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Charlie Hebdo a déjà oeuvré pour la liberté d'expression en Espagne. Pourra-t-il y parvenir à nouveau?

Temps de lecture : 7 min

Le journal français a largement influencé les parutions satiriques de l'après-Franco. Certains espèrent aujourd'hui que l'émotion suscitée par l'assassinat des dessinateurs aidera ceux qui luttent contre la «loi bâillon» portée par le gouvernement Rajoy.

Les panonceaux «Je suis Charlie» en espagnol, mais pas en Espagne. Le 9 janvier 2015 à Saint-Domingue, en République dominicaine. REUTERS/Ricardo Rojas
Les panonceaux «Je suis Charlie» en espagnol, mais pas en Espagne. Le 9 janvier 2015 à Saint-Domingue, en République dominicaine. REUTERS/Ricardo Rojas

Comme tous les grands épisodes historiques, la marche du 11 janvier aura eu SA photo. Une belle brochette de chefs d'Etat recueillis dans un moment tragique d'émotion partagée. En tant que grand moment d'Histoire, cet épisode ultra photogénique n'aura pas manqué de susciter la polémique. Des tentatives d’incruste de Nicolas Sarkozy en première ligne du cortège, à la présence de chefs d'Etat condamnant, ou censurant la une du dernier numéro de Charlie dans leurs pays...

En Espagne, c'est la présence de Mariano Rajoy qui a déclenché l'ironie. La raison? Quelques semaines plus tôt, son gouvernement votait la «Loi organique de sécurité citoyenne». Un texte ultra répressif, rebaptisée «loi bâillon» par ses opposants, et qui prévoit d'appliquer des amendes administratives très lourdes pour sanctionner des actes aussi divers que manifester devant le Congrès et le Sénat, escalader des édifices publics, ou encore filmer des policiers en train d'intervenir lors de manifestations. Sur Twitter les réactions ont fusé, dénonçant ou moquant l'attitude ambivalente de Mariano Rajoy.


«Notre gouvernement est allé à Paris pour défendre la liberté d'expression, et pour couronner le tout, il approuve la loi Mordaza»

Un très mauvais timing politique pour le dirigeant espagnol et chef de file du Partido Popular (centre-droit, conservateur et libéral). La loi «bâillon» fait en effet un peu tache dans le paysage politique européen, bouleversé par les assassinats de Charlie Hebdo. L'ambiance pro-liberté de la marche du 11 janvier pourrait-elle arrondir les angles d'une loi qui s'en prend aux droits fondamentaux? Charlie va-t-il sauver la liberté d'expression en Espagne?

Un outil de dissuasion contre les manifs

Pour bien prendre la mesure du challenge, il convient de revenir sur les mesures qu'entend instaurer cette loi de protection du citoyen, actuellement en attente de vote au Parlement espagnol.

Dans cette loi taillée sur mesure pour le Partido popular en pré-campagne électorale, les actions de protestation auparavant sanctionnées de façon pénale se verraient infliger de lourdes amendes administratives.

«Cette loi est clairement un outil de dissuasion contre les manifestations. Désobéir à un policier lors d'une manifestation pacifique peut aujourd'hui vous coûter une amende de 200 euros. Avec cette réforme, le même acte serait sanctionné d'une amende administrative de 30.000 euros! C'est totalement disproportionné», condamne Joaquim Bosch, magistrat et porte-parole de Juges pour la démocratie, une plateforme qui milite contre la loi espagnole. Le magistrat explique que dans ce nouveau schéma législatif, le PP planifie également de «sanctionner par des peines de prison les manifestations pacifiques dans les banques ou le simple fait de relayer sur les réseaux sociaux des informations relatives à des manifestations pouvant altérer l'ordre public».

Un moyen de couper l'herbe sous le pied à des plateformes citoyennes d'aide telles que la PAH, recours tapageur mais souvent nécessaire pour les citoyens surendettés par la crise immobilière. Pour la politologue Marta Romero, cette manière de réagir du PP est plus ancienne et assez symptomatique de la façon dont le parti de Mariano Rajoy traite les problèmes sociaux:

«Depuis qu'il gouverne, le Partido popular a toujours considéré les manifestations auxquelles il est confronté comme un problème d'ordre et de sécurité et non comme un problème social.»

Lors des premières années du mandat de Rajoy, le gouvernement a en effet été confronté à de nombreuses manifestations durant lesquelles il a été fait mention à maintes reprises d'usage disproportionné de la force policière. «Il est probable que les forces de sécurité aient demandé à avoir une plus grande couverture légale pour faire face aux manifestations et que le gouvernement au travers du ministère de l'Intérieur ait sorti cette loi polémique», analyse Marta Romero. Une manœuvre qui rappelle au magistrat Joaquim Bosh «la loi d'ordre public de 1959, un texte franquiste qui punissait les perturbations contre “l'unité spirituelle, nationale, politique et sociale d'Espagne”».

Une excuse pour durcir la loi

Dans ce virage autoritaire affirmé, l'attentat contre Charlie Hebdo a-t-il une chance d'influencer le climat politique ambiant? Ce ne serait pas la première fois que ce qui se passe en France aurait des répercussions sur nos voisins ibériques.

«Dans les années 1880-1905, toute une série de lois anticléricales sont adoptées en France, entraînant l'interdiction de certaines congrégations. Toute cette législation française a fortement impacté les républicains espagnols qui admiraient la politique de laïcisation française et rêvaient d'en faire autant», rappelle l'historien spécialiste de l'Espagne Benoît Pellistrandi. Si les Républicains échouent dans leur entreprise, les lois anticléricales ont néanmoins eu une répercussion sur les médias de l'époque qui voient émerger une presse anticléricale «caricaturant les hommes d'église des congrégations interdites en France venus en masse se réfugier en Espagne, comme un vol de corbeaux passant la frontière». Un trait d'humour qui aurait certainement été du goût de l'équipe disparue de Charlie Hebdo.

Reste que le gouvernement de Rajoy ne partage que très peu de points communs avec les Républicains de l’ère pré-franquiste. Pour les observateurs spécialisés, les assassinats de Charlie Hebdo et la marche républicaine du 11 janvier ne changeront en rien la position du chef de l’Etat sur sa loi polémique. «Bien au contraire. Cela va probablement provoquer une posture de durcissement du gouvernement espagnol pour justifier plus de limitations des libertés en utilisant l'excuse de la sécurité des personnes», regrette Joaquim Bosch. «Avec ces mesures qui se débattent sous le feu d'une actualité teintée de menaces terroristes, le gouvernement dispose d'une marge de manœuvre pour limiter les droits fondamentaux », ajoute Marta Romero.

Une influence puissante en Espagne

Le symbole véhiculé bien malgré lui par Charlie Hebdo ne suffira donc pas à lui seul pour neutraliser la loi qui veut museler l'Espagne. Ne lui en voulons pas trop. Charlie a déjà payé son tribut à la liberté d'expression, y compris de l'autre côté des Pyrénées.

Manel Fontdevila, dessinateur de presse catalan, en témoigne:

«Après Franco, l'humour moderne est venu de France. Tous les dessinateurs issus de la période de la transition démocratique se sont inspirés de Charlie Hebdo. Ce magazine avait l'humour le plus impertinent, le plus dévoyé.»

Le dessinateur, passé par la rédaction d'El Jueves, revue satirique de référence en Espagne, décrypte les raisons du succès de la parution auprès des professionnels de sa génération:

«Ce n'est pas qu'ils ont inventé un humour, mais plutôt un “ton”. Ils venaient d'un courant d'humour européen, mais ils ont ajouté des éléments plus underground, plus “sales”. De ce mélange est sorti quelque chose de très puissant.»

Dessinateur de la génération précédente, Carles Romeu qui a collaboré avec Charlie Hebdo dans les années 1970 a eu dernièrement la difficile tâche de traduire le fameux numéro de Charlie sorti après le drame en espagnol. Le dessinateur se souvient:

«Charlie Hebdo ne rentrait pas en Espagne sous Franco. Il y avait seulement quelques numéro de Pilote. A cette époque, ils n'avaient pas une grande influence. Après Franco, Charlie et Hara-Kiri ont commencé à être plus connus. Cela a notamment influencé une revue satirique nommée El Papus

El Papus: le précédent historique

Fondée en 1973, El Papus se définit comme une «revue satirique neurasthénique» et affiche en effet le même style graphique brouillon et anarchique ainsi qu'un humour irrévérencieux largement emprunté à Hara Kiri et à Charlie Hebdo. Autre ressemblance, plus dramatique, la revue sera elle aussi victime d'un attentat.

Le 20 septembre 1977, dans un contexte démocratique encore fragile en Espagne, une mallette destinée à la rédaction est confiée au portier de l'immeuble où siège la revue. Piégée, la mallette explose sur le palier, tuant le concierge sur le coup, blessant gravement la secrétaire de rédaction et plus légèrement 15 autres personnes de l'équipe. Revendiqué par le groupe d’extrême droite Triple A, l'attentat contre El Papus ne suscitera pas le même élan de solidarité que celui de Charlie Hebdo.

Dans son étude consacrée au journal, Marine Lopata agrégée d’espagnol et doctorante à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris, 3 précise:

«L’attentat [...] montre à quel point le journal était extrêmement dérangeant pour les autorités politiques de la Transition démocratique, qui consacraient alors tous leurs efforts à rétablir la démocratie de façon pacifique et consensuelle en Espagne.»

Un contexte complexe qui explique la suite des événements: un processus judiciaire long de 6 ans à l'issue duquel personne ne sera condamné.

«Compte tenu de la probable implication des autorités civiles et militaires, aucune enquête judiciaire ne sera mise en œuvre; les éditions Amaika ne recevront aucune indemnisation, dans la mesure où l’attentat ne sera pas reconnu comme tel par les autorités. Quant à la victime et aux blessés, ils seront considérés comme de simples “accidents du travail”.»

Un précédent historique brutal qui fait qu'en Espagne, Charlie Hebdo soit resté admiré et envié par les dessinateurs. «La presse satirique espagnole n'a jamais pu avoir autant de liberté que sa voisine française. Surtout en ce qui concerne le catholicisme. Par exemple, moi, j'ai été traîné en justice 166 fois pour des dessins», rappelle Carles Romeu.

Pour Manel Fontdevila, les problématiques liées à la liberté d'expression sont toujours d'actualité. En 2014, le numéro d'El Jueves affichant en une son dessin sur l'abdication du roi Juan Carlos est retirée par son éditeur RBA Ediciones, sans consultation préalable avec l'auteur ou l'équipe éditoriale. Ce mic-mac sensé épargner une royauté déjà bien amochée dans l'opinion publique vaudra à l'hebdomadaire un retard de parution historique d'un jour.

Echaudé par l'expérience, Manel Fontdevila quitte le journal avec plusieurs de ses collègues pour fonder Orgullo y Satisfacción, une revue 100% web, fonctionnant uniquement à l'aide de souscriptions et qui compte actuellement 5.000 abonnés. Après les attentats de Paris, la revue a réalisé un exemplaire spécial, téléchargeable gratuitement.

Ce numéro «hommage» s'ouvre sur ces mots:

«Charlie Hebdo, ses dessinateurs et ses journalistes ont été, depuis que nous avons l'usage de la raison, le référent pour tous ceux qui comme nous exercent ce travail. Dévoyés, irresponsables, drôles, blasphémateurs, et surtout, libres.»

En Espagne non plus, Charlie n'est pas mort.

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