Économie

Foodtruck 101: Pourquoi les hipsters devraient donner des cours à HEC

Temps de lecture : 9 min

Le premier manuel américain d’économie hipster est paru. Au-delà de la blague, il illustre une tendance manifeste: les jeunes entrepreneurs alternatifs sont vus comme des créateurs de marchés «de niche». Mais ils remontent la chaîne de valeur au risque de devenir... mainstream.

Morning in Bloomingdale Big Bear Cafe 8118 / Ted Eytan via Flickr CC License By

Souvent défini comme une personne qui tente de se distinguer par ses pratiques de consommation (culture, alimentation, vêtement, etc.) le jeune adulte des pays industrialisés qu’on nomme hipster a été décrit sous toutes ses coutures, son univers culturel scruté dans ses moindres recoins, souvent avec ironie, parfois avec méchanceté.

Comme tout un chacun, le hipster doit subvenir à ses besoins et, pour cela, s’insérer dans le tissu économique, dans un contexte où le travail est amené à manquer durablement. Or jusqu’à présent les médias se sont focalisés sur le hipster-consommateur, et non sur le hipster-producteur –plutôt hipster-maker, devrait-on dire pour être en accord avec la terminologie. C’est pour rendre hommage à cet entrepreneur du XXIème siècle et en inspirer d’autres que le livre Hipster Business Models a été écrit.

Les 32 business cases hipsters étudiés dans cet ouvrage élaboré par l’équipe de l’excellent site de veille économique PriceOnomics ont connu des fortunes diverses. Tous n’ont pas fait fortune, loin de là. On croisera un concepteur d’aquariums à méduses qui, après plusieurs déconvenues, a fini par «créer et dominer» ce tout petit marché (il vend l’unité 25.000 dollars), l’inventeur des caleçons incorporant des poches pour ranger son iPhone, le créateur du robot qui danse, le bar «à but non lucratif le plus lucratif du monde» et, comme il se doit, une boutique de vélos fixies et des foodtrucks.

On peut s’arrêter sur le cas, emblématique, de la chocolaterie artisanale Firefly.

Ingénieur dans les énergies alternatives pour des startups, Jonas Ketterle a découvert la chocolaterie lors d’un voyage au Mexique. De retour aux Etats-Unis, il se met à produire son chocolat artisanal pour sa consommation personnelle et s’immerge dans le «mouvement artisanal chocolatier», percevant très vite cette activité comme une réponse globale aux dilemmes de sa génération: envie d’être utile tout en gagnant sa vie, volonté de travailler dans un environnement social convivial et épanouissant, reprise en main de sa carrière en contrôlant tous les aspects de la production et toutes les étapes de la chaîne. Un choix alternatif pour ne pas subir le quotidien aliénant des jeunes cadres de plus en plus prolétarisés.

Sur une plateforme de financement participatif en ligne, il lève 10.000 dollars pour aménager une cuisine aux normes l’autorisant à vendre sa production. Ses précédentes expériences en entreprise sont mises à profit lorsqu’il entreprend ses démarches pour créer sa structure. Il a aujourd’hui un site Internet avec une jolie présentation de sa marque et de la mission qu’elle remplit (il travaille avec une coopérative écologique guatémaltèque qui paie le cacao au-dessus du prix du marché). L’histoire ne dit pas s’il est riche, mais d’abord ça ne semble pas être son objectif, ensuite il se contente de peu, enfin, il a l’air d’être heureux.

Son histoire a plusieurs points communs avec celles de milliers de nouveaux entrepreneurs individuels, à partir desquels nous pouvons dresser une liste des règles de l’économie hipster. Les auteurs du manuel résument la motivation qui anime ces producteurs ainsi:

«Fabriquer un produit que l’on aime tellement qu’on veut le faire soi-même. Vérifier si ça intéresse quelqu’un. Recommencer.»

Il y a donc relative identité entre le producteur et ses clients. On s’adresse à un marché qu’on connaît, parce qu’on fait soi-même partie des potentiels acheteurs.

Fabriquer un produit que l’on aime tellement qu’on veut le faire soi-même. Vérifier si ça intéresse quelqu’un. Recommencer.

Hipster Business Models

Autre point commun, les entrepreneurs étudiés dans ce manuel profitent du marché unifié au niveau mondial par Internet pour financer l’activité (crowdfounding ou financement par les pairs), la promouvoir (réseaux, forums spécialisés, etc.), et la distribuer (plateformes de vente en ligne comme Etsy pour l’artisanat).

Attention cependant à ne pas trop s’enflammer sur le modèle inspiré du monde des start-up du numérique, dont les concepts sont souvent transposés un peu vite à tous les secteurs: dans le cas d’un commerce ou d’une activité ancrée dans l’espace (restauration par exemple), on se heurte aux limites du monde physique et la distribution obéit, elle, aux lois traditionnelles du genre (l’emplacement reste roi, tout hipster soit-il!)

Un «freelance capitaliste» né de la contre-culture

Ce premier manuel de la micro-entreprise de niche parachève une tradition déjà longue outre-Atlantique d’étude de cette population sous l’angle des contraintes économiques qui pèsent sur la jeunesse, et des solutions qu’elle invente pour s’en accommoder, les contourner ou les dépasser.

L’entrepreunariat serait un valeur centrale des aspirations de la jeunesse. Comme nous l’a expliqué l’historien Fred Turner, ces jeunes générations ont grandi dans les années où le discours qui associait l’entrepreneuriat à une discipline de développement personnel et à un parcours d'accomplissement de soi s’est imposé. L’entreprise serait ainsi perçue, dans un contexte de perte de crédibilité des projets collectifs alternatifs au capitalisme, comme la dernière aventure individuelle. Par les temps qui courent, «le freelance capitaliste s’inspirant de la contre-culture devient le nouveau standard» selon Elizabeth Nolan Brown, qui a défini ce «capitalisme hipster» dans un article publié en août 2014. Le succès fulgurant auprès de cette partie de la jeunesse des modèles –ambigus– des économies dites collaboratives et de partage est un indice de cette tentative de réunir des aspirations contraires.

Le freelance capitaliste s’inspirant de la contre-culture devient le nouveau standard

Elizabeth Nolan Brown

L’essayiste William Deresiewicz, un des premiers à avoir écrit sur le paradoxe du hipster-entrepreneur lors d’un séjour à Portland, va jusqu’à dire que la petite entreprise (small business), start-up high tech ou boutique d’artisanat, est «de nos jours la forme sociale idéale» plébiscitée par ce mouvement de jeunesse déroutant aussi bien pour les soixante-huitards que pour la génération des yuppies des années 80, ringardisant à la fois «la communauté» chère aux premiers et «le créateur individuel» que valorisaient les seconds. Lui aussi voit dans l’entreprenariat «l’acte créatif par excellence» de cette génération. Bien que la plupart des jeunes hipsters soient démocrates (de gauche), écrit encore l’un des auteurs du manuel Hispter Business Models, ils incarnent un profil de patron de petite entreprise dont le président conservateur Ronald Reagan aurait pu être fier.

Une réponse à l’hyper-segmentation du marché

On passerait donc à côté de cette révolution économique si on l’associait à la seule volonté de faire un pas de côté pour se retirer du marché et prôner l’autosuffisance comme au bon vieux temps du retour à la terre. En fait, c’est tout le contraire, selon un autre théoricien de l’économie hipster, Adam Davidson, qui écrit en 2012 dans le New York Times:

«Il est tentant de ne voir le business de l’artisanat que comme un rejet du capitalisme industriel contemporain. Mais l’approche artisanale est en réalité quelque chose de nouveau –un heureux raffinement par rapport aux excès de l’ère industrielle et un retour à la vision déployée par le père du capitalisme, Adam Smith» et à la leçon pour laquelle il est encore enseigné: les bienfaits économiques de la spécialisation.

Car, c’est un autre aspect que partagent les modèles hipsters: l’hyperspécialisation est de mise, qu’il s’agisse de vendre certains vélos vintage, de façonner des vêtements ou d’ouvrir un restaurant ambulant. C’est pourquoi ces expériences économiques ne doivent pas être vues comme des modèles alternatifs vivotant à la marge du système, préviennent les économistes qui se sont penchés sur ces entrepreneurs, même si elles le sont encore pour l’instant.

Ces expériences sont en fait, selon les observateurs du phénomène, les signes avant-coureur d’une économie de haute précision, de petites entreprises qui peuvent répondre non plus seulement à la demande de biens et services, mais aussi aux attentes plus complexes de ce que Gilles Lipovetsky définit comme l’hyperconsommateur. Ce spécimen est un paradoxe ambulant car il a développé une approche très critique et réflexive de la publicité et de la consommation de masse, rejetant l’esthétique et les valeurs de la «société de consommation», tout en attendant que ses attentes culturelles, symboliques et émotionnelles soient satisfaites par la consommation –fût-elle en rupture avec le modèle fordiste.

Ces business d’un nouveau genre répondent à cette quête de sens et à ce besoin de raffinement en racontant les origines de leur produit, «expliquant comment un voyage d’école au Guatemala ou la passion d’une grand-mère pour les produits frais a inspiré la mission de leur entreprise», note avec pertinence Elizabeth Nolan Brown. Car entre temps les «marchandises sont devenues des expériences», souligne dans le même sens William Deresiewicz, évoquant «un consumérisme conscient».

S’il ne faut pas fantasmer un contenu politique affirmé dans ces aspirations à «changer le monde», tout réduire à une affaire de cynisme commercial et de green washing, share washing ou cool washing est tout aussi faux. C’est ce que résumait le site Fast Company, qui joue le rôle de Management Magazine de cette génération d’entrepreneurs, dans un article-programme sur la «génération flux», consacré aux nouveaux managers qui impulsent ces modèles hybrides:

«Plus [ces entreprises] se concentrent sur quelque chose qui va au-delà de l’argent, plus elles font de l’argent».

Alan Keery, au centre, cofondateur du Cereal Killer Cafe, le 10 décembre 2014. REUTERS/Luke MacGregor

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Très médiatisé, le cas récent du bar à céréales de Londres a été l’occasion de débattre des méfaits et des bienfaits de tels entrepreneurs à la fois idéalistes et calculateurs. Après une première vague d’indignation relayée par des journalistes «société et politique», la presse économique britannique est entrée à son tour dans le jeu, et ses éditorialistes libéraux ont rapidement pris le parti des propriétaires, les voyant moins comme des snobs des Chocapic ou des gentrifieurs déplaçant des populations plus pauvres et moins concernées par leur offre, que comme des agent économiques dynamiques et innovants répondant, manifestement, à une demande que personne n’avait jusqu’ici satisfaite: manger n’importe quelle sorte de céréales de marque, à n’importe quelle heure, pour un prix que peuvent se permettre les classes moyennes londoniennes, avec une touche de nostalgie régressive en prime.

Industrialisation du modèle: qui ouvrira la première chaîne de foodtruck?

Mais un spectre plane sur l'économie hipster: à force d'inspirer les nouveaux codes de consommation, elle pourrait devenir... mainstream.

Le foodtruck, dont le nombre en France est anecdotique en regard de la couverture médiatique dont il bénéficie (quelques dizaines en Ile de France et quelques centaines dans le pays), en est un cas d'étude. Cette économie balbutiante devrait progressivement se structurer avec les premiers concepts déclinables sur le modèle de la chaîne ou de la franchise. En tout cas, certains y pensent, et nul doute que d’autres y parviendront. Les observateurs de l’activité anticipent une «mainstreamisation» à venir de l’activité dans les prochaines années. Quick est d’ailleurs sur le point de lancer deux foodtrucks dénommés «Burger Bar» pour coller à la tendance, opération d’image plus que de chiffres d’affaires… pour le moment en tout cas. La marque Cassegrain a utilisé un foodtruck pour ses événements sur les parkings des grandes surfaces. Idem pour la marque de ketchup Heinz qui a lancé un événement autour d’un foodtruck en 2014 en partenariat avec un ancien vainqueur de l’émission Top Chef.

Le site Quartz consacre un article récent à la structuration du marché de la viande haut de gamme aux Etats-Unis, vendue par des néo-artisans bouchers, notant qu’«il ne suffit plus d’être un boucher hipster». Le secteur chercher à s’agrandir, à imposer ses marques et surtout à développer une logistique de l’élevage à l’assiette pour disposer d’un circuit alternatif à l’industrie agro-alimentaire.

Dans le secteur du fast-food en dur, la révolution du fast-food de qualité, ou du bien-mal manger, est en train d’emporter les plus gros. La chaîne Chipotle est de plus en plus perçue par la presse économique comme le futur McDonald’s, ringardisant un modèle fordiste du hamburger pour privilégier un discours bienveillant sur les liens entre producteurs et consommateurs de nourriture –«food with integrity».

Selon le site Good Food, McDonald's teste d'ailleurs discrètement à Sydney un concept de McCafe aux allures de «café hipster», The Corner: photos de gâteaux instagrammées, tofu, cafés complexes ou salade de poulet marocaine, la chaîne expérimente des produits et un habillage commercial qui tranchent avec son offre habituelle. Même s'il s'agit selon l'article d'un magasin expérimental, et non d'un futur concept déclinable en franchises.

Dans le même registre, l'exemple le plus frappant du changement en cours est sans doute la publicité agressive du géant de la bière américaine, Budweiser, très explicitement dirigée contre les amateurs de bière artisanale comme l'a écrit sur Slate Julien Abadie, alors que l'activité de microbrasserie américaine est en plein boom, au point de faire trembler un leader du marché. Dans tous ces secteurs, les «freelances capitalistes» grignotent des parts de marché et remontent la chaîne de valeur.

Le paradoxe de tous ces exemples, c’est qu’ils montrent que des stratégies de différenciation ont le potentiel pour devenir un futur mainstream. Les hipsters du capitalisme ont depuis belle lurette envahi les podiums des conférences TED. Ils écriront les nouveaux programmes des business school avant la fin de la décennie.

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