Ce jeudi soir 5 février s’ouvre le 65e Festival de Berlin. Déferlement de vedettes sur le tapis rouge du Berlinale Palast près de la Potsdammer Platz, avec en film de gala Personne n’attend la nuit de la réalisatrice espagnole Isabel Coixet, starring Juliette Binoche. Le jury présidé par Darren Aronofsky aura à attribuer les ours d’or et d’argent en départageant, le 15 février, 23 films en compétition, dont les nouvelles réalisations de Benoit Jacquot (Journal d’une femme de chambre), Terrence Malick (Knight of Cups), Wim Wenders (Everything Will Be Fine), Werner Herzog (Queen of the Desert), mais aussi Jiang Wen, Peter Greenaway, Pablo Larrain, Kenneth Branagh, Patricio Guzman, Alexei Guerman Jr... Des hommages spéciaux seront rendus à Wenders et à Marcel Ophuls, tandis que, comme il est d’usage à Berlin, les pléthoriques sections parallèles, Panorama et Forum, couvriront tout le spectre de la production, du plus convenu au plus expérimental.
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Au sein de ce programme, en compétition, un film occupe d’ores et déjà une place singulière. C’est aussi le seul dont il est assuré que son réalisateur n’assistera pas à la projection officielle. Ce réalisateur, Jafar Panahi, reste sous le coup d’une interdiction de quitter l’Iran, ce qui ne constitue qu’une partie de la sentence qui l’a frappé: depuis 2010, il est condamné à six ans de prison, et interdit de réaliser des films et de s’exprimer en public, à la suite de son soutien affiché au mouvement «vert» qui a tenté de s’opposer à la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la république en juin 2009. A l’époque arrêté et emprisonné sans ménagement, Panahi vit désormais chez lui, toujours sous la menace que la sentence concernant la prison soit exécutée.
S’il a respecté les interdictions de s’exprimer et de voyager, il a en revanche par trois fois contrevenu à celle de ne pas filmer. Ayant fait l’objet d’un immense mouvement de solidarité de la part de cinéastes du monde entier au moment de son arrestation, salué avec éclat notamment par les grands festivals à commencer par Berlin (qui lui réservait en 2011 un fauteuil –vide – de juré officiel), Cannes, Venise et Toronto, Panahi a répondu aux tentatives du régime de le faire taire avec trois réalisations importantes.
Dans le huis-clos de son appartement téhéranais, Ceci n’est pas un film (cosigné avec Mojtaba Mirtahmasb et présenté hors compétition au Festival de Cannes 2011) est une passionnante –et souvent très drôle– méditation sur le sens même de faire un film, et ce qui se joue dans ce processus. Deux ans plus tard, Pardé (Closed Curtains, cosigné avec Kambuzia Partovi), poursuivant sur un mode plus abstrait les mêmes interrogations dans une maison au bord de la mer mais coupée du monde, était présenté à Berlin. Panahi récidive donc cette année avec Taxi.
Mais cette fois il est sorti au grand air. Un grand air tout relatif puisque, dans les rues très polluées de Téhéran, le cinéaste s’est transformé en chauffeur de taxi. Tout au long du film, il accueille donc dans son véhicule une série de passagers qui, ensemble, dessinent un portrait nuancé, parfois terrible, souvent drôle, de la société iranienne actuelle. Hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, traditionnalistes et modernistes, vendeurs de vidéo pirates et avocate des droits de l’homme, se succèdent sur le siège passager de ce conducteur peu expérimenté, que la plupart identifient d’ailleurs vite comme étant Harayé Panahi, «monsieur Panahi» le réalisateur, d’autant que comme chauffeur de taxi, il a incontestablement des lacunes.
Entre documentaire et fiction
Car si Taxi est bien un voyage dans la société urbaine de l’Iran actuel, ce n’est certainement pas seulement une étude sociologique. Avec la virtuosité qu’on lui connaît depuis Le Ballon blanc, le cinéaste du Cercle et de Sang et or associe comédie de mœurs douce-amère, mise en question de sa propre place de réalisateur en même temps que des circulations entre documentaire et fictions (tous les protagonistes sont des acteurs–souvent non-professionnels– qui jouent un rôle, même de manière très réaliste) et méditation morale qui, au détour de ce qui semblait d’abord un gag, prend soudain une émouvante profondeur.
Dès le plan séquence d’ouverture, la délicatesse et la puissance de la mise en scène sont irréfutables. Parce qu’il s’agit d’une succession de situations à l’intérieur d’un véhicule, on fera sans doute le rapprochement avec certains films d’Abbas Kiarostami, qui fut le mentor de Panahi, notamment Le Goût de la cerise et Ten: si un tel rapprochement a un intérêt, c’est pour mettre en évidence la singularité de l’usage que chaque réalisateur fait de ce dispositif– pas plus convenu et bien moins banal que la paire de copains traversant le pays en voiture dont on trouverait 100 exemples dans le cinéma américain sans que cela lui soit reproché.
Je suis un cinéaste. Je ne peux rien faire d’autre que réaliser des films.
Jafar Panahi
Avec ce film, Panahi poursuit une œuvre qui a toujours su, depuis un point de vue très proche des personnages, très intimiste, construire une intelligence du monde en même temps qu’une mise en jeu de ses propres pratiques. La situation très spéciale dans laquelle se trouve le cinéaste définit le cadre de ce nouveau film, et lui donne bien entendu une tension particulière. Mais Taxi est d’abord et in fine un film, un très bon film, pas le manifeste d’un proscrit. Y compris lorsqu’il évoque très directement les conditions de contrôle policier de la vie quotidienne par le régime iranien, et le sort des innombrables prisonniers d’opinion, ou encore la mémoire douloureuse que le cinéaste-taxi garde de sa propre incarcération.
Cette primauté de l’acte de filmer est d’ailleurs ce que le cinéaste a souhaité faire entendre dans un communiqué publié par le magazine professionnel britannique Screen:
«Je suis un cinéaste. Je ne peux rien faire d’autre que réaliser des films. Le cinéma est ma manière de m’exprimer et ce qui donne un sens à ma vie. Rien ne peut m’empêcher de faire des films, et lorsque je me retrouve acculé, malgré toutes les contraintes la nécessité de créer devient encore plus pressante. Le cinéma comme art est ce qui m’importe le plus. C’est pourquoi je dois continuer à filmer quelles que soient les circonstances, pour respecter ce en quoi je crois et me sentir vivant.»
Mais qui oublierait dans quelles conditions le film a été fait en en trouvera un rappel glaçant avec le générique de fin, qui explique pourquoi, à l’exception du réalisateur, les noms de tous les collaborateurs de Taxi restent masqués.