Claude Cahun, dont le travail n'est pas moins intéressant que celui d'un Man Ray. «Il y aurait largement de quoi faire» estime Florence Rochefort.
«Un musée des femmes doit justement permettre de faire découvrir des figures méconnues», estime Nicole Pellegrin, pour laquelle une telle recherche procure un vrai plaisir et un bénéfice à la fois «intellectuel, politique et esthétique». Elle a récemment participé à la réédition d’un dictionnaire paru en 1804, rassemblant… 560 femmes de lettres depuis le VIè siècles. «Alors que dans mes manuels scolaires, il n’y avait que la martyre Blandine, Jeanne d’arc et les courtisanes de Louis XIV…et, en littérature, Sévigné ou Sand» se désole-t-elle.
Mais en attendant qu'un musée des femmes et du genre sorte de terre, les choses évoluent un petit peu, lentement. Un effort a bien été fait depuis quelques années dans l’hexagone. «Le Musée de l’armée essaie de féminiser les collections. Le Mémorial de Caen a fait un véritable effort pour féminiser le parcours, et pas uniquement avec des uniformes d’infirmières», remarque Fabrice Virgili . Le musée des Beaux-Arts de Lyon a mis en place un «parcours femmes».

Affiche du Elles Pompidou
L’exposition [email protected] de 2009 est citée comme un pas significatif dans cette direction. Mais toutes ces initiatives, remarquent les chercheuses en études de genre, s’arrêtent souvent à mi-chemin.
Le parcours du musées des Beaux-arts de Lyon, qui propose «d’aller à la rencontre de femmes célèbres ou anonymes à travers treize œuvres des collections du musée», «ne donne aucun contexte, pas de décryptage» note Cristina Castellano, alors qu’il faudrait «questionner le rôle de la hiérarchisation du sexe dans la peinture, mettre en question les rapports de domination dans la production» pour «lire la culture du passé et du présent de manière critique et novatrice».
Les commissaires de l’exposition [email protected] ont quant à elles rencontré de nombreuses réticences, selon Florence Rochefort, pour laquelle «il aurait été inconcevable à ce moment-là de mettre au centre les questions de genre».
En 2015, à peine un an après les débats houleux sur une introuvable «théorie du genre», le climat politique n’y est sans doute pas plus propice. Mais la polémique n’a fait que montrer l’urgence d’une démarche pédagogique sur le sujet.