Le rugby est un sport, une culture, voire, pour certains, une religion. Voilà quelques jours, dans un éditorial mordant, Jean Issartel, rédacteur en chef de L’Equipe Magazine, s’en prenait à l’inefficacité du rugby français, incapable de gagner la moindre Coupe du monde depuis 1987, date de la première édition, alors que la France est l’une des très rares nations majeures de ce sport. Et il comparait ces échecs répétés à la réussite insolente du handball français, champion du monde pour la cinquième fois, dimanche 1er février, au Qatar.
«Le hand français a donné la priorité au sportif, écrivait-il. On gagne d’abord, on partage butin, honneurs et influence ensuite. En rugby, aussi loin que l’on se souvienne, le sport passe après. Après les intérêts claniques ou particuliers, après les querelles de clocher, après les basses manœuvres politiques, après les affaires. Ça ne garantit pas de perdre, mais ça aide bien quand même.»
Les chapelles sont en mauvais état, mais l'esprit de clocher survit
Et le journaliste d’étayer son propos en évoquant les luttes internes pour la succession (déjà) du sélectionneur Philippe Saint-André au terme de la prochaine Coupe du monde en Angleterre. Fabien Galthié ou Raphaël Ibañez? Apparemment, les couteaux seraient déjà sortis en fonction de l’appartenance des deux candidats à telle ou telle mouvance du rugby national. Il n’est pas certain, cependant, que le choix en question sera guidé par des interrogations sur le mode de jeu à venir du XV de France, mais plutôt par des groupes d’influence en place qui se feront la guerre pour l’un ou pour l’autre davantage pour des motifs de forme que de fond. Autre temps, autres mœurs. Et d’ailleurs, le rugby français croit-il encore en quelque chose?
L’esprit de clocher du rugby français, s’il appartient à un mythe presque évanoui, s’accroche néanmoins à une forme de réalité avec, au milieu de ses villages, ses fameuses «chapelles» opposées les unes aux autres à intervalles de dizaines voire de centaines de kilomètres. Mais quelle est vraiment l’écho de celles-ci? Sont-elles encore debout ou tombées en ruines? Figées dans un temps ancien ou ont-elles été repeintes au fil du temps au gré de la professionnalisation née de ce sport en 1995?
Olivier Villepreux, auteur prolifique sur l’histoire du rugby, estime que ces «chapelles» qu'on appelait aussi des écoles de jeu (école catalane, bayonnaise, bitteroise, lourdaise, toulousaine) ont fini par disparaître complètement ou presque.
«Elles n’existent plus, ou si peu, en tant que manières de jouer qui se différencieraient de la “norme”. Mais attention, on ne vit pas le rugby à Paris comme on le vit dans le Languedoc ou les Landes. Même si à l’intérieur de ces régions dédiées à ce sport, des mutations sont également apparues. Aujourd’hui, la place forte du rugby dans le Languedoc, ce n’est plus Béziers ou Narbonne, mais la grande ville de Montpellier.»
La querelle des pragmatiques et des romantiques
Aujourd’hui, le rugby s’apprend et se diffuse comme il se joue à la télévision, de Londres à Auckland
A Béziers, les enfants continuent de jouer au rugby par tradition familiale transmise de génération en génération, mais l’esprit de la grande équipe de Béziers, 11 fois championne de France de 1961 à 1984 et inspirée principalement par la puissance de ses avants en avance sur leur temps, n’est plus au cœur de l’enseignement ou de la passion du rugby héraultais. Comme s’est estompée, à Narbonne, la manière «locale» de former et de promouvoir des trois-quarts de grande classe.
Aujourd’hui, le rugby s’apprend et se diffuse comme il se joue à la télévision, de Londres à Auckland.
«Dans la mesure ou l'arbitrage se focalise quasi exclusivement sur le camp défendant, aujourd’hui, dans le rugby, il s'agit d'avoir le ballon et de se faire des passes dans le seul but de ne pas le rendre à l'adversaire dans de mauvaises conditions, remarque Pierre-Michel Bonnot, journaliste, éminent spécialiste du ballon ovale à L’Equipe. Ensuite, ce n'est qu'une question de nuance. On se fait des passes près de zones de conquêtes ou vers les ailes, mais on ne peut plus concevoir un rugby strictement défensif ou uniquement basé sur le jeu d’avants (dépréciation de la mêlée) dans un sport où la collision a remplacé la lutte pour la conquête du ballon. Reste les subtilités des combinaisons en touche, la part laissée ou non à l'improvisation et au bout de combien de temps de jeu, les nuances des systèmes défensifs, mais c'est bien peu pour entretenir la foi dans une chapelle plutôt qu'une autre.»
Dans cette standardisation des idées surnage toutefois un anachronisme français avec la vieille querelle des pragmatiques et des «romantiques». Entre, grosso modo, ceux qui croient d'abord dans la puissance, la répétition des gammes et les schémas préétablis dont Bernard Laporte, le manager de Toulon après avoir été celui du XV de France, est l’un des chantres presque cynique («Je crois au rugby qui gagne», a-t-il dit) et celle des derniers fidèles de la vieille méthode dite toulousaine, imaginée par Robert Bru, conceptualisée par René Deleplace et vulgarisée par Pierre Villepreux sur le mode d’un «french flair à toulousaine». Résumée par Pierre-Michel Bonnot:
«Celle selon laquelle si l’on donne l’intelligence de jeu aux enfants ils trouveront tout seul le moyen de faire une passe.»
«Une manière de penser rugby qui demeure encore dans les écoles du Stade Toulousain avec le souci de la polyvalence et du jeu complet», constate Olivier Villepreux. Mais qui se fracasse sur les exigences du professionnalisme et du Top 14.
«Il y a longtemps que le Toulouse de Guy Novès se préoccupe d'acheter une solide première ligne bien avant de se payer des ailiers et que l'immense majorité de ses succès est basée sur la conquête plutôt que sur un “jeu toulousain” très largement fantasmé surtout à l'approche des phases finales.»
La Pro D2 est presque plus sympathique à regarder que
le Top 14
Olivier Villepreux
Néanmoins, tout ne serait pas si gris ou uniforme dans le rugby français qui saurait encore mettre en valeur quelques zones de couleur notamment en Pro D2, la deuxième division nationale.
«C’est vrai que ce championnat est presque plus sympathique à regarder que le Top 14, sourit Olivier Villepreux. Un Agen-Béziers mérite presque davantage le coup d’œil qu’un Toulouse-Montpellier. Parce que les entraîneurs peuvent y prendre peut-être plus de risques avec des options tactiques plus personnelles. Et d’ailleurs il faut se souvenir que Marc Lièvremont, le précédent sélectionneur du XV de France, venait de Dax et de la Pro D2.»
Le «vrai rugby français» existerait donc encore avec ses originalités même si, de toute façon, le supporter passionné ne sera jamais complètement satisfait par la tournure des événements.
Le 7 février, la France a eu beau dominer péniblement l’Ecosse lors de la première journée du Tournoi des VI Nations, sa manière de jouer a été vite et encore vilipendée.
«C’est l’esprit banquet de ce sport, s’amuse Olivier Villepreux. A la fin, il faut qu’on discute, qu’on se chamaille en dépit d’un résultat positif.»
Alors qui choisir entre Galthié, l’entraîneur businessman récemment écarté à Montpellier, et Ibañez, l’entraîneur plus près du terrain du côté de Bègles-Bordeaux? Voilà de quoi animer, l’espace de quelques mois, le chœur du rugby français…