Ils l’appellent «le nazi». Robert Zupan est un professeur d’allemand intransigeant, prêt à pousser ses élèves dans leurs retranchements pour les mener le plus haut possible. Une méthode brutale qui ne sied guère aux lycéens de L’Ennemi de la classe, drame slovène qui sort quelques semaines à peine après l’annonce par Najat Vallaud-Belkacem du lancement d’un plan anti-harcèlement en milieu scolaire.
Dans le film de Rok Biček, une élève met fin à ses jours peu après l’arrivée de ce professeur remplaçant si contesté, amenant une partie de ses camarades à en tirer une conclusion toute simple: Zupan est responsable de la mort de leur amie. Loin de vouloir jeter de l’huile sur le feu, L’Ennemi de la classe apportera une réponse mesurée. Non, Robert Zupan ne s’est pas comporté en «nazi»; oui, il s’y est sans doute mal pris. On est loin du jusqu’auboutisme qui traversait Terminale, film réalisé par Francis Girod en 1998, dans lequel le professeur de philosophie incarné par Bruno Wolkowitch se révélait être un militant d’extrême droite option négationniste, clairement responsable du suicide d’une élève avec laquelle il avait couché avant de la rejeter.
Dictature de profs
Le plan contre le harcèlement dévoilé par la Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche contient tout un tas de mesures dont l’efficacité sera à mesurer au sein de chaque établissement. Mais il néglige en tout cas un pan de ce qui constitue le harcèlement en milieu scolaire: le harcèlement pratiqué par les enseignants eux-mêmes. Les cas sont apparemment trop rares pour être comptabilisés, mais c’est un fait: au-delà des divergences bien normales entre élèves et professeurs, qui nécessitent parfois de s’installer autour d’une table pour repartir sur des bases saines, il arrive que des enseignants outrepassent leurs droits et en viennent à exercer sur un élève ou une classe entière une véritable dictature de la terreur. Parfois de l’humiliation.
Récemment, un autre film valorisait cette façon d’enseigner: dans Whiplash, le professeur joué par J.K. Simmons menait ses élèves jusqu’à la crise de nerfs, afin de les pousser à donner le meilleur d’eux-mêmes. Citant l’exemple du jazzman Charlie Parker, il expliquait au batteur joué par Miles Teller qu’il fallait en passer par là pour pousser les génies à se révéler. Allant jusqu’au bout de sa logique, le film finissait par lui donner raison: après avoir poussé l’un de ses étudiants au suicide, après avoir tout fait subir au héros du film (jusqu’à un grave accident de la circulation dû à son état d’extrême fébrilité), le prof finissait par obtenir «son» Charlie Parker à lui.
La morale de Whiplash a de quoi faire débat, mais c’est lorsqu’il atteint le champ du réel que le harcèlement perpétré par les professeurs devient réellement préoccupant.
Ne rendre de compte à personne
Dans notre système scolaire, l’enseignant est désigné comme le supérieur de l’élève. La connaissance, la sagesse, l’autorité, c’est lui. Il a certes de nombreux devoirs liés à sa fonction, mais également beaucoup plus de droits que ceux à qui il enseigne. Ce rapport d’autorité semble difficile à remettre en question: donner exactement le même rôle aux professeurs et aux élèves, c’est faire disparaître toute parcelle d’éducation, toute possibilité pour l’enseignant de transmettre des savoirs et des valeurs. Le problème, c’est lorsque ce rapport hiérarchique est utilisé par le corps enseignant comme un levier pour asseoir encore un peu plus sa supériorité.
Hormis une séance d’inspection tous les six ans (selon mon estimation et celle de la plupart des profs: les inspections tombent à un rythme totalement aléatoire), professeurs et élèves se retrouvent seuls à seuls durant chaque heure de cours de l’année. Les cours se font au choix porte ouverte ou porte fermée, mais c’est le professeur qui décide. Il n’a de comptes à rendre à personne, et c’est à lui seul que revient la décision de rapporter tel ou tel incident qui aurait pu survenir dans la classe. Un degré de liberté bienvenu lorsqu’il est utilisé avec bienveillance, mais qui devient un terrible vecteur de partialité pour les professeurs franchissant allègrement la ligne blanche.
Ne faire vivre des élèves que dans la peur et la répression, c’est oublier de leur faire comprendre pourquoi ils sont là
En matière de comportement à adopter face aux élèves, tout est affaire de convictions, de personnalité, mais aussi et surtout de curseur. Brandir la menace (d’une punition, d’une mauvaise note, d’une impossibilité à obtenir le cursus demandé) fait hélas partie de notre quotidien. En mettre certaines en application également. Mais ne faire vivre des élèves que dans la peur et la répression, c’est oublier de leur faire comprendre pourquoi ils sont là: pour devenir des adultes responsables, capables de raisonner par eux-mêmes en s’appuyant sur une culture commune et sur leurs propres particularités.
Comme de nombreux collègues, je ne cesse de tenter de trouver le juste milieu entre autorité et compréhension, toujours avec bienveillance. Certains pensent avoir besoin de crier en permanence pour se faire respecter; d’autres sont si naturellement charismatiques que leur simple présence suffit à canaliser les classes les plus difficiles à manier. Ils tentent, pour la plupart, de se montrer cohérents avec leur vision de l’enseignement et l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Quelques uns semblent hélas prêts à tout pour que la salle de classe soit leur royaume.
Injustice
Désormais en classe de terminale, Susana me raconte son année de troisième:
«Il arrivait que la prof de SVT nous traite d’idiots. Comme elle nous faisait peur, on n’a jamais vraiment réagi. Ceux qui en ont parlé à leurs parents se sont entendu répondre que c’est comme ça que beaucoup de professeurs parlaient à leur époque. Alors quand la prof a tiré les cheveux d’une élève qui avait commis une erreur au tableau, on ne savait plus vraiment si c’était normal ou pas, si on avait le droit de se plaindre ou non.»
Les faits s’étant reproduits, les parents des élèves victimes de ce genre d’agression ont fini par réclamer un rendez-vous auprès du personnel de direction du collège. À quelques mois de la retraite, l’enseignante a été discrètement mise au placard, sans faire de vagues, afin d’apaiser parents et élèves tout en évitant que la presse locale ne se saisisse de l’affaire.
Pour un geste similaire, un élève serait immédiatement passé devant le conseil de discipline, et aurait été très probablement exclu de l’établissement.
Aller en classe la peur au ventre
En tant qu’élève, j’ai le souvenir d’un professeur de technologie qui nous avait traumatisés, mes camarades et moi, durant deux très longues années. Aller en classe la peur au ventre est un sentiment que je ne souhaite à personne. C’est d’ailleurs pourquoi en tant qu’enseignant, j’essaie d’en faire un lieu de confiance, que personne ne soit jugé, quel que soit son niveau scolaire, son genre ou ses origines.
Ce professeur de technologie nous punissait au moindre bruit. Un classeur ouvert trop bruyamment, un éternuement, et le couperet tombait, généralement sous la forme d’un dessin technique à réaliser pour la semaine suivante. Je me souviens avoir passé des samedis entiers à essayer de réaliser des dessins parfaits. Lorsque c’était le cas, le professeur les déchirait avec jubilation avant de les mettre à la poubelle; sinon, il fallait recommencer pour la semaine suivante, avec une mauvaise note en prime. Avons-nous parlé à nos parents de ce comportement abusif? Jamais. Nous avions bien trop peur des conséquences éventuelles, dont nous ne connaissions pas la nature mais dont nous étions certains qu’elles seraient terribles.
Il semble également que nous ayons tous connu ces professeurs hommes visiblement ravis de trouver face à eux des lycéennes en tenue printanière. Adolescent, il m'arrivait de rire de ces histoires de profs s'arrangeant systématiquement pour que les jolies filles se trouvent au premier rang. Aujourd'hui, je vois ces histoires d'un autre œil. Tout comme je m'en veux de ne pas avoir compris à l'époque que ce professeur d'EPS tyrannique avec les garçons mais si mielleux avec les filles, auxquelles il faisait systématiquement appel pour les démonstrations de gymnastique, n'adoptait pas exactement le comportement irréprochable que l'on aurait pu attendre d'un membre de l'Éducation nationale.
Elève contre prof
Dans une majorité de collège et de lycées, on entend les chefs d’établissements et les CPE affirmer aux élèves que leur parole a moins de valeur que celle du professeur.
Effectivement, dans l'univers fantasmé de l'école, l’enseignant est un modèle de vertu, qui ne se trompe jamais et ne prononce jamais la phrase de trop, tandis que l’élève est... un ado.
En tant que professeur, je dois reconnaître que cette confiance qu'on nous octroie est un soulagement, car elle nous évite d’enseigner dans la crainte qu’un élève insatisfait puisse raconter n’importe quoi et être cru aveuglément. Mais cette confiance est aussi une limite.
La parole de l’enfant et de l’adolescent sont insuffisamment prises en compte
La parole de l’enfant et de l’adolescent sont insuffisamment prises en compte, par manque de temps ou par désir de ne pas faire naître de scandale. Alors, dès qu’un mineur émet une plainte à propos d’un enseignant, ses griefs sont systématiquement détournés. Manque d’atomes crochus avec le professeur, manque d’intérêt pour sa matière, sentiment d’injustice lié à une décision précédente: il s’agit généralement d’arrondir les angles en trouvant des justifications annexes au propos formulés par l’élève, alors qu’il faudrait tenter de distinguer le vrai du faux le plus clairement possible.
Dans Entre les murs, Laurent Cantet se penche assez longuement sur une altercation entre François Marin, le professeur joué par François Bégaudeau, et les deux déléguées de sa classe. Il finit par faire preuve d’un certain irrespect à leur égard, ses mots dépassant sans doute sa pensée. Mais Marin rédige un rapport sur l’incident en omettant volontairement les termes blessants employés à l’égard des deux élèves. Devant jongler entre sa version et celle des collégiennes, la CPE de l’établissement lui demande de confirmer qu’il n’a pas tenu ces propos. Et c’est effectivement ce qu’il fait. Bien qu’une vingtaine de témoins ait pu constater que le professeur est allé légèrement trop loin, il ne sera finalement pas inquiété, ni même remis à sa place, pour ses propos.
Tout en continuant à faire confiance aux enseignants (mais pas une confiance aveugle), il faudrait aussi faire comprendre aux élèves que leur parole compte, qu’elle peut être entendue, comprise et respectée.
Dans le cas contraire, mieux vaut ne pas s’étonner que les affaires de harcèlement entre élèves n’arrivent jamais aux oreilles des adultes, et que dans le cadre d’affaires survenant en dehors du cadre scolaire (violences, attouchements, viol…), les victimes ne soient jamais tentées de se confier à des référents issus de l’univers éducatif. Il est temps en tout cas de faire de l’univers scolaire un lieu de confiance réciproque, où chacun puisse reconnaître ses erreurs sans honte et où un traitement particulier est réservé aux personnes les moins bien intentionnées. C’est toute la conclusion de L’Ennemi de la classe: tout n’est pas toujours rose dans l’éducation nationale, mais l’essentiel est de se servir des erreurs passées pour avancer tous ensemble dans le bon sens.