La campagne législative israélienne se poursuit crescendo alors que, pour la première fois depuis les précédents scrutins, le résultat final reste incertain. Les électeurs n’auront pas à choisir entre deux leaders, entre deux générations d’hommes politiques, entre la droite et la gauche, mais entre deux conceptions opposées du sionisme. Ces deux conceptions conflictuelles sont symbolisées par deux leaders qui peinent à décoller dans les sondages.
Deux sionismes
Naftali Bennett représente le nouveau sionisme à kippa, religieux et messianique. Isaac Herzog est le tenant de la vieille garde travailliste qui a créé le pays et qui se veut pragmatique, laïque et ouverte sur le monde occidental. Netanyahou se situe hors-jeu parce que son idéologie oscille avec le temps.
Il n’existait qu’une seule idéologie jusqu’à la guerre des Six-Jours. Il est vrai que la notion d’Etat palestinien n’avait pas encore effleuré l’esprit des arabes mais la guerre a révélé l’importance de nouveaux territoires comme la Cisjordanie, le Golan et même le Sinaï. Cette guerre a paradoxalement transformé un petit pays, entouré de voisins ultra-armés, en super puissance.
Les travaillistes au pouvoir au moment de la guerre de Six-Jours n’avaient aucune intention de garder les territoires conquis. Le «plan Allon» élaboré par le ministre de la Défense Yigal Allon, juste après la victoire israélienne de juin 1967, avait été présenté le 26 juillet mais n’a été rendu public qu’en 1976, neuf ans plus tard. Il permettait à Israël de contrôler la vallée du Jourdain et les hauteurs qui la dominent en agrandissant le couloir qui conduit à Jérusalem. Il prévoyait la création de trois enclaves palestiniennes: au nord avec un accès à la Jordanie, au centre et au sud sans aucun accès extérieur.
Dans l’attente d’une acceptation de ce plan secret par les arabes, les travaillistes, obnubilés par la nécessité de sécurité, ont alors multiplié la doctrine «Homa Oumigdal», Muraille et Tour, en s’inspirant des opérations d'installation clandestine d’implantations juives dans les années 1930. Avec l’accord tacite du gouvernement israélien, plusieurs positions sécuritaires, censées être temporaires, étaient ainsi bâties en Cisjordanie. Pour les travaillistes, il s’agissait de mailler la région pour la sécuriser et pour empêcher tout regroupement des populations arabes.
Mais la minorité religieuse du pays a fait de ces colonies son cheval de bataille en s’appuyant sur les textes bibliques pour fonder une idéologie de reconquête des territoires historiques perdus. Alors que les accords d’Oslo de 1993 avaient été signés avec l’intention de restituer aux arabes la majorité des territoires, les sionistes religieux ont créé des situations irréversibles en grignotant des morceaux de terre arabe. Mais dirigés par de vieilles barbes peu crédibles, peu audibles et manquants de moyens, ils se sont trouvés incapables de finaliser leurs idées iconoclastes. Il leur manquait surtout un leader charismatique.
Sionisme messianique
Le salut est subitement venu de Naftali Bennett, alors directeur de cabinet de Netanyahou, bridé dans son ascension politique par un dirigeant qui ne savait pas partager son pouvoir. S’appuyant sur une idéologie en friche, il a alors décidé d’aller à l’abordage d’une association de rabbins séniles. Il a fondé son nouveau parti sur les ruines du Parti national religieux avec la fougue d’un jeune entrepreneur, à qui tout réussissait, arrivé en politique avec ses millions, comme le nouveau messie.
Naftali Bennett s’est donc attelé à la création d’une nouvelle idéologie sioniste religieuse fondée sur une opposition à la création d’un Etat palestinien; une manière de s’opposer à Netanyahou qui, dans son discours de Bar Ilan en 2009, avait accepté le principe de deux Etats pour deux peuples:
«Si les Palestiniens reconnaissent qu’Israël est la patrie du peuple juif, nous serions disposés, dans le cadre d’un futur accord, à parvenir à une solution prévoyant l’existence d’un Etat palestinien démilitarisé aux côtés de l’Etat juif.»

Naftali Bennett (à gauche), en campagne à Ashkelon, le 26 février 2015. REUTERS/Amir Cohen
Le leader des sionistes religieux répète aujourd’hui à longueur de discours qu’il n’est pas question pour lui de brader la «patrie historique du peuple juif». Son arrivée sur la scène politique a payé, puisque les sondages lui assurent d’intégrer une coalition de droite.
Son sionisme est ambitieux, certains le trouvent démesuré puisqu’il lutte pour «la renaissance du royaume historique d'Israël», une idée messianique. Il pense que les données démographiques des juifs religieux travaillent en faveur de son sionisme, grâce à une natalité juive en forte croissance. Il est persuadé que les juifs seraient rapidement majoritaires en Cisjordanie. En prenant la parole au Forum Saban en décembre 2014, il s’était alors attaqué à l’idéologie de ses adversaires en prétendant que «le sionisme laïc fondateur de l'Etat a fini son rôle historique et que, [lui, a] été mandaté pour prendre le relais et continuer la course».
Sionisme laïc
Face à Naftali Bennett, les travaillistes ont une autre vision du pays. Le sionisme fondateur de l’Etat d’Israël était totalement laïc, inspiré par les révolutionnaires soviétiques et marxistes. Les religieux, de ce fait, avaient été écartés de la gouvernance.
Le visionnaire Ben Gourion avait compris que, pour survivre et prospérer au milieu de pays arabes hostiles, il devait renoncer au rêve du Grand Israël, donc à la Cisjordanie. Son objectif consistait à d’abord consolider l’existence d’un Etat naissant.
Cette modération avait été bien accueillie par les pays occidentaux qui l’ont soutenu pour lui conférer une légitimité internationale. Isaac Herzog est l’héritier de ce courant et l’héritier d’une dynastie qui a ses lettres de noblesse sionistes et religieuses. Son père Haïm était président de l’Etat après avoir été général, chef des renseignements militaires. Son grand-père Isaac avait été le premier rabbin ashkénaze d’Israël. Nanti de ces deux héritages militaire et religieux, il a choisi d’être laïc et sioniste libéral.
Naftali Bennett est convaincu de la réussite de son projet. A son arrivée au pouvoir en 1977, la droite a transformé la politique de points de peuplement sécuritaires en ambitieux programme d’implantations. De 50.000 en 1987 avant la première Intifada, 260.000 en 1993 avant les Accords d'Oslo et 440.000 en 2003 après la seconde Intifada, les habitants juifs des colonies atteignent aujourd’hui plus du demi-million. Naftali Bennett a compris qu’il avait vocation à devenir le porte-drapeau de cette nouvelle force politique qui pouvait lui drainer des électeurs pour un tremplin vers le poste de Premier ministre: «Le jour approche où nous allons diriger le pays.» Mais il bute sur le refus de Netanyahou.
Au cours des élections de mars 2015, ces deux conceptions du sionisme s’affrontent, messianique pour Bennett et pragmatique pour Herzog. Ce dernier veut suivre la trace de Ben Gourion et s’inspirer de sa philosophie, en préférant un Etat dans des frontières réduites, mais consolidé par les instances internationales, à un Etat aux frontières larges contestées, qui aurait à consacrer son temps à la défense de son territoire plutôt qu’au bien-être de sa population. Il se souvient que les sionistes historiques étaient pragmatiques en acceptant, contrairement aux arabes, un petit Etat en 1947 alors qu’un refus à l’époque aurait contrarié la naissance de l’Etat juif.
Deux Etats pour deux peuples
A cet instant précis, la guerre des sionismes est enclenchée bien que les élections se joueront d’abord sur les options économiques pour réduire la pauvreté en forte croissance et pour améliorer le sort de la classe moyenne frappée par les mesures libérales prises par le gouvernement.
La campagne électorale a l’avantage de forcer les candidats à prendre clairement position sur la création d’un Etat palestinien. Cette position, totalement rejetée par la droite et l’extrême droite, occupe les esprits et crée un clivage parmi les électeurs. Or cette question est majeure pour la poursuite ou non d’un processus de paix moribond mais aussi pour la conception précise de l’avenir des territoires.
Il ne s’agit plus de voter pour la gauche ou pour la droite qui ont en commun l’intérêt sécuritaire du pays. Le choix se situe entre un Etat palestinien indépendant aux côtés d’un Etat juif avec une identité juive bien marquée, ou bien un Etat binational. Les Israéliens doivent décider s’ils veulent se séparer définitivement des arabes de Cisjordanie ou bien vivre imbriqués dans le même pays, en partageant la même terre avec le risque d’une cohabitation conflictuelle parce qu’un peuple ne peut pas dominer un autre sans créer la haine et le désespoir.
Ce concept d’Etat binational a fait bouger les lignes au-delà des clivages habituels puisque le parti centriste de Tsipi Livni s’est allié avec le parti de la gauche républicaine.
La droite n’a pas de projet concret concernant la structure de cet Etat partagé. Le langage de guerre est souvent utilisé. Les sionistes religieux ont balayé toute avancée positive qui existait à la création du gouvernement de 2013 lorsque les centristes Tsipi Livni et Yaïr Lapid ont obtenu la confiance de Benjamin Netanyahou pour négocier face aux Palestiniens et aux Américains. Ils étaient les seuls à pouvoir imposer une certaine modération pour ne pas tomber dans le piège d’un Etat binational, sans avenir.
Annexion problématique
La clarification sur le dogme des deux Etats devient indispensable. Sur la base d’arguments sécuritaires, ceux qui refusent un Etat palestinien se font de plus en plus nombreux. Les habitants des colonies de Cisjordanie croient encore à la réalisation messianique de leur rêve d'un Grand Israël. Pour rendre leur position légitime, ils se fondent sur l’Histoire et sur les textes bibliques. Mais les dirigeants internationaux refusent de considérer comme israéliens les territoires de Cisjordanie, conquis après la guerre de Six-Jours.
Depuis 1967, l’annexion pure et simple de ces territoires n’a jamais été envisagée, ni par les gouvernements de droite ou de gauche, ni paradoxalement par le gouvernement actuel dont les sympathies de la coalition au pouvoir tendent vers la droite extrême. Cela dénote la difficulté d’une démarche qui n’est pas simple, sinon l’opération aurait été menée tambour battant, comme celle qui a conduit à l’annexion du Golan en 1981 et de Jérusalem en 1982. Il avait fallu attendre près de 14 ans après la victoire de 1967 pour intégrer à Israël une infime partie des territoires conquis.
Les nationalistes religieux prônent l’annexion pure et simple de la Cisjordanie. Seul le nationaliste Avigdor Lieberman a opéré un revirement politique car il savait qu’il s’agissait d’un rêve irréalisable. Il a renoncé au Grand Israël car, pour lui, réclamer l’annexion de la Cisjordanie sans en mesurer les conséquences, serait une faute politique. Alors, des questions sont ouvertement posées aux tenants de l’annexion qui les éludent pour ne pas avoir à donner d’explication alambiquée.
Ces annexionnistes sont conscients de la difficulté d’une décision irréfléchie, mais ils se voilent la face devant tant de questions qu’ils auront à résoudre.
L’avenir de l’Autorité palestinienne et le statut qui lui sera réservé dans l’Israël unifié reste le problème majeur car elle a fait l’objet d’un traité. Les forces de sécurité palestiniennes, qui disposent d’arsenaux légaux, peuvent devenir un danger potentiel en cas de démantèlement.
En cas d’annexion, les populations arabes évaluées à 4,29 millions de Palestiniens (2,65 millions en Cisjordanie et à Jérusalem-Est et 1,64 million dans la bande de Gaza) devront disposer d’un statut politique.
Gaza bénéficie déjà d’un statut d’autonomie interne et son annexion imposerait à nouveau une occupation par Tsahal, sauf à maintenir le statut actuel hybride. Des mesures spéciales devront être envisagées pour administrer la région à la place de l’Autorité palestinienne. L'armée israélienne, qui est chargée de protéger les frontières, rechigne à effectuer des missions de police.
L’économie israélienne aura du mal à absorber totalement la population arabe des territoires avec 40% de chômeurs. Israël n’est pas l’Allemagne pour supporter le choc financier de l'intégration de ses «nouveaux citoyens» souvent démunis.
Enfin, une annexion des territoires palestiniens composés de 4,2 millions d’arabes modifierait l’équilibre de la population juive qui, avec 6,4 millions d’âmes, devra faire face à 5,8 millions d’arabes en incluant ceux qui vivent déjà en Israël. Les juifs auront du mal à maintenir une majorité juive au pays. C’est le grand débat qui anime la campagne électorale.