Avec la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’Américains découvrent à quel point le mal peut s’infiltrer partout. Hollywood multiplie, à travers le film noir, les personnages au destin désespérant, animés par les plus bas instincts. Tantôt détective, tantôt assassin, Humphrey Bogart reste l’un des grands symboles de cette époque. Mais le vrai moteur du film noir, c’est la femme: épouse criminelle, noctambule fatale, psychopathe vénéneuse ou au contraire victime innocente des pires bassesses...
Ce genre cinématographique fera le bonheur de stars déclinantes comme Barbara Stanwyck ou Joan Crawford. Les jeunes vedettes sur lesquelles les grands studios fondent leurs espoirs –Lauren Bacall, Gene Tierney, Lana Turner, Veronica Lake– en font également leur genre de prédilection. Mais le film noir est aussi un genre fauché et expérimental qui crée ses propres stars, moins bien payées, moins exigeantes sur la gestion de leur image. Lizabeth Scott est de celles-ci.
Après une longue période d’oubli, elle est aujourd’hui redécouverte comme une des actrices les plus marquantes de l’âge d’or du film noir. Née en 1922, fille de parents slovaques, elle a été la doublure au théâtre de Tallulah Bankhead, l’une des reines de Broadway. Dans sa jeunesse, elle participe à des tournées théâtrales dans 63 villes américaines. Sa longue silhouette et son visage anguleux la font ressembler à Lauren Bacall. Comme cette dernière, elle se signale à l’attention du monde du cinéma par un reportage photos dans Harper’s Bazaar.
Mais la force de Lizabeth Scott réside aussi dans sa voix éraillée, presque rauque, qui n’appartient qu’à elle. Comme le dit Eddie Muller dans son ouvrage Dark City, the lost world of film noir, cette voix semblait «trempée dans le gin et brunie sans répit par les cigarettes, héritée de longues nuits passées à rire ou à pleurer trop fort».
À la Paramount, Hal Wallis, ancien de la Warner (le studio qui a lancé Bacall) et producteur de Casablanca voit en elle une future star. Elle se distingue en 1945 dans L’emprise du crime, de Lewis Milestone, où elle forme avec Van Heflin le couple de «gentils» dont la réunion permet d’apporter une touche d’optimisme à la fin du film, après que les grands malades incarnés par Barbara Stanwyck et Kirk Douglas se soient autodétruits. Malgré la présence de tels acteurs au générique, ni le long visage de Lizabeth Scott lorsqu’elle se penche à sa fenêtre, ni sa voix si caractéristique qui prononce les derniers mots du film ne passent inaperçus.
Une mauvaise femme pour Bogart

En marge de l'enquête, via wikimedia Commons
Lizabeth Scott partage l’affiche avec Humphrey Bogart, avec son nom écrit en caractères de la même taille, dans En marge de l’enquête, de John Cromwell (1947). Comment ne pas penser à Lauren Bacall quand les stylistes de la Columbia, productrice du film, poussent l’identification jusqu’à faire porter à Lizabeth Scott un béret semblable à celui que porte la vedette du Grand Sommeil?
Pourtant, il existe une différence majeure: si elle parvient à séduire Bogart, qui enquête sur la disparition mystérieuse d’un camarade de régiment, elle s’avère finalement être une mauvaise femme et échoue de peu à occire son compagnon. Jamais Lauren Bacall n’aurait joué un tel rôle aux côtés de Bogart! L’intrigue est particulièrement embrouillée et les moments où Lizabeth Scott est à l’écran sont les plus intéressants. Le New York Times n’est guère convaincu, mais Variety, plus indulgent, écrit:
«Dans l'ensemble, sa performance en sirène est convaincante.»
Comme souvent par la suite, Lizabeth Scott incarne une chanteuse de Night Club, une «torch singer», mais elle est doublée par Trudy Stevens: jamais on ne l’entendra chanter avec sa véritable voix dans un film. Elle ne gardera un souvenir inoubliable ni du tournage ni de Bogart, qui, tout à sa passion pour une Lauren Bacall épousée en 1945, s’est montré à peine aimable avec elle.
En 1947, Lizabeth Scott joue également dans La furie du désert, de Lewis Allen. Elle est la fille de Mary Astor, propriétaire de casino. Celle-ci essaie d’empêcher la jeune fille de fréquenter un redoutable gangster (John Hodiak). Dans L’homme aux abois (1948), de Byron Haskin, premier film réunissant Kirk Douglas et Burt Lancaster, Lizabeth Scott partage le haut de l’affiche avec ce dernier. Elle incarne à nouveau une «torch singer», qui entame le film aux côtés du «mauvais» (Kirk Douglas) et le termine du côté du «bon» (Lancaster). Dans La main qui venge (Dark City) de William Dieterle (1950), Lizabeth Scott chantera encore dans un cabaret. Charlton Heston viendra se remettre auprès d’elle de ses malheurs de patron de tripot déchu.
«Pitfall», ou le rêve américain ébranlé

Affiche de Pitfall, via Wikimedia Commons
Pitfall (1948) d’André de Toth –époux de Veronica Lake, autre icône du film noir– est probablement le film avec Lizabeth Scott le plus captivant. Il se déroule non pas dans les bas-fonds, mais dans les banlieues pavillonnaires, si emblématiques du rêve américain. Deux êtres sont entraînés sur la pente du meurtre par un amour qui n’avait pourtant rien de satanique...
Pendant une procédure de recouvrement, Dick Powell, cadre dans une compagnie d’assurances, rencontre une jolie femme (Lizabeth Scott) dont le compagnon est incarcéré suite à une escroquerie aux assurances. Marié et père d’un enfant, le col blanc s’ennuie dans une vie trop étroite pour lui, et est touché par la détresse de la grande blonde. Ils débutent une liaison, mais le petit ami emprisonné doit bientôt sortir.
Aiguillonné par un détective véreux (Raymond Burr) qui a lui aussi des vues sur la jeune femme, il sort de prison très énervé et décidé à liquider l’assureur qui a flirté avec sa compagne. Ce dernier, craignant d’exposer sa famille, s’abstient de prévenir la police et tue son agresseur en légitime défense. Peu de temps après, c’est la jeune femme qui tire sur le détective véreux. Lorsque le film s’achève, ce dernier est entre la vie et la mort, et de son sort dépend aussi celui de Lizabeth Scott, qui sera condamnée pour meurtre ou pour tentative –le tarif n’est pas le même. De son côté, Dick Powell est «absous» par sa femme, qui décide de ne pas saborder leur couple pour quelques jours d’incartade...
Dans ses mémoires, De Toth justifie le choix de Lizabeth Scott:
«Je ne voulais ni starlette à la mode, ni actrice super-sexy, mais un être humain chaleureux, sincère et fier. Et pour moi, une seule femme pouvait le faire: Lizabeth Scott».
Dans son grand entretien de 1967 avec Bertrand Tavernier, De Toth ajoute:
«Les producteurs voulaient une beauté hollywoodienne à belle poitrine mais cela ne correspondait pas à cette histoire de deux personnages s’ennuyant dans leur vie.»
De plus en plus loin du monde brumeux de Bacall

Easy living, via Wikimedia Commons
En 1949, Lizabeth Scott joue dans un autre film très critique de la société américaine, signé du français d’Hollywood Jacques Tourneur: La vie facile. L’intrigue tourne autour des déboires d’un joueur de football américain (Victor Mature) dont la carrière est compromise par une maladie cardiaque, qu’il n’ose avouer ni aux dirigeants de son club ni à sa femme (Lizabeth Scott). Celle-ci tient à son statut social de décoratrice d’intérieur, en réalité sous perfusion grâce aux salaires de son mari.
Craignant de passer pour un minable aux yeux de tous, le footballeur s’enferme dans le déni jusqu’à ce que la compréhensive secrétaire du club (Lucille Ball) ne l’aide à voir clair. Le personnage de Lizabeth Scott est particulièrement dur et égoïste, prêt à toutes les manigances pour permettre à son mari de rester une vedette, au moins en tant que coach puisqu’il doit renoncer à jouer. Elle ne veut pas admettre que le temps des rêves dorés est révolu. Dans les derniers instants du film, Victor Mature la retrouve effondrée à la sortie du terrain. Il la gifle:
«Je ne suis plus le roi du football. Je serai assistant-coach. Je gagnerai 3.200 dollars par an et tu vas me suivre. Liza, je suis désolé de t’avoir giflé. Mais c’est comme ça et tu y auras droit si tu recommences».
Il la gifle à nouveau mais elle se réfugie dans ses bras, prête à le suivre dans l’humble existence qui sera désormais la sienne. Décidément, le monde réaliste dans lequel apparaît Lizabeth Scott s’éloigne de plus en plus de l’univers brumeux et légendaire du film noir façon Lauren Bacall! Jacques Tourneur ne pensait guère de bien de La vie facile, film pourtant magnifique. Lizabeth Scott, retirée à Los Angeles, a dit à Bertrand Tavernier combien elle avait apprécié la méticulosité et l’engagement du célèbre français d’Hollywood.

Too Late for tears, via Wikimedia Commons
En 1949 également, Lizabeth Scott joue un rôle «type» de femme fatale et cupide dans Too late for tears, de Byron Haskin (1949). Dès le début du film, le décor est planté: elle roule dans la nuit aux côtés de son mari (Arthur Kennedy) et fait tout pour le convaincre de faire demi-tour, afin d’échapper à une soirée avec des gens plus aisés qui la rendent jalouse. L’époux s’exécute et, juste après la manœuvre, ils croisent un automobiliste qui lâche par erreur une sacoche contenant 60.000 dollars dans leur cabriolet.
Lorsque le propriétaire légitime du magot les poursuit, la femme cupide prend le volant et réussit à le semer... Furieuse des scrupules de son mari, qui a déposé la sacoche à la consigne d’une gare, elle reçoit la visite d’un gangster (Dan Duryea), qui commence par la gifler copieusement mais la convainc de devenir sa complice. Elle tue son mari pendant une promenade en bateau, et glisse inexorablement sur la pente du crime: «Tu es une sacrée fille», dit Dureya, admiratif, lorsqu’elle avise une ancre pour faire couler le corps de son époux au fond du lac...
La femme qui mordit la joue d’Elvis Presley
Au début des années 1950, la carrière de Lizabeth Scott commence à décliner. En 1951, dans The racket, de John Cromwell, elle est à nouveau une «Torch singer», convaincue par un policier (Robert Mitchum) de témoigner contre un redoutable caïd de la pègre (Robert Ryan). La même année elle joue dans Two of a kind, de Henry Levin, où elle fait passer un délinquant (Edmond O’Brien) pour l’héritier d’un milliardaire. Seul un traitement plutôt «bon enfant» des personnages permet de faire avaler les invraisemblances de cette histoire. Dans Bad for each other (1953), d’Irving Rapper, Lizabeth Scott retrouve un rôle plus classique de femme fatale. Elle est la fille du propriétaire d’une mine qui attire un jeune médecin (Charlton Heston) dans ses filets et lui trouve une place dans une clinique chic, au service d’un monde qui n’est pas le sien...
À côté du film noir, Lizabeth Scott s’essaie aussi au western avec Montagne rouge, de William Dieterle (1951) et Quatre étrange cavaliers, d’Allan Dwan (1954).
Au milieu des années 1950, elle est la cible du magazine Confidential, également célèbre pour avoir nui à la carrière de la star noire Dorothy Dandridge ou de la rousse préférée de John Ford, Maureen O’Hara. La publication s’attarde sur les présumées aventures lesbiennes de l’actrice, par ailleurs connue pour ses nombreuses conquêtes masculines.
Sa carrière est alors au point mort et les allégations de Confidential ne lui facilitent pas la recherche d’un rôle. En 1957, déjà quasiment à la retraite, elle réapparaît pour Amour frénétique (Loving You), réalisé par Hal Kanter et produit par Hal Wallis, l’homme qui l’a lancée et qui sera hanté par elle jusqu’à sa mort, se projetant ses films sans cesse. Dans ce film, elle partage l’affiche avec Elvis Presley. Elle mord le King si affectueusement pendant une prise, qu’on devra être photographié son autre profil pendant le reste du tournage!