Quand ma fille avait 3 ans, l’enseignante de maternelle me demanda, lors d’une réunion parents-élèves, si ma fille ne regardait pas un peu trop Le Magicien d’Oz. Apparemment, une bonne partie du temps de jeu de P. à l’école tournait autour du film: elle jouait à être Dorothée et distribuait les autres rôles à ses camarades, inventait des chansons et dessinait des choses inspirées par le film. Si la chose était mentionnée de la manière la plus polie du monde, c’était le genre de retour qui aurait pu pousser n’importe quel parent à se demander s’il n’administrait pas avec un peu trop de libéralité la grande substance nocive du XXIe siècle, j’ai nommé le «temps d’écran».
Improviser à partir de bribes de films
Ma ligne de défense était inattaquable: en fait, expliquai-je, P. n’avait jamais vu Le Magicien d’Oz. Elle n’avait qu’aperçu des publicités en lignes pour le 70e anniversaire du film et le DVD qui sortait à cette occasion et m’avait demandé de lui en raconter l’histoire.
Plusieurs soirs de suite, nous avions alors discuté de Dorothée et de Toto, des Croquignons et de la Méchante sorcière (que j’avais volontairement rendue un peu moins méchante) et je lui avais chanté quelques passages célèbres.
A partir de ces fragments –quelques images mémorisées sur un écran, une histoire racontée avant de dormir et trois ou quatre chansons– P. avait reconstitué Le Magicien d’Oz ou, plus précisément, recréé une réalité alternative fondée sur son univers et dont elle pouvait entrer et sortir à volonté. Sérieusement, qui ne voudrait pas rejouer sans cesse à un jeu aussi génial?
Cinq ans plus tard, maintenant que P. va sur ses 9 ans, ce genre de bricolage multimédia est encore sa manière principale d’apprécier les films et de jouer avec –deux activités qui tendent à se mélanger dans sa vie de tous les jours.
La majorité du temps que nous passons à jouer ensemble prend la forme d’une longue improvisation qui nous voit nous balader dans la maison et y effectuer des tâches courantes tout en interagissant comme des personnages de films (ou, plus rarement, de séries –la famille Ingalls fait parfois son apparition plusieurs jours de suite, comme une malédiction, qui voit P. interpréter le rôle de Laura et moi le reste des personnages). Cette manière d’échanger est aussi agréable que familière pour moi –quand j’étais enfant, avec ma meilleure amie, nous passions des journées entières à jouer des rôles, même si nous avions davantage tendance à inventer nos personnages qu’à les importer de l’écran.
Mais rentrer et sortir des divers univers fictionnels de ma fille, comme on me le demande souvent (et parfois, de manière plus qu’insistante) a aujourd’hui un effet sur la manière dont j’appréhende les films en particulier et les objets culturels en général.
J’ai longtemps pensé qu’un film devait être regardé du début à la fin; elle est parfaitement heureuse de ne regarder que sa scène préférée
Voir P. devenir une spectatrice très différente de moi –moins passive et moins analytique, plus collaborative et plus impliquée– m’a bienheureusement permis de me débarrasser de mes vieilles habitudes de spectatrice et de mes a priori.
J’ai longtemps pensé qu’un film devait être regardé du début à la fin; elle est parfaitement heureuse de ne regarder que sa scène préférée ou de regarder une comédie musicale chanson par chanson, en passant les dialogues entre les chansons, ou de ne regarder que la première demi-heure des 101 Dalmatiens, dix soirs de suite (pour sa défense cette première demi-heure est une tuerie).
Je considère qu’aller au cinéma pour voir un film et en parler ensuite en mangeant un dessert est une sortie idéale; elle affirme que les projections sont vraiment trop bruyantes et si je veux vraiment voir avec elle un film sur grand écran (comme La Grande Aventure Lego), il faut que je l’y traîne en utilisant le dessert comme appât.
J’ai toujours été amatrice de nouveautés au cinéma et mon instinct de parent consiste donc à continuer d’étendre la liste des films que nous pouvons voir ensemble. Mais en tant que spectatrice de film, P. pourtant généralement en recherche de sensations, est très casanière, préférant la répétition cyclique d’une dizaine de films à l’introduction de nouveaux titres dans la boucle.
Je collectionne les films, je les classe, j’interroge leur valeur artistique et leur signification. Elle pille les films pour le plaisir et l’inspiration qu’ils lui procurent et pour obtenir ce qu’un comique de stand-up appellerait du «matériel».
Le philosophe Roland Barthes a régulièrement écrit sur son ambivalence à l’égard du cinéma. Malgré sa fascination pour les films, le cinéma le frappait comme un média de l’auto-annihilation et de la passivité, réduisant le spectateur à l’état «larvaire» face à la dépendance de l’image. En lisant pareilles descriptions en tant que jeune cinéphile, je me souviens avoir été parfois envahie par la honte. J’étais, je le craignais, déjà devenue la larve consumériste que Barthes décrivait; d’ailleurs, c’était précisément pour une large part en vue d’obtenir pareille sensation d’auto-effacement et d’absorption par l’image que je recherchais dans le visionnage de films. Et en tant que critique cinématographique, il arrive encore qu’au moment où la projection va commencer, je me laisse tomber dans mon fauteuil en poussant un soupir animal de soulagement. Car durant les heures qui suivent, à un certain niveau, mon travail consiste à rester assise et à regarder droit devant moi –ce qui se passe sur l’écran fait le reste.
La philosophe post-structuraliste de 1,30m avec qui je vis me démontre quotidiennement sa vision radicale du visionnage de film
Le discours public actuel sur les enfants et les films –les débats sur la durée du «temps d’écran» en fonction des âges, etc.– a démarré avec l’idée que les enfants occupaient nécessairement cette position larvaire et qu’il était donc de notre devoir –en tant qu’insectes adultes? Beurk– de leur fournir une quantité adaptée de gelée royale audiovisuelle afin qu’ils puissent devenir des spectateurs comme nous.
Mais le fait de participer aux improvisations de P. autour des films m’a montré que l’on était loin de l’auto-effacement. La philosophe post-structuraliste de 1,30m avec qui je vis me démontre quotidiennement sa vision radicale du visionnage de film. A cause d’elle, et avec elle, je suis –par moments– capable de sortir de mon état de larve naturelle et de vivre l’expérience du cinéma non comme celle d’un divertissement offert, d’un convoyeur de sens ou d’un objet de contemplation esthétique, mais comme un immense champ d’intensité émotionnelle et sensorielle, d’un espace privé où l’on aimerait retourner sans cesse.
Exemple récent de ma vie de spectatrice adulte: le souvenir des premières scènes d’Under the Skin dans lesquelles la séduisante Scarlett Johansson parvient à attirer des hommes dans une pièce mystérieuse remplie d’un étrange liquide noir, continue de me hanter et de m’émerveiller à la fois sans que je puisse m’en défaire. Je n’ai pourtant pas été très séduite par le film dans son ensemble –je trouve que la deuxième moitié ne tient clairement pas les promesses de la première– mais Under the Skin m’a ouvert les yeux sur l’existence d’un lieu dont j’ignorais tout et dans lequel je peux retourner à loisir dans mon imagination. Et c’est quand même incroyable qu’un film permette une chose pareille.
Un des bénéfices du refus de P. d’adopter régulièrement de nouveaux films, c’est qu’il m’arrive rarement de voir un mauvais film avec elle. Je vous mentirais en disant qu’elle ne regarde pas de la daube –elle regarde un paquet de séries franchement pas terribles sur Netflix, la plupart narrant les aventures de sirènes australiennes, mais c’est sur son temps d’écran à elle. C’est quand elle me propose de regarder quelque chose avec elle qu’elle me permet de m’asseoir sur le canapé. La plupart de ses films préférés sont également des films que j’aime, et c’est d’ailleurs bien pour ça qu’elle les a vus en premier lieu: Le Grand National, Les 101 Dalmatiens (l’original, bien sûr), Charlie et la Chocolaterie, Fantastic Mr. Fox et Kiki la Petite Sorcière.
Les films préférés de P. | Photo Dana Stevens
Nous avons regardé ces films (ainsi que d’autres qu’elle aime) à tant de reprises –ensemble ou séparément, par morceaux, en faisant attention ou pas– que j’imagine que je devrais en avoir marre et rire jaune en pensant au caractère assommant de la parentalité à chaque fois que je me mets en quête de la télécommande.
Au lieu de cela, je les aime de plus en plus au fur et à mesure que je les regarde même –et surtout– si nous les regardons à la manière fragmentaire des enfants, qui permet d’y entrer et d’en sortir à tout instant.
Je considère à présent moins ces films comme des œuvres artistiques finies que comme des portails vers un autre monde –le genre de portails que j’empruntais enfant et que je peux brièvement emprunter à nouveau comme adulte.
«Sixteen Going On Seventeen», La Mélodie du Bonheur
La Mélodie du Bonheur est naturellement La Mélodie du Bonheur –et c’est un bon début– mais c’est également une bonne excuse pour reproduire la chorégraphie et chanter «16 ans, presque 17 ans» après avoir réarrangé les meubles de la chambre pour qu’elle ressemble à un pavillon de jardin (je joue le rôle de Rolf le méchant nazi).
Pareillement, regarder Le Grand National est une chose, mais rejouer la dernière course, avec des variations infinies, sur l’un de ces chevaux que l’on trouve parfois à la sortie des supermarchés tandis que votre maman commente la course à la manière d’un commentateur sportif britannique du milieu du XXe siècle?
Parfois le pouvoir exercé par cet univers mutuellement créé peut produire une forme de syndrome de Stockholm.
J’ai fait partie des rares critiques à avoir défendu Mamma Mia! avec enthousiasme à sa sortie et si j’ai adoré le côté «karaoké de célébrités» du film et la performance à tirer des larmes de Meryl Streep, j’étais franchement très loin d’imaginer que je pourrais un jour me mettre à verser des larmes sur certains morceaux dès que je les entend. (Slipping Through My Fingers dans lequel le personnage de Meryl Streep aide Amanda Seyfried, qui joue sa fille, à se préparer pour son mariage? Ooooooh.) Au cours des mois où Mamma Mia! régna en maître sur notre foyer, l’écran de télévision était décoré de Post-It avec les noms de tous les personnages et de certains acteurs qui les interprétaient. Tous les jours, il y avait une séquence de danse sur du ABBA et à chaque dîner, la possibilité d’évoquer le personnage de Meryl Streep et de se demander si elle n’aurait pas mieux fait de finir avec Stellan Skarsgard ou Colin Firth (le personnage de Firth est homosexuel, mais je ne suis pas certain qu’elle l’a compris). Nous étions en tous cas d’accord pour dire que Pierce Brosnan était une erreur.
Et puis il y a eu Mon Voisin Totoro, à l’origine et même à l’épicentre de ce phénomène de construction d’univers cinématographique avec ma fille. Ce film de Hayao Miyazaki m’est particulièrement cher, c’est une sorte de texte sacré au sein de la maison. Son père et moi l’avons probablement vu, essentiellement de manière fragmentaire et non consécutive, plusieurs centaines de fois et nous le considérons tous les deux comme notre films préféré de tous les temps et comme une des œuvres qui illustre le mieux une des grandes caractéristiques de l’enfance: ce pouvoir mystérieux d’imaginer un chemin qui mènerait à un univers parallèle, permettant de changer de réalité comme Mary Poppins peut disparaître dans le dessin à la craie sur le trottoir.
Mon Voisin Totoro
La fable étrange et douce de Miyazaki, cette histoire de deux sœurs qui deviennent amies avec un esprit de la forêt fut le premier film que P. a regardé du début jusqu’à la fin et la seule chose qu’elle a sans doute regardé au cours de l’année qui suivit. Sa scène préférée –et certains soirs, la seule scène du film qu’elle voulait voir– est celle où la plus jeune des sœurs, Mei, joue toute seule dans le jardin de la maison familiale, en pleine campagne et tombe sur un tunnel dans un vieil arbre qui mène jusqu’à la tanière de la grosse créature de fourrure grise qui donne son nom au film. Après quelques moments de découverte mutuelle, Totoro et Mei s’installent pour une sieste.
De nombreux livres et films pour enfants contiennent des images de chute ou de déambulations dans des univers parallèles. Pensez simplement à Alice au Pays des Merveilles, à Narnia ou au Magicien d’Oz, bien sûr. Mais l’arrivée de Mei dans l’antre de Totoro fut le premier épisode de ce genre à capter l’imaginaire de P. et je pense toujours à cette scène enchanteresse –celle d’une découverte abrupte et pourtant rapidement décontractée d’une réalité magique dissimulée au milieu de la vie de tous les jours– comme l’illustration de la manière par laquelle P. accède aux films. C’est ainsi qu’elle a commencé à construire les multiples réalités magiques dans lesquelles elle déambule désormais à son gré. Et je suis tellement heureuse que juste, avant que la porte ne se soit refermée derrière elle, elle ait eu l’idée de m’y faire entrer.