Le 9 mars, Apple a dévoilé son Apple Watch, un objet attendu depuis longtemps et premier appareil véritablement nouveau depuis la sortie de l'iPad, en 2010. Niveau horlogerie, la chose a l'air réussie, idem pour son ingénieuse conception technologique. L'appareil fait tout ce que vous seriez en droit d'attendre d'un petit ordinateur à porter au poignet, et si le passif d'Apple en la matière est d'une quelconque indication, il le fera probablement parfaitement bien.
OK, les produits Apple n'ont jamais été bon marché
L'Apple Watch vous donne l'heure, téléphone, envoie des emails et des textos, vous rappelle vos rendez-vous et peut vous afficher la météo ou le score de votre équipe favorite. Vous pouvez vous en servir comme système de paiement sans contact et comme clé de chambre dans certaines enseignes hôtelières. Vous pouvez la programmer pour qu'elle surveille votre activité physique et vous signale par une petite vibration si elle pense que vous êtes resté assis trop longtemps. Elle peut se targuer de quelques astucieuses innovations, comme la «couronne numérique», une molette qui vous permet d'agrandir l'affichage de l'écran ou naviguer entre différentes option du menu. Et elle contient aussi quelques fonctions logicielles bien inspirées, comme ce widget qui vous permet de griffonner quelque chose sur votre montre et de l'afficher tel quel sur celle d'un ami.
En d'autres termes, l'Apple Watch a beaucoup de points communs avec les autres appareils qui ont fait la renommée d'Apple et qui ont su se frayer un chemin vers les poches et les maisons d'un nombre extraordinaire de consommateurs à travers le monde: l'iPod, l'iPhone et l'iPad.
A une grosse différence près: contrairement aux appareils emblématiques d'Apple, l'Apple Watch n'est pas un produit de luxe pour les masses, c'est un produit de luxe pour les riches. Et dans le cas de l'Apple Watch Edition avec son boîtier en or, dont l'entrée de gamme est à 10.000 dollars (nous n'avons pas encore les prix pour la France), un produit de luxe pour les super-riches.
En réalité, Apple aura dévoilé trois montres lundi. La minimaliste Apple Watch Sport a un boîtier en aluminium, commence à 349 dollars et cible le marché des bracelets connectés. L'Apple Watch, modèle phare, avec un boîtier en acier inoxydable, débute à 549 dollars pour aller jusqu'à 1.000 dollars, selon le type de bracelet choisi. Puis vient la fameuse Apple Watch Edition, 10.000 dollars minimum et 17.000 dollars pour son modèle le plus sophistiqué. Ah, j'oubliais: vous devez déjà posséder un iPhone pour faire fonctionner ces trois bricoles.
A bien des égards, l'Apple Watch à 17.000 dollars est une idée perspicace d'un point de vue commercial, comme jevais l'expliquer. Elle s'accompagne d'une grosse campagne marketing dans des magazines de luxe, avec tout un tas de portraits «exclusifs» du designer emblématique d'Apple, Jony Ive, présenté comme un artiste de génie. Mais elle pourrait coûter à la firme à la pomme quelque chose de beaucoup plus subtil: sa place de choix dans l'imaginaire collectif.
Pour être honnête, les produits Apple n'ont jamais été bon marché. Leur premier ordinateur personnel, l'Apple II, sortait en en 1977 avec un prix d'entrée de gamme de 1.298 dollars –soit l'équivalent d'environ 4.500 euros aujourd'hui. Le modèle suprême, avec ses monstrueux 48k de mémoire RAM, en coûtait le double. En 2001, le premier iPod coûtait 3.490 francs, soit plus de 500 euros aujourd'hui. Même à l'heure actuelle, les l'iPhone et l'iPad sont bien plus chers que les téléphones et tablettes concurrents.
Une conséquence de ces dépenses, c'est le certain cachet culturel associé aux produits Apple. Ce qui se voit dans la démographie des utilisateurs d'iPhone.
Des produits de luxe mais séducteurs de masse
En tant que groupe, ils sont bien plus riches que les utilisateurs Android, avec un revenu médian de 85.000 dollars pour les premiers, contre 61.000 dollars pour les seconds, selon une enquête de Comscore réalisée en 2014 aux Etats-Unis. En tendance, ils préfèrent aussi le vin à la bière, prennent souvent l'avion et possèdent des actions boursières, selon une autre enquête. Les utilisateurs américains Android sont plus nombreux à prendre le bus, manger au McDonald et à fumer des cigarettes. Ils sont aussi plus religieux (sans doute l'enquête considère-t-elle la dévotion à la secte de Jobs comme de l'athéisme).
Une exclusivité qui, pour autant, aura été globalement accessoire dans l'histoire d'Apple. Oui, elle aura poussé des fanboys à camper devant ses boutiques pour être les premiers à pouvoir acheter ses nouveautés, mais elle n'a jamais été au cœur de l'attrait suscité par ses appareils –jusqu'à maintenant.
Pour le dire autrement: vous n'achetez pas le smartphone le plus populaire au monde afin de vous différencier ou pour étaler votre superbe à la face du monde (sauf si vous habitez dans un pays en voie de développement, qui se caractérise par de profondes inégalités des richesses –une définition à laquelle répondent, comme par hasard, deux des plus énormes marchés qu'Apple essaye actuellement de percer). Vous l'achetez parce que vous kiffez l'objet, parce que vous êtes un fidèle d'Apple, parce que vous êtes trop tire-au-flanc pour vous casser la tête avec un nouvel OS, parce que tous vos copains en ont un, ou peut-être parce qu'il s'agit du smartphone le mieux foutu de tout le marché.
Ce qui fait des produits Apple –comme l'iPhone, l'iPad ou le MacBook Air– des sortes d'anomalies dans le monde des biens de consommation. Ils sont à la fois des produits de luxe –beaucoup s'accordent à dire qu'il s'agit même des plus sophistiqués de tous– et des séducteurs de masse. L'iPad est la Porsche des tablettes –mais c'en est aussi le Dacia Duster. Dans leur poche, le serveur d'un Starbucks ou le PDG d'une entreprise du CAC40 ont le même téléphone.
La position commerciale unique d'Apple avait été un jour décrite par John Gruber, astucieux blogueur techno américain, en reprenant une célèbre citation d'Andy Warhol sur le Coca-Cola:
«Ce qui est formidable dans ce pays, c’est que l’Amérique a inauguré une tradition où les plus riches consommateurs achètent en fait la même chose que les plus pauvres. On peut regarder la télé et voir Coca-Cola, et on sait que le président boit du Coca, que Liz Taylor boit du Coca et, imaginez un peu, soi-même on peut boire du Coca. Un Coca est toujours un Coca, et même avec beaucoup d’argent, on n’aura pas un meilleur Coca que celui que boit le clodo du coin. Tous les Coca sont pareils et tous les Coca sont bons. Liz Taylor le sait, le président le sait, le clodo le sait, et vous le savez.»[1]
Pour Gruber, l'exemple du Coca servait à illustrer le contraste entre Apple et Vertu, une start-up vendant un smartphone à 6.000 dollars avec pratiquement comme seul argument de vente son exclusivité. Apple, laissait-il entendre, ne vend pas de l'exclusivité. Elle vend les meilleurs appareils du monde, à un prix équitable, et c'est pour cela que les gens l'adorent.
Et c'est cette adoration qui fait d'Apple non seulement une entreprise prospère, mais l'entreprise la plus cotée au monde. Bon nombre d'acheteurs d'iPhone auraient volontiers déboursé le double, voire plus, du prix proposé, pour un objet qu'ils considéraient comme le meilleur outil technologique de sa catégorie. Mais ce ne fut pas l'option choisie par Apple qui, magnanime, décida de baisser les prix et de produire en masse. Posséder un produit Apple n'est pas un signe d'exclusivité –par contre, si vous le possédez avant tout le monde, là vous pourrez passer pour un aficionado, du moins dans certaines sphères.
L'Apple Watch a créé des tensions
L'écart entre ce que les gens sont prêts à payer pour un objet et le prix moins élevé auquel il sera vendu s'appelle, dans le vocabulaire économique, le «surplus du consommateur». Pour les clients d'Apple les plus riches, les produits Apple ont tendance à générer du surplus du consommateur à la pelle. Et d'un point de vue commercial, c'est beaucoup d'argent qu'Apple laisse sur la table.
Les luxueuses Apple Watches font le pari de capter un tel surplus. «Oh», Apple vient de dire à ses consommateurs les plus blindés, «vous seriez prêt à débourser 10.000 dollars pour l'ultime produit Apple si on vous le demandait? Ben voilà, on vous le demande». En échange, ces consommateurs auront la chance de posséder un produit Apple inaccessible à la plèbe. En réalité, ils n'achètent pas un appareil. Ils achètent du prestige. Et c'est ce prestige que, pour la première fois de son histoire, Apple est disposée à leur vendre.
Cette décision a visiblement généré quelques dissensions au sein d'Apple. Comme le soulignait récemment Kevin Roose de Fusion, le portrait de Jony Ive dans le New Yorker mentionne une bataille entre le designer et les ingénieurs d'Apple concernant le prix de la montre: «Apple veut fabriquer des produits pour tout le monde», avait protesté un ancien ingénieur. Ive allait gagner, et Apple débaucher des cadres de marques de luxe comme Burberry, Yves Saint Laurent ou encore TAG Heuer afin de savoir comment vendre la montre à des millionnaires. Soit l'exact inverse de la stratégie déployée avec l'iPhone 5c, vendu moins cher que le classique iPhone 5, dans l'espoir de s'attirer de nouveaux clients.
Il n'y a rien d'immoral à vouloir faire casquer les riches pour des trucs clinquants avec lesquels ils auront l'impression de se sentir uniques. De très lucratifs empires comme celui de Louis Vuitton se sont construits sur ce qu'on appelle l'effet Veblen, où la demande est globalement stimulée par un prix élevé. Et c'est assez logique pour Apple de le faire avec une montre, un objet qui, depuis longtemps, sert à la fois à donner l'heure et à signifier un statut social.
La question étant: qu'est-ce qu'Apple pourrait perdre à vouloir ainsi jouer sur le terrain de l'exclusivité?
Elle pourrait perdre l'adoration des masses. Les gens aiment une entreprise quand elle leur donne un produit correspondant au prix qu'ils l'ont acheté. Les gens adorent une entreprise quand ils ont l'impression qu'elle leur a fait un cadeau et que le produit acheté est bien supérieur au prix déboursé. Ils adorent une entreprise quand elle leur vend le même et parfait produit qu'elle vend à des stars et des millionnaires. Ils adorent une entreprise quand ses produits suscitent en eux un sentiment d’appartenance.
Les gens, en règle très générale, n'adorent pas une entreprises quand elle les exclue de ses produits les plus sophistiqués. Les gens ne vont pas se précipiter dans des Apple Stores pour y voir, sous vitrine, plein de montres en or 18 carats qu'ils n'auront jamais les moyens de s'offrir. Et, si je ne me trompe pas, les frénétiques fanboys ne vont pas faire le pied de grue toute la nuit devant les boutiques Apple pour avoir le plaisir de s'acheter une Apple Watch Sport avant tout le monde s'ils ont l'impression qu'on leur vend du «bas de gamme».
L'Apple Watch sera peut-être un succès. Mais elle d'ores et déjà en train de s'attirer le genre de sarcasmes suscité par un autre appareil qui, dans sa première stratégie marketing, jouait l'amalgame de l'exclusivité et de la mode: les Google Glass.
Apple Watch charges by absorbing the contempt of your peers.
— Jamelle Bouie (@jbouie) 9 Mars 2015
«L'Apple Watch se recharge grâce au mépris qu'il suscite chez vos collègues»
A $5,000 clean water well in Haiti will dry up, but that Apple Watch will last forever.
— Brian S Hall (@brianshall) 9 Mars 2015
«Pour 5.000 dollars, un puits d'eau potable pour Haïti finira par s'assécher. Une Apple Watch, elle, sera éternelle.»
1 — Traduction issue du catalogue Andy Warhol. Rétrospective, Centre Georges Pompidou, 1990, p. 457-467, NdT Retourner à l'article