Marseille
Quand il se ballade à Bassens, l'une des cités des quartiers Nord de Marseille, Rachid ne peut pas marcher plus de trois mètres sans être arrêté. On lui propose systématiquement un café, des pâtisseries ou simplement de discuter. Parfois, ça va même plus loin: «Un jour une femme m'a crié du haut de la tour: “Rachid, viens réveiller mon mari, il dort encore ce feignant, il veut pas travailler”», raconte-t-il en rigolant.
«Mais qu'est-ce que je pouvais y faire moi? Ce qui est sûr, c'est que quelqu'un qui ne travaille pas de la journée n'est pas crédible pour ses enfants.»
Dans les locaux de l'association APEQ (Action pour l'emploi dans les quartiers), à quelques encablures de la mairie du 8e secteur dirigée par Samia Ghali, Rachid Zeroual et Ali Amouche échangent des sourires entendus, entre deux café lyophilisés. Il y a quelques semaines, des tirs ont retenti tout près d'ici à la Cité de la Castellane. Ni les premiers, ni les derniers sans doute.
Depuis vingt-cinq ans, les deux hommes se démènent, agissent et colmatent les brèches entre la Busserine, Campagne Levêque et Félix-Piat. Des cités qui font régulièrement la une des JT avec un leitmotiv réducteur: la drogue et les règlements de comptes. Mais entre deux faits divers, ils restent optimistes.
On est le fusible des quartiers
Rachid Zeroual
«On a inventé plein d'outils pour permettre aux gens de s'en sortir», décrit Ali Amouche, qui préside l'association créée en 2006 et fût décoré de l'Ordre national du mérite en 2008. A l'époque, on parle du «plan banlieue» lancé par Fadela Amara et les visites s'enchaînent. Tout le monde veut les rencontrer.
Sept ans après, Rachid Zeroual, chargé de mission, déchante:
«Faire du social, ça n'est plus à la mode aujourd'hui. Il faut faire du bruit, c'est tout.»
Ali Amouche le reconnaît:
«France 2 et France 3 nous ont appelé quand c'était la crise, mais sinon très peu. On ne sait pas vraiment se vendre. Le problème, c'est qu'on est dépossédé.»
En cause, les services des institutions locales, qui s'arrogent leurs idées, estiment-ils; et confient les dispositifs à la mission locale. «On a créé des petits-déjeuners d'entreprises qui permettaient aux chefs d'entreprises de rencontrer des jeunes dans une ambiance différente. On faisait résonner l'entreprise différemment et les patrons se faisaient une autre image des quartiers», se remémore par exemple Ali Amouche, qui craint que l'association ne ferme bientôt ses portes.
«Nous sommes victimes de la censure institutionnelle qui a du mal à comprendre ce que nous racontons, indique-t-il. En tirant sur nous, ce sont nos jeunes que l'on vise. Nous allons surement disparaître sans faire de bruit et le fracas des élections cachera notre plainte.»
Des cités en centre-ville
Pourtant, les résultats sont là. En 2012, la SNCF avait recruté 32 jeunes par l'entremise de l'association. Elle prévoyait d'en embaucher seulement une vingtaine. Les réseaux se sont tissés, avec toujours un objectif: mettre en relation les jeunes demandeurs d'emplois et les entreprises, dans une ville où AOL a planté son siège dans les quartiers Nord en 2001. Tout un symbole.
Marseille n'est pas une ville comme les autres. Contrairement à Paris, les «cités» ne sont pas uniquement reléguées en périphérie mais se concentrent aussi en centre-ville. La Belle de Mai, en pleine transformation, reste l'un des quartiers les plus pauvres d'Europe. Autour du Vieux-Port, la situation est tendue: «Dans le 1er arrondissement de Marseille, la CAF et le conseil général sont le dernier lien avec la République», assure Benoît Payan, conseiller municipal PS voisin du 3e secteur (4e/5e arrondissements) et proche de l'ancienne ministre Marie-Arlette Carlotti. «La CAF est incapable de répondre à toutes les demandes.» Les associations, subventionnés en partie par le conseil général, prennent donc souvent le relai dans des quartiers laissés à l'abandon. Et la ville détient une longue tradition associative.
Comment tu expliques qu'il n'y ait presque aucun arabe et aucun noir qui ait des responsabilités au conseil régional, au département ou à la mairie? Certains se comportent comme si on était encore au temps des colonies
Ali Amouche
Des milliers de bénévoles s'y consacrent chaque jour. Pour preuve chaque année, le festival «Vivacité» réunit plusieurs centaines d'associations au Parc Borély, dans le sud de la ville. En 2015, le festival a rassemblé 15.000 visiteurs.
Cette structure municipale, qui compte 750 associations adhérentes et reçoit plus de 100.000 personnes par an est l'une des preuves du dynamisme du tissu associatif de la ville. «Cette manifestation est la parfaite illustration d’une ville forte, solidaire et confiante, expliquait en août 2014 Séréna Zouaghi, conseillère municipale déléguée à la vie associative et au bénévolat, une vitrine à ciel ouvert de la dynamique associative phocéenne considérée comme l’un des meilleurs moteurs pour la cohésion sociale de notre cité.»
La «réalité du terrain»
C'est en tout cas l'image que souhaite véhiculer la mairie. Plus largement, en février 2014, la Cour des comptes rendait public un rapport consacré aux subventions accordées dans la région Paca aux 95.000 associations qui y sont implantées (près de la moitié sont dans les Bouches-du-Rhône). En 2010, la région a ainsi accordé 190 millions d'euros de subventions à 5.600 associations. Le département des Bouches-du-Rhône, lui, a déboursé la même année 100 millions d'euros pour 4.600 structures.
Cette année, la mise en place chaotique de la réforme des rythmes scolaires a bouleversé bon nombre d'associations. Pour s'adapter au mercredi matin désormais travaillé, certaines ont déplacé leurs créneaux sur l'après-midi ou carrément le samedi. Cours d'improvisation, de stylisme, de création graphique: les activités proposées par les associations ont aussi servi de soupape à certaines écoles, qui ont dû gérer l'urgence.
«On est les fusibles des quartiers», répète Rachid Zeroual.
«Si ça va, ce n'est pas grâce à nous, mais si ça pète, alors là c'est à cause de nous.»
Il coache des jeunes tétanisés d'aller en entretien.
«Je leur apprends à jouer un rôle. Certains m'ont dit “je me suis battu pour toi”. C'est parce que je suis comme eux: je les fais parler avec leurs tripes!»
Un jour, il s'énerve face à un candidat:
«Tu vas y aller comme ça? Mais tu pues la cigarette! Si j'étais le patron je ne te prendrais pas.»
Le garçon a finalement eu le poste. «On sait ce qu'il faut mettre en place car nous, on connaît la réalité du terrain», insiste Rachid Zeroual. Ali Amouche, lui, semble avoir vécu mille vies: d'abord peintre en bâtiment, il devient animateur d'un collectif des animateurs sociaux en 1994. Il intervient dans la gestion des conflits de la cité de la Bricarde, au moment de l'implantation de la première zone franche de Marseille. Puis gère l'opposition entre hooligans lors de la Coupe du Monde 1998 et tente de développer la culture politique dans les quartiers populaires. Mais il faut croire que les hommes ne sont pas, ou plus, dans les petits papiers.
Malgré leur engagement à gauche, les deux hommes rejettent l'idée d'être au service des politiques. Ils ont leurs idées. Ne se lamentent pas de la défaite de Patrick Mennucci aux dernières municipales. Et n'ont pas vraiment goûté la candidature «alternative» de Pape Diouf, pilotée en sous-main pour affaiblir la gauche.
Les bienfaits du service civique
«On a connu Giscard qui venait décerner des médailles aux mères qui avaient plus de dix enfants. C'est une vision paternaliste, d'un autre temps», se souvient Ali Amouche, amer lorsqu'il évoque «les arabes de service» jetés sur les listes comme des alibis.
«Il ne faut pas se mentir, il y a une énorme discrimination ici. Comment tu expliques qu'il n'y ait presque aucun arabe et aucun noir qui ait des responsabilités au conseil régional, au département ou à la mairie? Certains se comportent comme si on était encore au temps des colonies.»
Rachid Zeroual confirme et ajoute:
«En trente ans, on n'a pas fait de politique politicienne, mais on a fait beaucoup de politique... sur le terrain!»
Le terrain, les jeunes d'Unis-Cité l'arpentent désormais tous les jours. Ce jour-là sous l'ombrière du Vieux-Port, une vingtaine de jeunes rameutent des volontaires pour se faire photographier avec un petit tshirt en carton qu'ils tiennent entre leurs mains. L'association pionnière du Service Civique, au cour du débat aujourd'hui et qui fête ses 20 ans en mars, propose un engagement citoyen de plusieurs mois au service des autres.
«Parfois, les jeunes sont mal vus et livrés à eux-mêmes ici», explique Hugo, 18 ans, qui a dû abandonner son CAP plomberie et veut désormais «travailler dans le social». Dans le cadre de sa mission décrochée grâce à l'association, le garçon se rend toutes les semaines à la Savine, dans les quartiers Nord, pour rendre visite à des personnes âgées. Il gagne près de 500 euros par mois pour cet engagement.
«Mon patron m'a dit au revoir du jour au lendemain. Le service civique, ça m'a redonné confiance en moi et m'a inculqué de nouvelles valeurs de solidarité. Le matin, quand je me lève, je suis motivé à bloc.»
Il part en binôme «redonner le moral» à ceux qui se sentent abandonnés. Le mercredi, il aide à la boutique Emmaüs de Saint-Marcel:
«La semaine dernière, je suis allé acheter et poser les rideaux d'une dame. Et j'en ai accompagné un autre récupérer de l'argent au guichet.»
Des lunettes en carton immenses posées sur ses cheveux bouclés, Mansour pilote l'équipe qui déambule sur le quai de la Fraternité. A 24 ans, après des études d'économie, il a lui aussi décidé de s'engager dans l'association. Et souhaite plus tard se lancer dans l'aide aux personnes handicapées.
«Le service civique, c'est comme si on avait un travail, mais sans les contraintes du patron. On travaille dans les écoles, on aide les jeunes à construire un projet de vie, on propose des sorties qui ne sont pas faites dans le cadre scolaire.»
A Félix-Piat, les gamins partent rarement en vacances. Unis-Cité les fait voyager. A côté de lui Zahara, 22 ans, a repris confiance en elle après sa dépression, après son deuxième échec en médecine:
«J'avais besoin de me rendre utile. Or là, on rencontre des gens tous les horizons, on les aide et du coup on a l'impression de faire le tour du monde.»
Elle monte un biblio-bus qu'elle projette d'envoyer aux Comores, se lance dans un plaidoyer contre l'échec scolaire. «Avant mon service civique, je croyais que j'étais timide.» C'est sûr: aujourd'hui, elle ne l'est plus du tout.