Le 12 n ovembre 2014, dans l'indifférence quasi générale, Doran Horton, un Californien de 25 ans, était arrêté par les autorités. Le jeune homme est plus connu sous le pseudo de Oso Montana sur Facebook, où il affiche des dizaines d'autoportraits provoc', tour à tour recouvert de billets de 100 dollars, de bijoux bling-bling ou en pleine fumette de substances illicites. Accessoirement, il est accusé de faits de proxénétisme sur des jeunes filles mineures recrutées par le biais de Facebook, et encourt jusqu'à dix ans de détention.
Si Facebook semble être un vivier inépuisable pour les prostituées et pour les proxénètes, Instagram, application de partage de photos rachetée pour 1 milliard de dollars par Mark Zuckerberg en 2012, est loin d'être en reste. L’appli semble à première vue très stricte quant au respect de ses sacro-saintes conditions d'utilisation: tout contenu pornographique ou incitant à la haine est supprimé une fois signalé, et les hashtags tendancieux (#boobs, #ass #sex et autres mots-clés raffinés) sont quasi-automatiquement censurés.
Et pourtant, les «modèles-actrices-chanteuses» aux selfies sexy et dénudés que des milliers d'hommes assoiffés likent à longueur de journées dissimulent bien souvent des comptes officieux de prostituées, professionnelles ou occasionnelles.
Bios laconiques
Une prostitution qui ne dit pas son nom, encore assez méconnue, et qui n'en est qu'à ses balbutiements: sous couvert d'ambitions artistiques (le plus souvent, de mannequinat), des femmes très sexy s’exposent directement sur le réseau social. Tous les prétextes sont bons: la moindre séance d'aérobic se transforme en festival du #buttfie (un selfie, mais pour l'arrière-train) et de gros plans sur les généreux décolletés siliconés transpirants.
Dans les quelques lignes de présentation de leur bios plutôt laconiques, on trouve généralement une adresse email perso Yahoo ou Gmail, réservée aux «professional inquiries».
Par ce biais flou et ambigu, Instagram permet à des milliers d'escorts d’appâter des clients, d'abord attirés par leur physique avantageux. David (le prénom a été modifié), 29 ans, s'est déjà fait prendre au jeu, comme plusieurs de ses amis:
«Beaucoup de ces filles sont très habiles, elles flirtent avec toi, likent certaines de tes photos en retour et répondent à tes compliments par des petits smileys niais. Pour beaucoup, elles maintiennent l'illusion d'un lien, d'une relation virtuelle.
Sur Instagram, il n'y a pas de messagerie privée, et tout se passe au yeux de tous! [1] Il faut donc éviter de passer pour un bourrin affamé, et mettre les formes. Quand j'ai invité une charmante "modèle" en string à aller boire un verre et qu'elle m'a communiqué son mail pour qu'on convienne des "détails" d'abord, j'ai compris que quelque chose ne tournait pas rond.
Quand je lui ai raconté ma déconvenue, ma meilleure pote m'a ri au nez. Elle m'a dit "T'en connais beaucoup toi, des 'modèles débutantes' qui vivent entre Dubai, Marbella et Las Vegas, et s'achètent plusieurs sacs de luxe par mois?" En effet. Ça aurait du me mettre la puce à l'oreille.»
Un «moment privé» pour 4.000 euros
Histoire d'en avoir le cœur net, on se crée aussitôt une adresse Gmail sous un faux nom et on démarche quelques unes de ces «modèles», en se faisant passer pour l'assistant d'un producteur célèbre qui aimerait «passer un bon moment» en leur compagnie lors de son prochain voyage d'affaires. Les filles répondent dans l'heure, parfois par la voix de leur manager.
Andy (le prénom a été modifié), blonde de Toronto, se présente comme une artiste dans sa bio Instagram. La réponse par mail ne laisse que très peu de doutes quant au type de prestations qu'elle propose: «D'après les renseignements que vous avez fournis, vous pouvez personnellement booker Andy pour 2.000 dollars la soirée». Même type de réponse pour Jenny, métisse qui se présente comme chanteuse (elle poste même le lien où écouter ses bandes demo sur Youtube) et compte 149.000 abonnés, qui propose un «moment privé» pour la modique somme de 4.000 euros, plus son billet d'avion à la charge de notre client. Quand nous tentons d'en savoir plus sur les prestations inclues dans ce tarif, «l'assistant» de Jenny nous indique qu'il faudra se mettre d'accord sur les détails face à face.
A cette occasion, on découvre aussi l'existence des «atmosphere models», des filles ultra sexy qui facturent jusqu'à 1.500 euros la soirée. Ce tarif inclut de se montrer en boîte de nuit –le moins vêtue possible– aux bras d'hommes fortunés, de danser lascivement à leurs tables entre deux magnums de Cristal Roederer, «et plus si affinités»...
Nous contactons ensuite Anissa, 24 ans, brune qui compte plusieurs dizaines de milliers de followers sur Instagram. Sur le réseau social, la jeune femme, qui vit en banlieue Parisienne, se présente comme une comédienne en devenir. Au téléphone, après que nous lui ayons détaillé l'angle et le sujet de notre enquête, elle semble plutôt à l'aise avec ses activités annexes.
Si elle n'aime pas le mot «prostituée» (elle lui préfère le terme plus ambigu d'«escort»), elle reconnaît d'emblée avoir eu des rapports sexuels tarifés avec des hommes rencontrés via Internet. Et nous confirme qu' Instagram a énormément boosté sa petite entreprise:
«Sur Instagram, mon compte est privé, ce qui me permet de pré-sélectionner tous ceux qui me suivent. Les mecs chelous, ou avec zéro photo, je les refuse. J'ai aussi un pseudo, ce qui évite que des membres de ma famille –musulmane pratiquante– tombent dessus par hasard. Je ne poste que des photos de charme, suggestives mais pas trop dénudées non plus. Et si un jour ça m'apporte des débouchés artistiques en parallèle de mes clients, why not!»
Des problèmes de sécurité
Pour Morgane Merteuil, porte parole du Strass, le Syndicat des travailleurs du sexe, le coté clandestin de ces nouvelles formes de prostitution pose, entre autres, des problèmes de sécurité:
«La question, c'est toujours la même: pourquoi les travailleurs du sexe vont sur des sites qui ne sont à priori pas faits pour ça? A cause de la répression qu'ils subissent. L'utilisation des réseaux sociaux peut alors apparaître comme une opportunité: mais il s'agit de prostitution cachée, il est quasi-impossible de s'annoncer comme tel. Cela prend plus de temps, et cela nuit aux possibilités de négociation, de tri des clients, à la liberté d'imposer ou refuser certaines pratiques. Nous, on ne veut pas être "tolérés", on veut pouvoir travailler librement, sans devoir profiter d'un flou juridique de la part de tel ou tel réseau social.»
Et la législation, dans tout ça? Pour Maître Anthony Bem, avocat spécialiste du droit numérique, la loi de 2004 sur la responsabilité numérique est désormais désuète et ne permet pas de réel contrôle de la part des modérateurs des réseaux sociaux:
«Instagram, qui n'est en l’occurrence qu'hébergeur de contenus postés par des utilisateurs non professionnels, bénéficie d'un régime de responsabilité allégé. Ses créateurs et modérateurs ne sont pas responsables des contenus hébergés et n'ont aucune obligation légale de vérifier et contrôler le contenu de ses utilisateurs à priori. Ils sanctionnent et suppriment les contenus uniquement lorsqu'ils sont signalés par des personnes trouvant un intérêt à leur retrait.»
Et en effet, le site bannit les hashtags «X rated» ou des nus d'Helmut Newton et de Guy Bourdin, mais laisse prospérer des comptes officiels d'agences d'escorts, tels que @la_escorts ou @amour_ girls, basée à Newcastle, qui vante sans détour les qualités de ses employées un peu spéciales, photos à l'appui.
Réponse de Will Guyatt, communications manager d'Instagram:
«Les comptes faisant la promotion d'activités illégales vont à l’encontre de nos termes et conditions d'utilisation, et sont bannis d'Instagram lorsqu'on nous les signale.»
En plein dans les clous de la loi. Autrement dit, si personne ne s'insurge, les comptes servant à faire de la prostitution cachée sur Instagram ont encore de beaux jours devant eux.
1 — Mise à jour: Instagram permet d'envoyer des photos par messages privés depuis décembre 2013. Retourner à l'article