Économie

La revanche des actionnaires

Temps de lecture : 7 min

Une pluie de milliards tombe sur les actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions tandis que les indices boursiers battent des records ou retrouvent des niveaux inconnus depuis plusieurs années. Les bienfaits de cette pluie profiteront-ils à tout le monde? Beaucoup en doutent, y compris dans des milieux qui ne sont pas a priori hostiles au capitalisme.

Un bouledogue français lors d'un défilé canin, aux Etats-Unis en 2008. REUTERS/ Ina Fassbender
Un bouledogue français lors d'un défilé canin, aux Etats-Unis en 2008. REUTERS/ Ina Fassbender

Financiers et chefs d’entreprise auraient-ils oublié le célèbre aphorisme de l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt «les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain»?

Dans notre système économique, les profits sont légitimes, mais jusqu’à un certain point et selon l’usage qui en fait. Nécessaires et utiles lorsqu’ils servent à préparer l’avenir, ils peuvent susciter des réactions hostiles –et légitimes elles aussi– lorsqu’ils paraissent excessifs et servent plus à enrichir les actionnaires qu’à contribuer au développement de l’activité et au bien-être de tous.

Main basse sur les profits

L’an dernier, les 500 grandes entreprises américaines qui entrent dans la composition de l’indice S&P 500 ont versé 350 milliards de dollars de dividendes (un record) à leurs actionnaires et elles ont procédé au rachat de leurs propres actions pour un montant de plus de 550 milliards, le plus élevé depuis 2007. C’est donc au total plus de 900 milliards de dollars qui sont revenus aux actionnaires. Dans le même temps, leur bénéfice opérationnel (celui qui provient directement de l’activité, sans tenir compte des opérations financières qui ont été réalisées au cours de la période) a grimpé, mais il n’est pas estimé à beaucoup plus de 1.000 milliards. En résumé, les profits de l’année ont pour l’essentiel été distribués; seule une petite part est restée dans les entreprises pour financer les développements futurs.

Le versement de dividendes aux actionnaires se justifie. C’est, en théorie, la rémunération du risque pris par ceux qui apportent leurs capitaux à l’entreprise. Et ce risque est bien réel. N’oublions pas le krach boursier de 2000-2001 et la crise financière de 2008-2009. A chacune de ces crises, ce sont des milliards qui se sont volatilisés.

Les financiers se félicitent aujourd’hui de voir à Paris l’indice CAC 40 flirter avec les 5.000 points, mais ils n’oublient pas que le même indice CAC 40 était monté jusqu’à 6.944 points en septembre 2000, niveau qu’il n’a toujours pas retrouvé près de 15 ans plus tard.

Dans le même temps, le prix des appartements à Paris a presque triplé, ce qui montre qu’on peut gagner plus d’argent en dormant qu’en investissant dans les entreprises. Il n’est donc pas tout à fait étonnant que le nombre des actionnaires ait fortement reculé en France, revenant de plus de 7 millions en 2003 à environ 4,1 millions selon les estimations les plus récentes.

Un seul objectif: enrichir l’actionnaire

Dans les périodes difficiles pour la bourse, le dividende permet aux investisseurs de long terme de garder patience. Sur longue période, il peut représenter plus de la moitié du gain enregistré. Jusque-là, il n’y a rien à dire: le capital, comme le travail, doit être rémunéré.

Le problème, c'est qu’un mouvement de pensée né dans les années 1970 aux Etats-Unis fait de la rémunération de l’actionnaire l’alpha et l’oméga de la gestion: les managers doivent avoir pour seule et unique préoccupation de faire des profits et de «créer de la valeur» pour l’actionnaire; c’est en agissant ainsi qu’ils réussiront le mieux à développer leur entreprise et, accessoirement, à créer de l’emploi.

Dans la foulée, sont apparus des actionnaires dits «activistes». Ce sont des gérants de fonds d’investissements qui se manifestent de façon très pressante dans les assemblées générales, qui essaient de peser sur la stratégie de l’entreprise et menacent de ne pas voter la reconduction des dirigeants en place si la politique menée ne donne pas les résultats qu’ils escomptent. Et ils réussissent souvent à imposer leurs vues. Une entreprise a une activité insuffisamment rentable? Il faut la fermer ou la vendre. Elle a des effectifs plus importants que d’autres entreprises comparables, elle doit les réduire, et vite, même si elle fait des bénéfices, car le but du jeu est d’en faire davantage encore. Dans cette logique, les salariés estimés en surnombre sont inutiles et il faut les pousser à aller travailler ailleurs, là où ils ne freineront pas la rentabilité de leur entreprise.

Une logique qui s’impose à l’échelle mondiale

Cette logique libérale pure et dure n’est pas celle de beaucoup de dirigeants européens, mais ils ne peuvent l’ignorer.

Selon la dernière étude sur le sujet effectuée par la Banque de France, les entreprises du CAC 40 seraient détenues à hauteur de 46,7% par des investisseurs étrangers. Et ces investisseurs, ce ne sont pas des particuliers, ce sont majoritairement des gérants de fonds décidés à rechercher une rentabilité maximale pour leurs investissements.

Les dirigeants d’entreprise peuvent d’autant moins ignorer cette pression des actionnaires que la plupart des opérations de rachat d’entreprises se font au moins en partie par échange d’actions: le vendeur peut recevoir du «cash», mais pour l’essentiel on lui propose des actions de l’entreprise acheteuse en échange des actions de son entreprise.

Plus une entreprise joue la carte du profit et de la création de valeur pour l’actionnaire, plus son cours est élevé et plus elle est en position de faire des opérations de rachat par échange d’actions; celle qui ne joue pas ce jeu et a un cours plus faible risque de devenir la proie d’une OPA (offre publique d’achat) ou OPE (offre publique d’échange) hostile.


C’est par exemple la situation que l’on retrouve dans la pharmacie où, faute de pouvoir se développer assez vite grâce à la découverte de nouvelles molécules ayant un marché se chiffrant en milliards, les principaux laboratoires qui dominent le monde grandissent en en rachetant d’autres.

Dans cet univers, ou l’on est ou le prédateur ou la proie, les grands patrons ont de moins en moins le choix: le niveau du cours de leur action s’impose comme un objectif de gestion majeur.

C’est seulement ainsi que l’on peut comprendre la politique de Sanofi (qui redistribue maintenant à ses actionnaires plus de 50% de son bénéfice net) qui s’est fait épingler dans l’émission Cash investigation sur France 2.

La folie des rachats d’actions

Dans cette recherche du cours de bourse maximal, un nouvel instrument joue un rôle croissant: c’est le rachat d’actions (buy back).

L’idée est simple: à bénéfice identique, le bénéfice par action est plus grand s’il y a moins d’actions. Donc, pour faire monter son cours, l’entreprise emploie une partie de ses liquidités à racheter ses actions. Certaines, aux Etats-Unis, vont même jusqu’à s’endetter pour cela: la législation fiscale leur permet de déduire les intérêts d’emprunt du bénéfice imposable.

Cette technique du rachat d’actions était autrefois étroitement encadrée outre-Atlantique : elle était assimilée à de la manipulation de cours. Un texte de 1982 a considérablement assoupli les règles, avec les résultats que nous avons vus plus haut. D’autres pays, dont la France, s’y mettent, avec davantage de modération.

En théorie, le rachat d’actions est un aveu d’impuissance: il montre que l’entreprise n’a pas de projets intéressants à développer et que, en fin de compte, elle n’a rien de mieux à faire que de rendre leur argent aux actionnaires. Pratiqué à grande échelle, il peut être interprété comme le risque d’une grande panne de l’investissement et une menace pour l’avenir. C’est ce que dénoncent certains économistes et même certains financiers.

Une menace pour l’investissement?

Ce risque est-il réel? En fait, il doit être relativisé. Pour plusieurs raisons.

La première est qu’une entreprise n’investit pas seulement parce qu’elle a les moyens de le faire; il faut aussi que le contexte économique lui semble favorable. Or la croissance mondiale est actuellement assez faible, avec une zone euro qui commence juste à redémarrer et des grands pays émergents qui sont à la peine (Russie, Brésil) ou sont dans une phase de retour à des taux de croissance plus modérés (Chine). Même aux Etats-Unis, le retour à la croissance ne s’est pas fait sans hésitations et les entreprises ont eu de bonnes raisons d’hésiter avant de recommencer à renforcer ou moderniser leur outil de production. L’avidité des actionnaires n’explique pas à elle seule cette frilosité face à l’investissement qui inquiétait même Larry Fink, président de BlackRock, le plus gros gérant de fonds américain, il y a un an.

Une autre raison, moins avouable, laisse penser que la part des bénéfices allouée à la rémunération des actionnaires n’est pas aussi disproportionnée qu’il y paraît: les entreprises américaines laissent beaucoup de ces bénéfices à l’étranger. Si elles s’endettent pour verser des dividendes (comme Apple) ou procéder à des rachats d’actions, c’est parce qu’elles préfèrent laisser une partie importante de leurs bénéfices loin du fisc américain, de préférence dans des paradis fiscaux. Et les sommes en jeu sont énormes: il s’agirait de 2.100 milliards de dollars, soit plus de 1.900 milliards d’euros. A titre de comparaison, on peut rappeler que le PIB de la France est juste un peu supérieur à 2.100 milliards d’euros.

Un vrai problème politique et social

Dans ces conditions, il est peut-être un peu prématuré d’annoncer la faillite de ce système.

Depuis des décennies, on parle de la tyrannie du court terme aux Etats-Unis: obnubilés par la nécessité d’obtenir de bons résultats trimestriels, les managers américains oublieraient de préparer l’avenir. Et que voit-on? L’économie américaine continue de dominer le monde et c’est toujours pour l’essentiel des Etats-Unis que vient l’innovation. Et à en juger par les projets d’Apple, Google et autres, les Etats-Unis ont encore un avenir. Le capitalisme américain est peut-être complètement immoral, il n’est pas tout à fait fou.

Cela dit, cette course au profit pour l’actionnaire n’est pas sans danger. Elle encourage la formation de groupes de plus en plus puissants à l’échelle mondiale, en vertu de la règle selon laquelle le vainqueur rafle toute la mise. Et la formation de ces profits implique une pression constante sur les coûts, au détriment des sous-traitants et des salariés.

Alors que les Etats-Unis sont installés sur un rythme de croissance supérieur à 2% l’an, les économistes en sont toujours à constater la faiblesse de la hausse des salaires. Cette course au profit, on l’a vu, passe aussi par la dissimulation des gains, au détriment des Etats et de la grande masse des citoyens.

La vraie question à se poser n’est donc pas celle de l’insuffisance temporaire de l’investissement: l’argent est là et les entreprises iront le chercher le jour où elles estimeront en avoir besoin. La question est de savoir si ce «modèle» de croissance est politiquement et socialement supportable. Le débat entourant les bénéfices du CAC 40 montre à l’évidence qu’il y a un problème.

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