Tel Aviv et Jérusalem (Israël)
«La gauche est désormais plus sioniste que socialiste», résume Tom Segev. Cet historien, chroniqueur renommé du quotidien Haaretz, prépare actuellement une biographie de David Ben Gourion, le père fondateur d’Israël et le chef du Parti travailliste. «Ben Gourion n’a jamais été véritablement socialiste. Il était d’abord sioniste et nationaliste. Comme la gauche israélienne aujourd’hui», résume Tom Segev, lorsque je le rencontre.
Des baies vitrées de son appartement à Jérusalem, la vue est époustouflante: on aperçoit la Vieille ville à deux pas, on devine le mont des Oliviers, au loin la mer Morte, et, plus près de nous, le «Mur» érigé sur la «frontière» entre Israël et les territoires palestiniens.
«A l’époque, j’ai pensé, et je l’ai écrit, qu’Israël allait évoluer vers une société post-sioniste. Je me suis trompé. On a évolué vers une société encore plus sioniste.»
Pour les élections du 17 mars en Israël, les travaillistes se présentent désormais sous un nouveau nom: «Union sioniste». Une formule significative qui donne raison à Tom Segev.
En Israël, tous les principaux partis politiques sont désormais «sionistes» –la gauche plus que jamais.
«Nous sommes tous sionistes aujourd’hui»
Il y a plusieurs inconnues à l’élection du 17 mars.
La première s’appelle Isaac Herzog, dit «Bouji». Le patron du Parti travailliste est issu d’une famille ashkénaze historique: son grand-père fut le chef rabbin en 1948, son père un général devenu le sixième président d’Israël et, côté professionnel, il a fait carrière dans l’un des cabinet d’avocats les plus onéreux d’Israël. Une gauche élitiste et riche!
«C’est un sioniste mainstream», résume Tom Segev. Qui ajoute:
«Mais il n’a aucun charisme. Il manque complètement de charisme.»
«C’est un politique habile, prudent, prêt au compromis. Il résume bien le Mapaï, comme on appelait le Parti travailliste avant la naissance d’Israël: le parti du compromis», relativise Colette Avital, qui le connaît bien pour avoir siégé avec lui au parlement sous l’étiquette travailliste. Dans la Knesset sortante, le parlement israélien, Isaac Herzog détient 15 sièges sur 120. C’est peu quand il en faut 61 pour gouverner.
Il a donc formé une coalition avec l’énigmatique Tzipi Livni, pourtant ancienne ministre de la Justice de Netanyahou et ancienne leader du parti Kadima d’Ariel Sharon. Du Likoud à la coalition travailliste, son parcours pourrait faire sourire; mais elle est populaire. Son petit parti Hatnuah, «le mouvement», compte six députés.
Ensemble avec Herzog, ils se présentent au centre-gauche sous l’étiquette «Union sioniste». Ils peuvent espérer autour de 25 députés.
A leur gauche, il y a le Meretz et ses 6 députés. «Nous soutenons Herzog pour le poste de Premier ministre et nous le faisons sans poser de conditions», m’explique Tomer Reznik, le directeur-adjoint de campagne du Meretz. Alors que nous discutons dans un café branché de Tel Aviv, sa petite amie arrive: elle travaille pour «V15», la victoire en 2015. C’est une coalition informelle de ceux qui veulent «tout sauf Netanyahou».
«En choisissant pour nom l'“Union sioniste”, les travaillistes ont voulu dire: “Nous sommes tous sionistes désormais”. Trop longtemps, on nous a reproché de ne pas être assez sionistes, ou d’être devenus post-sionistes. La gauche a perdu sa légitimité historique. Alors, plutôt que de s’afficher à gauche, on s’affirme sioniste jusque dans le nom», commente l’ancienne députée travailliste Colette Avital, aujourd’hui secrétaire internationale du Meretz.
Ces trois partis, le Parti travailliste, Hatnuah et le Meretz forment, en gros, et ensemble, la gauche israélienne aujourd’hui.
On peut ajouter aux voix de la gauche, ce qui ne va pas forcément de soi pour une coalition sioniste, la Liste Unie des partis arabes, habituellement divisés et pour une fois rassemblés (les Arabes-Israéliens représentent 20% de la population).
C’est la seconde inconnue de ce scrutin. Cette liste d’union est alliée au petit Parti communiste israélien pro-arabe Hadash et, étrangement, à un parti islamiste, qui a un effet repoussoir: ils pèsent au total de 12 à 15 députés (actuellement ils sont 11 à la Knesset). La progression du vote arabe, si elle devait être confirmée, serait un vrai bouleversement à la Knesset.
Occupy Rothschild
La troisième inconnue du 17 mars s’appelle Yaïr Lapid. Cet ancien animateur de télévision populaire a été l’une des figures d’Occupy Rothschild, la version israélienne en 2011 du mouvement des Indignés. Est-il de gauche? Pas vraiment. C’est un centriste libéral, à l’idéologie variable, sinon opportuniste.
«On représente une classe moyenne déboussolée par la politique», m’explique Sacha, qui s’occupe de la campagne numérique de Yesh Atid, le parti de Lapid. Dans la Knesset sortante, ce dernier a déjà obtenu, à la surprise générale, 19 députés; les sondages lui en prédisent davantage aujourd’hui.
Deviendra-t-il l’un des principaux partis israéliens et, surtout, le faiseur de Roi? C’est possible, même s’il n’a encore rien dit sur ses intentions de vote entre «Bibi» et «Bouji». Associé avec le premier dans la coalition Likoud, son départ a précipité la chute du gouvernement et conduit aux élections anticipées actuelles. Mais pour rester au centre du jeu et ne pas dévoiler ses cartes, il ménage désormais «Bibi» et ne critique pas non plus «Bouji». Il ne faut jamais insulter l’avenir...
Un nouveau parti du centre droit, Kulanu, est crédité lui aussi de 7 ou 8 députés. Mené par Moshe Kahlon, ancien ministre des Télécommunications, proche du Likoud, il a permis de redonner du pouvoir d’achat aux Israéliens grâce à la baisse du prix des téléphones portables (et ce qu’on appelle ici la «révolution des cellulaires»).
Si Kulanu penche à droite et Yesh Atid au centre-gauche, ces deux partis joueront probablement un rôle, au centre, dans la nouvelle coalition, quelle soit de droite ou de gauche.
Ce que peut faire Netanyahou
Face à cette gauche et ce centre émiettés, la réélection pour un quatrième mandat de «Bibi» Netanyahou, 65 ans, est possible. Beaucoup de commentateurs la pronostiquent même, en dépit des scandales de corruption à répétition et des sondages qui ne donnent à son parti qu’environ 25 députés.
Face à ces incertitudes, Netanyahou a choisi de rassurer et de construire minutieusement sa coalition, quitte à se préparer à faire un coup de théâtre.
Voici sa femme, Sara, placée au devant de la scène, pour personnaliser la campagne, au lieu de traiter les sujets de fond. Son portrait décalé dans Haaretz, le journal de la gauche libérale, a surpris les travaillistes. Et dans une des vidéos de campagne du Likoud, on voit le Premier ministre sortant arriver à la maison d’une famille dont les parents ont décidé de sortir pour la soirée: «Vous avez besoin d’une baby-sitter? Voici un bibi-sitter», leur dit Netanyahou. L’élection vire à l’entertainement. «Ce n’est plus une campagne électorale, c’est un reality show», commente Colette Avital.
Pour gagner, Netanyahou va devoir constituer une coalition à droite, ou choisir l’union nationale.
Dans le premier cas, il doit gouverner avec son ministre d’ultra-droite Avigdor Liberman, dont le parti détient déjà 13 sièges, et Le Foyer juif, un parti ultra-nationaliste religieux dirigé par Naftali Bennett (12 députés sortants). L’appoint des partis religieux séfarades sera indispensable, mais probablement insuffisant. Pour unir cette majorité divisée, Netanyahou met l’accent sur la menace nucléaire iranienne, au grand dam des Américains qui tentent de trouver avant la fin mars un accord avec Téhéran. Son positionnement est plus simple que celui des travaillistes, et sa majorité potentielle plus unie.
L’hypothèse d’une union nationale existe aussi –et c’est la quatrième inconnue de cette élection. Elle pourrait être construite avec le centre droit et, peut-être même, plus à gauche, avec l’Union sioniste. Elle aurait deux avantages: elle permettrait à Netanyahou de se maintenir au pouvoir et d’éviter de lier son destin aux ultra-nationalistes religieux. «Herzog peut choisir l’union nationale avec Netanyahou, ce n’est pas du tout à exclure. Les travaillistes l’ont déjà fait dans le passé. Herzog a l’art du compromis», commente, ironique, Colette Avitol du Meretz.
Dans tous les cas de figure, avec une coalition dirigée par «Bibi» ou «Bouji», aucune majorité assez forte ne devrait apparaître le 17 mars pour changer véritablement la donne en ce qui concerne la question du processus de paix et le problème de l’occupation des territoires palestiniens.
«N’oubliez pas que Netanyahou a quitté le gouvernement quand Ariel Sharon a fait démanteler les colonies pour se retirer de Gaza», insiste Amos Schocken, le patron d’Haaretz, interrogé au siège du journal à Tel Aviv. D’autres, plus optimistes, me font remarquer que Tzipi Livni, qui serait Premier ministre en alternance avec Herzog, en cas de victoire de l’Union sioniste, a été la négociatrice en chef du processus de paix avec les Palestiniens lorsqu’elle était ministre des Affaires étrangères des travaillistes et qu’elle a accepté d’aller assez loin dans les concessions territoriales pour trouver un accord de paix, finalement enterré. Le messianisme colon ou religieux du Likoud reste éloigné du sionisme éclairé de la gauche.
La question palestinienne évacuée
«Je sens quelque chose dans l’air israélien en ce moment qui me dit que Bibi c’est fini», pronostique Gideon Levy, journaliste vedette d’Haaretz, et anti-Netanyahou notoire. Mais il n’attend rien non plus de «Bouji», en cas de victoire des travaillistes. Au contraire.
«Herzog serait pire que Netanyahou. Il sera accueilli en héros à Washington et en Europe, il dialoguera avec les Palestiniens, mais il ne fera rien. Il n’a ni la volonté ni les moyens de mettre fin à l’occupation israélienne. Ce sujet n’est pas dans la campagne, même pas dans la campagne des travaillistes.»
Gideon Levy ne croit plus, comme la plupart des personnes que j’ai rencontrées en Israël, à la solution dite des «deux etats».
Ni les Israéliens, ni les Palestiniens n’en veulent. Aucun des deux camps, même les juifs et les arabes les plus modérés, n’est prêt à faire les concessions minimales nécessaires. Et surtout, personne n’aura en Israël une majorité assez puissante pour faire évacuer les colons, comme Ariel Sharon l’a fait sur une toute petite échelle à Gaza.
Ceux-ci seraient déjà plus de 600.000 à vivre à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Soit près de 10% de la population israélienne. Les colonies ne sont plus seulement des épiphénomènes religieux ou idéologiques. Ce ne sont pas des kibboutz de droite, comme on le croit parfois à tort. Ce sont des villes, parfois de grandes villes, avec de nombreuses familles qui ne se sont plus «implantées» là, mais qui sont «nées» là: «Ce sont des natifs», me dit la journaliste Amira Hass, qui pourtant est l’une des voix les plus critiques contre le processus de colonisation.
Enfin, du côté palestinien, aucune unité, ni majorité, n’existent davantage. Inutile d’espérer un accord quelconque entre le Fatah et le Hamas pour l’instant; quant aux Arabes-Israéliens, il n’est pas certain qu’ils veuillent retourner massivement sous un drapeau palestinien.
Etrangement, on entend beaucoup parler en Israël aujourd’hui de «transfert» de population, d'«annexion» et même d’une solution autour d’un seul Etat: «Ces idées auraient été inimaginables il y a encore quelques années. On aurait pensé qu’elles étaient racistes, or elles sont dans le débat aujourd’hui», note Colette Avital, qui constate, impuissante, depuis la seconde intifada et les attentats en Israël, un grand basculement de la vie politique israélienne vers la droite.
En me rendant à Ramallah et Bil’In, un village de Cisjordanie, je constate que la situation est actuellement claire: la Palestine n’existe pas; il y a un seul Etat avec quelques «bantoustans», selon le mot que me répète plusieurs fois à Ramallah Amira Hass.
«C’est un seul Etat avec apartheid», confirme Gideon Levy, qui ajoute:
«La solution de deux Etats est finie. Elle est morte. Personne n’y croit plus.»
«Deux Etats, ça ne peut plus marcher», confirme pour sa part Tom Segev qui ajoute, pour enfoncer le clou:
«Herzog défend la solution de deux Etats mais il n’y croit même plus vraiment lui-même.»
Le processus de paix est devenu un slogan vide et sans soutiens réels en Israël –même pas à gauche.
Reste Barack Obama. C’est le seul espoir, avancé par exemple au Meretz, et il est bien ténu. Mardi 3 mars, Netanyahou doit prononcer un discours à haut risque devant le Congrès à Washington à l’invitation des Républicains. Exaspéré, Barack Obama ne le recevra pas; le secrétaire d’Etat John Kerry sera en Suisse; des dizaines de démocrates veulent s’abstenir de venir l’écouter. Vu les relations exécrables qu’entretient l’administration américaine avec Netanyahou, sa réélection ne pourrait rien apporter de nouveau en ce qui concerne le processus de paix.
En revanche, une victoire de Isaac Herzog serait accueillie très favorablement par Obama. On peut même imaginer qu’après avoir commencé son premier mandat par le discours du Caire, le prix Nobel Obama pourrait vouloir le terminer par une action éclatante pour la paix sur le conflit israélo-palestinien. Sans doute, il mouillerait sa chemise; il viendrait en Israël; il pousserait Herzog à serrer la main de Mahmoud Abbas.
La gauche israélienne espère ces gestes –mais nul ici ne croit sérieusement, au-delà des symboles, à une reprise de fond du processus de paix. «Les Israéliens vivent bien, très bien, trop bien peut-être. La question palestinienne n’est plus du tout au centre de leurs préoccupations. Elle n’est plus à l’agenda», souligne Gidéon Levy.
Le système électoral israélien, à la proportionnelle intégrale à un tour, contribue à diluer les majorités, à élargir les coalitions par des alliances instables et, inévitablement, à faire perdurer le statu quo sur la question palestinienne.
Aucune question majeure ne peut donc être tranchée: Israël est-il un Etat religieux ou laïque? Occidental ou moyen-oriental? Un Etat pour les seuls juifs ou pour les arabes et les juifs ensembles? Israël aura-t-il un jour des frontières claires? Les colonies israéliennes sont-elles, ou pas, le cœur de l’identité israélienne et l’essence même du sionisme? Un Etat palestinien pourra-t-il un jour exister? Ces questions identitaires sensibles n’ont pas été résolues. Il est peu probable que l’élection du 17 mars leur apporte un commencement de réponse.
«La question palestinienne est un problème sans solutions», conclut tristement Tom Segev. Mais peut-être est-il encore trop optimiste. Car à suivre la campagne qui bat son plein actuellement en Israël, gommant entièrement la question du processus de paix, mais proposant tant de stratégies pour l’affronter, on se demande si la question palestinienne n’est pas devenue quelque chose à la fois de nouveau et de pire: une multitude de solutions sans problème.