Attention: cet article contient plusieurs spoilers sur le film Foxcatcher.
Le 26 janvier 1996, John Eluthère du Pont abattait de plusieurs balles Dave Schultz, médaillé d'or olympique de lutte, dans sa propriété de Foxcatcher à Newtown Square, en Pennsylvanie. Comme d'autres lutteurs, Schultz avait vécu dans la propriété avec sa femme et ses enfants pendant plusieurs années, parallèlement à ses compétitions et son activité de coach sportif. Sa relation avec du Pont –et la relation de ce dernier avec le frère de Dave, Mark, lui aussi lutteur et médaillé d'or olympique– est le sujet du film de Bennett Miller, Foxcatcher, en lice pour cinq Oscars.
Le haut de l'affiche est tenu par Steve Carell (du Pont), Channing Tatum (Mark) et Mark Ruffalo (Dave). Le frère survivant, Mark Schultz, est le producteur exécutif du film et donne sa propre version de l'histoire dans un livre publié ces jours-ci aux États-Unis.
Quelles sont les différences entre le livre et le film? Elles sont assez conséquentes. Par exemple, dans le film, la mère de John (interprétée par Vanessa Redgrave), est dépeinte comme l'une des forces motrices de son malaise existentiel, tandis que, dans le livre, Schultz n'en fait pas un facteur déterminant du comportement de du Pont. Mais le plus significatif est sans doute que le film ne mentionne jamais le diagnostic de schizophrénie paranoïde posé sur du Pont et qui fut, lors de son procès, présenté comme une explication du meurtre qu'il a commis. Ci-dessous, je m'attarde sur d'autres différences essentielles entre l'histoire que Schultz raconte dans son livre et ce que nous voyons dans le film.
Mark Schultz

Steve Carell et Channing Tatum dans Foxcatcher (Mars Distribution).
Au début de Foxcatcher, Mark, médaillé d'or aux JO de 1984, peine à joindre les deux bouts. Il vivote entre des bols de nouilles asiatiques et un chèque de 20 dollars, la rétribution d'une conférence que devait au départ donner son frère. Ces détails ne sont pas mentionnés dans l'autobiographie de Schultz, mais reste qu'il y décrit les facteurs à l'origine de son dénuement avant sa rencontre avec du Pont: après avoir remporté en 1985 les championnats du monde de lutte, qui se déroulaient cette année-là en Hongrie, il avait été viré de son poste de coach assistant à Stanford, soi-disant pour des questions de réductions budgétaires. (Dave, qui avait une femme et des enfants, conserva pour sa part son poste et toucha le salaire qui devait normalement revenir à Mark.)
L'événement allait «couper l'un des ponts qui nous reliaient, Dave et moi», écrit Mark. Et si les caisses de la fédération américaine de lutte étaient pleines, ses champions peinaient à être rémunérés correctement. En outre, Mark avait été arnaqué par un individu qui avait prétendu vouloir prendre en mains sa carrière. Quand il croise le chemin de du Pont, Mark loue un appartement dans la maison de son père, à Palo Alto, tout en entraînant les futurs sélectionnés pour les championnats du monde de 1986. (Dave et sa famille vivaient aussi dans cette maison, mais à un autre étage). «Mon désespoir», écrit-il, «allait faire de moi une proie facile.»
John Eleuthère du Pont

John E. DuPont lors de son procès, en mai 1997. REUTERS.
Le passé de John du Pont est globalement absent du film. L'homme est né en 1938, dans une fratrie de quatre enfants, et ses parents sont Jean Liseter Austin et William du Pont Jr., descendant de l'écrivain et homme politique français Pierre Samuel du Pont de Nemours. Son arrière-arrière grand-père paternel avait établi une poudrerie à Wilmington, dans le Delaware, pour devenir le «premier fournisseur de poudre à canon de l'armée américaine», explique Schultz.
Quand John avait deux ans, son père quitta sa mère, se remaria et fonda une nouvelle famille. Dans un long portrait publié dans le New York Times peu après le meurtre de Schultz, John est décrit comme «un enfant douloureusement solitaire au sein d'un foyer sans père», qui allait se servir «de sa fortune héritée pour s'acheter ce qu'il ne possédait pas naturellement: des amis, de l'adoration, de l'estime de soi». Ce qui correspond à l'homme que nous voyons dans Foxcatcher, qui insiste pour qu'on l'appelle «Coach» malgré sa totale absence de capacités sportives.
L'article du New York Times précise comment du Pont a pu acquérir une certaine stature grâce à son argent. S'il participe à des matchs de lutte, comme on le voit dans Foxcatcher, ces compétitions sont truquées pour le laisser gagner. («A mon avis, il pensait vraiment gagner», commente un des lutteurs). Et la bonne camaraderie qu'il entretient avec la police locale, un détail là aussi présent dans le film, est conforme à la réalité: Schultz écrit que du Pont permettait à beaucoup d'officiers de police de s'entraîner au tir sur sa propriété et qu'il possédait même son propre insigne, dont il se servait pour quelques magouilles personnelles, y compris l'accès à la chambre des scellés –Schultz affirma avoir vu un jour du Pont prendre de la cocaïne dans un sachet sur lequel était marqué «Preuve».
Dave Schultz

Dave Schultz et sa femme Nancy, en 1982. REUTERS/Ho New.
Le frère aîné de Mark, Dave, était dyslexique. A l'école primaire, quand un camarade se moque de lui parce qu'il avait besoin de cours de soutien en lecture, Dave se jette sur le persifleur et lui éclate le crâne sur le bitume. «Après cela, Dave a été considéré comme le gamin le plus fort de l'école», écrit Schultz. Dave allait aussi devenir le protecteur de Mark face aux persécuteurs. En cinquième, il commence la lutte, et son aptitude à se battre de la même manière des deux côtés fait que ses adversaires ont du mal à trouver ses points faibles (le cas de Schultz est conforme à plusieurs études établissant une corrélation entre dyslexie et ambidextrie). Lors de sa première année de lycée, il arrive second aux championnats du monde scolaires, organisés au Pérou.
La lutte a été plus facile pour Dave que pour Mark (qui était pour sa part excellent gymnaste), et bien que Dave ne se soit jamais vanté de son succès et ait même aidé son frère dans ses entraînements, Mark en était jaloux. «Au fond de moi, je savais quel était mon problème», écrit Schultz. «Mon ego.» La rivalité fraternelle est un élément narratif majeur de Foxcatcher.
L'arrivée de Mark à Foxcatcher
Dans le film, un homme mystérieux appelle Mark et lui demande de se rendre à Foxcatcher pour s'entretenir avec John. Si l'épisode est fondamentalement exact, quelques détails intéressants sont laissés de côté: Schultz se rappelle d'un chirurgien de Stanford qui l'avait appelé pour lui annoncer que John du Pont, que le chirurgien considérait comme son «ami», allait bientôt le contacter –le chirurgien voulait, par anticipation, «avaliser» du Pont. La même journée, un peu plus tard, du Pont appellera effectivement Mark en lui proposant un poste de coach dans la «Division I», un programme de lutte qu'il démarrait à Villanova. Il avait d'abord demandé à Dave, qui venait tout juste d'accepter sa promotion à Stanford, et qui l'avait donc orienté vers Mark.
Contrairement à ce que montre le film, Schultz n'a pas été facile à convaincre. Le manque apparent d'expertise de du Pont en matière de lutte le laisse sceptique et il hésite deux semaines avant d'accepter de le rencontrer dans l'Indiana, où il s'occupait de ses qualifications pour les championnats du monde. Sa première impression est la suivante: «J'avais un loser en face de moi.» Schultz est particulièrement rebuté par le physique de du Pont (ses dents étaient «d'un jaune noirâtre et laissaient entrevoir des restes de nourriture») et décide de ne pas accepter le poste si cela signifie devoir se coltiner régulièrement du Pont. Du Pont lui assure que, pour les médias, il devra le désigner comme «coach», mais qu'il le laissera tranquille la plupart du temps. Schultz n'accepte pas tout de suite, mais consent à lui parler une nouvelle fois après la fin des qualifications.
Quand il arrive en Pennsylvanie, Schultz ne s'installe pas dans la propriété de Liseter Farms, tous frais payés. Il débourse un loyer de 800 dollars pour un studio situé dans un quartier ouvrier, à quelques kilomètres du campus de Villanova. Les premières semaines, du Pont le laisse effectivement tranquille, mais, très vite, il n'arrête pas de passer le voir –il était «tout le temps bourré, drogué ou les deux», selon Schultz. En plus de son poste de coach à Villanova, comme le stipule son contrat, Schultz devient aussi le deuxième lutteur à rejoindre l'équipe de du Pont, la «Team Foxcatcher».
La relation entre Mark et John
Foxcatcher laisse entendre que Mark admire du Pont quand démarre leur relation. Mais Schultz parle plutôt de pitié et de mépris. Il mentionne effectivement avoir coupé un jour les cheveux de du Pont, et consommé deux ou trois fois de la cocaïne en sa compagnie. Du Pont a aussi véritablement tourné un documentaire pour se mettre lui-même en valeur lors des championnats du monde de lutte de 1987. Le film s'intitule Quest for the Best, et sera diffusé sur Discovery Channel. Mais c'est à Mark, et non à Dave, qu'il demande de dire quelques mots face caméra pour vanter ses grandes qualités de leader. Schultz précise avoir tenté se défiler, mais que, devant l'insistance de du Pont, les choses se sont déroulées ainsi: «J'étais bourré et je lui ai dit qu'il était super, bla bla bla, mais j'étais tellement torché qu'ils n'ont pas pu utiliser les rushes dans le produit final», écrit-il.
Et là où le film mentionne une tension sexuelle entre eux –plus que de la tension, d'ailleurs–, ce n'est visiblement pas exact. Schultz précise que du Pont avait «créé» une prise de lutte, qu'il avait baptisé la «Foxcatcher Five». «Fondamentalement», dit-il, «il attrapait les couilles de quelqu'un à pleine main.» Du Pont avait eu cette idée en entendant Schultz parler d'un match durant lequel il avait pincé les testicules d'un adversaire pendant «une fraction de seconde», un geste désespéré alors qu'il venait d'être mis au tapis. Quand du Pont essaya la «prise» sur Schultz, Schultz lui jeta un regard noir et du Pont saisit le message. Plus tard, un autre lutteur de l'équipe allait lui faire part de son exaspération d'avoir subi cette prise de la part de du Pont; Schultz regrettera de n'avoir pas signalé ce cas au directeur athlétique de Villanova (et comparera même la chose à l'affaire Sandusky).
Dans son portrait de du Pont , le New York Times mentionne la plainte déposée contre lui en 1988 par un lutteur de Villanova –peut-être la même personne, ou non, dont parle Schultz– pour des «avances sexuelles» non désirées. L'affaire s'est réglée en dehors du tribunal. Schultz affirme «avoir envisagé l'homosexualité de du Pont» sans «jamais avoir observé quoi que ce soit qui pouvait en attester».
La beuverie pendant les qualifications aux JO

Channing Tatum dans Foxcatcher (Mars Distribution).
Dans Foxcatcher, pendant la phase de sélection pour les JO de Séoul en 1988, qui se déroulait à Pensacola, en Floride, un Mark excédé et brisé s'enferme dans sa chambre d'hôtel après avoir perdu le premier de ses trois matchs contre Rico Chiapparelli. Là, il se tape la tête contre un miroir puis commence une razzia sur le mini-bar et le room-service, avant que son frère lui conseille un programme d’entraînement radical qui lui fera perdre 6 kilos en 90 minutes et lui assurera la victoire finale. Cet épisode a-t-il réellement eu lieu?
Selon Schultz, oui –à la seule et énorme différence que ce fut son ami et coach de Virginia State, Hal Miles, qui lui fit reprendre ses esprits, pas Dave. Son frère, qui participait aussi aux sélections, était tout de même à ses côtés quand Schultz sua sang et eau devant une petite troupe de spectateurs. «Je n'ai jamais perdu autant de poids aussi vite», écrit Schultz.
Le licenciement de Mark
Dans Foxcatcher, le déclin de la relation entre John et Mark, qui mènera à son départ, est largement dû à Dave, qui le surclasse en tant que coach. En réalité, Dave n'a jamais travaillé à Foxcatcher quand Mark y était et Mark fut viré après une dispute avec John, visiblement pour des broutilles; Schultz précise d'ailleurs que la raison de son licenciement ne lui a jamais été donnée. Désespéré de ne pas participer aux Championnats du monde et sans beaucoup d'autres opportunités financières, Schultz accepta alors à contre-cœur de continuer les entraînements avec son compagnon de salle, Dan Chaid. Ce qui signifiait s'installer dans le chalet de la ferme de du Pont, sans avoir à payer aucun loyer. Le programme de Villanova, que Schultz décrit comme «foutu depuis le départ», n'allait pas tarder à partir en capilotade.
En 1988, Schultz participe aux JO de Séoul et affirme avoir laissé son adversaire gagner lors de son dernier match: «Je ne pouvais pas offrir à du Pont la crédibilité et le statut qui aurait accompagné le fait d'avoir produit un champion olympique.» Dans le film, Dave passe un accord avec John disant que, s'il reste coach à Foxcatcher, Mark doit aussi être payé. Un accord similaire a existé dans la vraie vie: si l'un des deux Schultz était intégré dans l'équipe de du Pont, les deux devaient être rémunérés. En 1989, quelques mois après le départ définitif de Mark, Dave accepte un poste de coach à Foxcatcher; l'accord était toujours en vigueur. Avec sa femme Nancy et ses deux enfants, Dave s'installe dans une maison bordant la propriété.
Le meurtre

La propriété de John E. DuPont. REUTERS/Peter Morgan.
Le film ne dit pas clairement combien de temps passe entre le départ de Mark et le meurtre de Dave, même si le spectateur peut comprendre qu'il s'agit de quelques mois. En réalité, Dave a vécu à peu près sept ans à Foxcatcher avant d'être tué. Il était devenu un très bon lutteur et prévoyait de participer aux JO d'été de 1996.
Schultz ne prétend pas connaître les raisons exactes du geste de du Pont, mais précise que le jour du meurtre coïncidait avec l'anniversaire d'un autre lutteur qui s'entraînait à Foxcatcher à l'époque, Valentin Jordanov. Jordanov, affirme Schultz, avait probablement remplacé Dave en tant que chouchou de John; Dave aurait aussi témoigné contre du Pont, dans le cadre d'une plainte déposée contre lui par un autre lutteur, ce qui l'aurait fait sortir des bonnes grâces de du Pont. «Je crois que du Pont voulait offrir un cadeau d'anniversaire à Jordanov montrant combien il l'aimait», écrit Schultz, au titre d'une probable motivation.
Concernant le meurtre, la version de Schultz concorde avec ce qui est montré dans le film. Pat Goodale, vigile de du Pont, était dans la voiture quand du Pont tira sur Dave à trois reprises; comme son homologue cinématographique, il ne fit rien pour l'en empêcher. Lors de son témoignage, Goodale affirma que lorsqu'il pointa l'un de ses deux pistolets vers du Pont, du Pont le pointa aussi de son arme. Schultz ne comprend pas pourquoi Goodale n'a rien fait pour empêcher du Pont de tirer les derniers coups, même s'il ne le considère pas pour autant responsable de la mort de son frère. Après les faits, du Pont reprendra seul la route qui mène à son manoir, puis s'enfermera dans un abri anti-bombes que sa mère avait installé. La police l'encerclera pendant 48 heures avant qu'il ne se rende.
Le comportement incohérent de John
Dans le livre, Schultz fait état de plusieurs étranges histoires qui couraient sur du Pont et son comportement de plus en plus incohérent, qu'il tenait de Dave ou d'autres. Du Pont croyait que le manoir était rempli d'esprits et d'espions, avait ordonné «qu'on retire les tapis de course du centre d'entraînement parce qu'il pensait que leurs horloges lui faisait remonter le temps» et parlait aux pierres. Schultz parle aussi d'anecdotes plus anciennes de la vie de du Pont, comme celle où, ivre, il avait roulé dans le jardin d'un officier de police à bord d'un char d'assaut qu'il possédait (comme celui que John achète dans le film). «En général, on disait simplement "Oh, c'est tout John, ça", et on attribuait son comportement à l'alcool ou à la cocaïne», écrit Schultz. Rien de tout cela n'est mentionné dans le film, même si le moment où du Pont arrive dans la salle de gym de Foxcatcher un pistolet à la main est similaire à une anecdote que raconte Schultz dans son livre. Le portrait du New York Times mentionne aussi d'autres anecdotes tout aussi perturbantes.
Lors de son procès, un diagnostic de schizophrénie paranoïde fut posé sur l’héritier par des experts psychiatriques. Mais du Pont fut tout de même condamné, et mourut en prison en 2010.