Santé

Le cancer est-il vraiment dû au hasard?

Temps de lecture : 7 min

En annonçant qu’une majorité des cancers sont plus le fait du hasard que d’autres causes, les Dr. Vogelstein et Tomasetti ont déclenché une vive controverse scientifique. Quelques semaines après la polémique, ils s’expliquent.

Roulette wheel / Håkan Dahlström via Flickr CC License By
Roulette wheel / Håkan Dahlström via Flickr CC License By

L’affaire commence le 2 janvier dernier avec la publication, dans le prestigieux magazine américain Science d’un travail au résultat dérangeant. Une étude qui ne pouvait être passée sous silence: elle était signée de deux chercheurs américains de renom, les Dr Cristian Tomasetti (Department of biostatistics, Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health) et Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel Cancer Center). Ce dernier est l’un des pionniers de l’approche de génétique moléculaire des processus cancéreux. Il a été amplement récompensé pour ses travaux depuis près de trente ans et il est régulièrement cité par le groupe des américains nobélisables.

Volgenstein et Tomasetti expliquaient en substance être capables de démontrer que de nombreux cancers sont la conséquence de mécanismes biologiques moléculaires et cellulaires survenant de manière aléatoire.

La justification des politiques publiques de prévention

C’est là une conclusion spectaculaire, dans la mesure notamment où elle va à l’encontre d’une opinion dominante de la cancérologie contemporaine, selon laquelle les phénomènes cancéreux sont en majorité la conséquence directe de facteurs cancérigènes présents dans l’environnement, ou de comportements connus pour augmenter les risques.

C’est le cas, par exemple de la pollution atmosphérique ou de la consommation chronique de tabac. C’est aussi le cas du rôle cancérigène de certaines infections virales comme celle du virus de l’hépatite B (cancer du foie) ou des papillomavirus humains (cancer du col de l’utérus).

Plus généralement, c’est l’identification de ces facteurs de risque qui justifie les politiques publiques de prévention: lutte contre la pollution ou la consommation de tabac, incitations aux vaccinations, etc. Dans un tel contexte, mettre en avant la dimension génétique prioritaire du hasard ne pouvait pas de pas susciter de réactions. Elles ne tardèrent guère –et ce, avec une vivacité rarement rencontrée dans un monde scientifique où les conflits sont habituellement gérés en coulisse.

Malchance

Comment les deux auteurs de Science en arrivent-ils à la conclusion que les lésions cancéreuses sont très souvent la conséquence d’un «manque de chance»? Ils poursuivent ici un travail qui a commencé avec les premières entreprises de décryptage moléculaire des processus cancéreux. Le Dr Vogelstein avait notamment dirigé un vaste travail international publié en septembre 2008 et qui ouvrait une voie nouvelle dans la compréhension de deux types de cancer parmi les plus agressifs: le glioblastome (une tumeur du cerveau) et le cancer du pancréas. Ces travaux se poursuivent à l’échelon international et laissent espérer une amélioration des techniques diagnostiques et, peut-être, des procédures thérapeutiques. Ils ne sortent pas de l’orthodoxie de la cancérologie.

Tel n’est plus exactement le cas avec la dernière publication de Science. Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein y avancent une nouvelle hypothèse: environ les deux tiers de l'incidence des cancers de l'adulte résulteraient essentiellement d’une «malchance». Ces cancers seraient la conséquence de mutations génétiques aléatoires, des mutations plus fréquentes au fil du temps et survenant lors des divisions des cellules souches qui assurent le renouvellement constant des tissus et des organes. Les facteurs connus de risques cancérogènes (toxiques ou infectieux) n’interviendraient que dans un tiers des cas. D’emblée, des spécialistes de cancérologie ont souligné les limites méthodologiques de ce travail (limites reconnues par les auteurs): ainsi, plusieurs cancers parmi les plus fréquents (ceux du sein et de la prostate) n’ont pas été pris en compte.

Les deux chercheurs fournissent un classement des tumeurs cancéreuses: celles, les plus fréquentes, où le rôle du hasard prédomine (cancers du pancréas, mélanomes, tumeurs du poumon des non-fumeurs) et celles (cancers du côlon, du poumon des fumeurs notamment) où d’autres facteurs sont en jeu. Pour autant, même dans ce cas, les aléas génétiques et cellulaires joueraient un rôle essentiel.

Dépistage plutôt que prévention?

Une lecture rapide laissait penser que ce travail prônait des politiques de dépistage précoce de préférence à des politiques de prévention. De fait la très large couverture médiatique de la publication de Science souligna le rôle majeur du «mauvais hasard» (de la «mauvaise loterie») dans la genèse des cancers. C’était là comme une résurgence de la notion religieuse de prédestination au détriment de celle du libre arbitre. Un paradoxe d’autant plus étonnant qu’il résulte de la place croissante occupée par les sciences mathématiques dans le champ de la cancérologie.

«Nous n’allons pas nous plaindre que des scientifiques de très haut niveau se penchent sur la question de la causalité en épidémiologie… et qu’ils s’y penchent avec sérieux», nous dit le Pr Antoine Flahault, spécialiste de santé publique, directeur de l’Institut de santé globale (Faculté de médecine, Université de Genève).

«En disant que les deux tiers des tumeurs ne relèvent que d’un "mauvais hasard", ces deux auteurs ne remettent pas en question, par exemple, le fait que le risque relatif estimé pour le lien entre le cancer du poumon et le tabac fumé est de l’ordre de 20. Ils ne remettent pas en question non plus le fait que le risque de cancer du poumon attribuable au tabac fumé est de 90%. Ils ne contredisent pas plus le fait que tous les fumeurs ne développent pas de cancers du poumon.»

Pour le Pr Flahault «ce que l’on appelle la malchance n’est qu’une autre façon de nommer ce que l’on ne connaît pas bien aujourd’hui».

«Conclure que la "malchance" est la principale cause des cancers serait trompeur»

La plus violente (et la plus argumentée) des critiques faite aux auteurs de la publication de Science vient d’être formulée par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de Lyon, une institution dépendant de l’OMS. Sa mission consiste à coordonner et à mener des recherches sur les causes du cancer chez l’homme et sur les mécanismes de la cancérogenèse, ainsi qu’à élaborer des stratégies scientifiques de lutte contre le cancer. Or le CIRC «entend faire connaître son profond désaccord» avec les chercheurs américains. Ses experts pointent une «grave contradiction» avec le vaste champ de données épidémiologiques. Ils dénoncent en outre un certain nombre de limites méthodologiques ainsi que «des biais» dans la publication de Science. Dans son communiqué, le Dr Christopher Wild, directeur du CIRC, explique ainsi:

«Nous savions déjà que pour un individu, il existe une part de hasard dans le risque de développer tel ou tel cancer, mais cela a peu à voir avec le niveau de risque de cancer dans une population. Mais conclure que la "malchance" est la principale cause des cancers serait trompeur et peut gravement obérer les efforts entrepris pour identifier les causes de la maladie et la prévenir efficacement».

Nous avons demandé aux Dr Vogelstein et Tomasetti comment ils avaient perçu la médiatisation internationale à laquelle avait donné lieu leur travail et comment ils recevaient les critiques du CIRC.

«En réalité nous nous attendions à ce que de nombreuses organisations, y compris le CIRC nous soutiennent, plutôt que d’être ainsi en désaccord avec notre conclusion, expliquent-ils. C’est ainsi que l'American Cancer Society appuie pleinement notre conclusion. Nous précisons bien, et de manière explicite qu’une des voies les plus prometteuses pour réduire les décès par cancer est la prévention. Nous soulignons bien, d’autre part que nos résultats indiquent que certains types de cancer peuvent être évités grâce à des changements de mode de vie ou à des vaccinations contre des agents infectieux tandis que les décès par d'autres types de cancer peuvent être évités par la détection et l'intervention précoce. Et nous estimons que la recherche dans le domaine de la prévention manque de financements, aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde.»

Les Dr Vogelstein et Tomasetti estiment d’autre part que c’est leur faire un mauvais procès que de dénoncer les biais méthodologiques de leur travail. «Nous avons déjà répondu, dans le détail à ces critiques en publiant un rapport technique détaillé précisent-ils. La revue Science publiera d’autre part nos réponses aux questions posées par d'autres scientifiques, et ce dans un proche avenir.»

Des patients «libérés du fardeau de la culpabilité»

«Nous avons été surpris et très heureux de voir la couverture dans les médias au sujet de notre travail», expliquent-ils à Slate. Face à l'intérêt médiatique, ils ont publié «un complément qui clarifiait les différents points soulevés par l’article» sur le site de l'université John Hopkins, espérant que «cela dissipera certaines confusions.»

«La couverture médiatique a également eu des conséquences très positives pour des centaines de milliers de patients atteints de cancer et leurs proches, ajoutent-ils. Nous avons eu beaucoup de retours de personnes nous expliquant que notre analyse les avait réconfortés et libérés du fardeau de la culpabilité d’avoir pu jouer un rôle dans le développement de leur maladie ou celle d’un de leurs proches.»

Et maintenant? Les deux chercheurs ont d’ores et déjà programmé la publication de données complémentaires soutenant leur hypothèse.

«Nous espérons continuer à débattre de ces travaux avec différents publics. Quand le public s’empare d’une question scientifique et veut comprendre quelles répercussions elle peut avoir sur leur vie c’est une chance rare qu’il faut saisir. L’aléatoire est un élément clef de la recherche scientifique. Tous les scientifiques veulent que le public s’intéresse de plus près à la science et nous comptons bien, pour notre part, saisir l’occasion présente pour instruire et informer le plus grand nombre sur la recherche concernant les cancers.»

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