Monde

Fâcheries médiatiques au pays de Bolívar

Temps de lecture : 3 min

La Colombie d'Uribe et le Venezuela de Chavez règlent des comptes sur le dos des journalistes.

De prime abord, il s'agit de deux atteintes mineures à la liberté de la presse, dans une région qui a souvent vu bien pire. Le 5 août 2009, des commerçants colombiens manifestent à la frontière vénézuélienne, dans la ville de Cúcuta, et empruntent le pont Simón Bolívar qui relie les deux pays. Dans une ambiance tendue, la Garde nationale vénézuélienne intercepte au passage du cortège six journalistes colombiens, dont deux de RCN, l'un des deux principaux groupes audiovisuels du pays. Aux dires de certains témoins, les intéressés ont pu finalement circuler librement après avoir rangé leurs équipements et leurs brassards de presse. Une «formalité» que n'ont pas eu à subir leurs collègues vénézuéliens présents.

Une semaine plus tard, toujours en Colombie, dans le département central de Cundinamarca, une équipe de correspondants de la chaîne latino-américaine Telesur, lancée par Hugo Chávez lui-même en 2005 et basée à Caracas, se voit refuser l'accès à la base militaire aérienne de Palanquero. Le ministre colombien de la Défense, Gabriel Silva, y présidait une réunion de travail à laquelle les autres médias ont pu assister sans problème. Motifs? Pas d'accréditation en bonne et due forme et «manque de place».

Menaces de rétorsions commerciales

Ces deux incidents n'auraient pas même retenu l'attention s'ils n'avaient eu pour toile de fond les échanges d'amabilités et de crocs-en-jambe entre la Colombie et le Venezuela, désormais au bord de la rupture diplomatique. Depuis que la Colombie a décidé de mettre à disposition des Etats-Unis sept bases militaires, officiellement dans le cadre de la lutte contre le narcotrafic, il règne comme un climat de divorce pour faute grave entre deux pays qui n'en ont formé qu'un seul, avec l'Équateur et le Panama, du temps de l'éphémère Grande-Colombie chère à Simón Bolívar, dissoute en 1831 un an après la mort de ce dernier.

L'utopie unitaire paraît loin et les actuels héritiers du Libertador font davantage penser aux fils de Charlemagne. De là à s'effrayer d'une guerre ouverte, il y a un pas, médiatique avant tout, qu'Hugo Chávez n'a pas hésité à franchir.

Sur le pont Bolívar donc, des manifestants protestent contre les menaces de rétorsions commerciales brandies par le Venezuela à la Colombie. A Cundinamarca, un ministre de la Défense balaie «l'ingérence du Venezuela» et entérine les modalités de l'accord militaire passé avec les Etats-Unis. Certains journalistes ne sont pas les bienvenus tant semble évident le parti pris induit par leur média d'appartenance. RCN pour les uns, Telesur pour les autres. A peu de choses près, chaque logo passe pour l'estampille d'un chef d'Etat, et ni Alvaro Uribe ni surtout Hugo Chávez ne sont connus pour économiser leur temps d'antenne.

Le contentieux sur les FARC

Les journalistes vénézuéliens et colombiens avaient déjà assez d'une forte polarisation médiatique dans leur propre pays. Les voici tributaires d'un conflit diplomatique dont la surenchère médiatique est l'un des pivots. «Assassin», «Suppôt de l'impérialisme», «Fauteur d'ingérence»... Les mêmes mots reviennent dans cette partie de ping-pong «Grand-Colombienne» qui a déjà connu des précédents par médias interposés. Telesur en l'occurrence.

Le soupçon colombien de complaisance vénézuélienne envers les FARC a déjà fait deux victimes parmi les correspondants de la chaîne latino-américaine à Bogotá. En novembre 2006, sur la «foi» d'un montage photo le montrant au côté de combattants de la guérilla, Freddy Muñoz avait été arrêté, inculpé de «rébellion» et « terrorisme » et détenu cinquante jours avant d'être libéré, faute de preuves.

Quelques mois plus tard, en juin 2007, William Parra, colombien et correspondant de Telesur lui aussi, avait essuyé les accusations de «manipulation» et de «complicité» avec les FARC de la part du directeur de la police colombienne. En fait de «complicité», le journaliste avait réalisé un entretien avec un militaire otage des FARC, dont il avait transmis, à titre de preuve de vie, l'enregistrement à la sénatrice colombienne d'opposition, Piedad Córdoba. Un temps médiatrice auprès de la guérilla avec le concours direct d'Hugo Chávez, la parlementaire avait aussitôt fait le voyage à Caracas pour transmettre la vidéo à celui-ci. Dans l'intervalle, un Alvaro Uribe au comble de l'exaspération avait mis fin à la médiation...

Les bases américaines, symboles chargés

Le contentieux sur les FARC n'est certes pas complètement terminé. L'affaiblissement de la guérilla a néanmoins fait perdre une bonne part de carburant médiatique à deux gouvernements qui se regardent depuis longtemps en chien de faïence, mais si étroitement liés par des intérêts économiques directs et co-responsables de près de 3 millions de binationaux.

Cette fois, le conflit touche à des symboles encore plus marqués sur un continent à forte charge idéologique. Des bases nord-américaines en Amérique du Sud? La mémoire des dictatures téléguidées par Washington reste vive. Sur la terre de Bolívar? Le dessein tient du sacrilège, et l'effet Obama, déjà bien entamé, risque encore d'en pâtir. Pour l'heure, des journalistes en reportage ont subi les dommages collatéraux d'un conflit qui se joue pour beaucoup à travers leurs médias. Si l'un d'eux venait à être expulsé vers le pays voisin, c'est la sécurité et la marge de manœuvre de toute une profession dans une région clé du continent qui se trouveraient compromises.

Benoît Hervieu, bureau Amériques de Reporters sans frontières

Image de une: l'artiste colombien Jorge Mendez entouré de ses deux mannequins Hugo Chavez et Alvaro Uribe, en août 2009. REUTERS/John Vizcaino.

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