La politique est parfois l'art de retourner un handicap en avantage. Alain Juppé a été nommé ministre pour la première fois il y a 29 ans, en 1986. Il devenu Premier ministre il y a 20 ans. L’actuel maire de Bordeaux aura 72 ans en 2017. Trop daté, Juppé? Trop vieux pour devenir président de la République dans deux ans?
C’est tout le contraire, répliquent avec aplomb ses partisans. La France aurait besoin d’un vieux sage expérimenté après avoir enduré les foucades d’un chef d’Etat agité puis subi les hésitations d’un président en long apprentissage. Mieux, Juppé aurait l’inestimable avantage d’offrir aux électeurs la certitude qu’il n’effectuerait qu’un seul mandat à l’Elysée.
Un chef d’Etat désintéressé
Benoist Apparu, maire de Châlons-en-Champagne et l’un de ses proches, est le premier à avoir glissé l’argument sur la scène publique. «Les Français se diront, vu l'âge d'Alain Juppé, il ne fera qu'un mandat», a-t-il expliqué dès mai 2014. Et d’ajouter:
«Président de la République, il ne sera jamais suspecté d'être intéressé par sa propre réélection.»
Un chef d’Etat désintéressé de la suite de sa carrière, et tout entier dévoué au bien public, que demander de plus?
L’intéressé a lui-même pris cet engagement d’un mandat présidentiel unique en septembre 2014. Voilà qui pourrait lui offrir un avantage comparatif par rapport à Nicolas Sarkozy qui aura 72 ans, pour sa part, en 2027, soit au terme de deux mandats s’il parvenait à reconquérir l’Elysée en 2017 et à s’y faire réélire cinq ans plus tard. L’ancien maire de Neuilly-sur-Seine étant, à juste titre, réputé pour son addiction au pouvoir et son goût pour les joutes électorales, l’hypothèse de le voir rester dans la course le plus longtemps possible n’a rien de farfelue.
L’argument vaut moins face à François Hollande. Le président sortant, s’il devait retenter sa chance devant les Français, ne pourrait de toutes manières que postuler à un dernier mandat. Depuis la réforme constitutionnelle de 2008, un président de la République ne peut se représenter qu’une fois devant les électeurs (deux mandats consécutifs).
Totalement libre de réformer
Un petit groupe intitulé «Nous citoyens» avance la proposition d’un mandat présidentiel unique pour 2017:
«Compte-tenu de la situation critique de notre pays et des réformes à mener, nous proposons que le prochain président de la République soit élu, exceptionnellement, pour un seul mandat de façon à ce qu’il se consacre pleinement, sur 5 ans, au redressement de la France et ne soit pas freiné par l’ambition d’être réélu.»
Tout est dit. L’ampleur des réformes impopulaires qui s’imposeraient pour le salut de la France supposerait un président délivré des contingences électoralistes. «Je suis convaincu qu’il n’aura d’autre ambition que de mener les réformes nécessaires que la France et les Français attendent et que personne n’a eu le courage de mener pour l’instant», explique en écho Christophe Béchu, sénateur-maire d’Angers et ardant juppéiste.
Il y a là comme un paradoxe. Un président non soumis à la tentation de la réélection aurait les coudées franches pour procéder aux «réformes nécessaires», à la fois attendues par les Français et redoutés par les mêmes, puisque les dirigeants n’ont pas eu le «courage» de les réaliser.
Il est vrai qu’il s’agit de réformes qui remettent généralement en cause des acquis sociaux et qui sont synonymes de régression pour beaucoup. Dès lors, on comprend mieux qu’il soit préférable d’être exempté d’un futur jugement du suffrage universel pour emprunter ce chemin.
L’argument peut porter dans la primaire interne à la droite. Juppé, qui a d’ores et déjà donné un tour très libéral à son programme, pourra alors faire valoir sa capacité à le mettre en oeuvre en l’absence de futures arrières-pensées électorales.
Inversement, il peut desservir le candidat de la droite dans la compétition présidentielle elle-même. Ceux des électeurs qui craignent ces douloureuses réformes qui sont censées nous apporter le salut économique auront quelques raisons supplémentaires de se détourner de Juppé.
Eternelle ivresse du pouvoir
La thèse d’un président totalement libre par rapport aux électeurs en cas de mandat unique peut, au demeurant, être lue d’une manière plus inquiétante.
L’ivresse du pouvoir est consubstantielle à son exercice. Le sentiment de toute-puissance qu’offre la Ve République à son président risque d’être exacerbé par l’accomplissement d’un mandat unique. En cinq années, le chef de l’Etat se sentirait investi de la mission sacrée de sauver le pays, guidé par ses propres lumières.
Or, s’il convient de faire crédit à Juppé d’avoir mûri à l’épreuve de sa brillante mais chaotique carrière politique, il n’est pas certain que son tempérament a profondément changé. Il est à craindre que, du haut de l’Elysée, son vieux complexe de supériorité revienne en force.
Celui qui était surnommé «Amstrad» au temps des premiers ordinateurs est doté d’une vive intelligence qui le ne prédispose pas immédiatement à l’écoute du commun des mortels. Une telle caractéristique est de nature à effrayer certains électeurs.
Voilà pourquoi la perspective de laisser carte blanche à un chef d’Etat pour «réformer» le pays sans qu’il ne se soucie de comptes à rendre aux électeurs devrait susciter des réactions contrastées.
Dans la dernière période, ces mêmes électeurs ont plutôt eu comme réflexe d’affaiblir les gouvernants par le jeu d’alternances successives et répétées. Atteints comme ils le sont par la crise et plus que dubitatifs quant aux remèdes généralement préconisés pour la surmonter, il n’est pas dit qu’ils attendent impatiemment un sauveur suprême.