France / Monde

S'habitue-t-on à vivre sous le terrorisme?

Temps de lecture : 7 min

Existerait-il une sorte de mini-kit de survie psychique et physique?

Le 15 novembre 2003, à Istanbul, après l'explosion d'une synagogue. REUTERS/Hurriyet
Le 15 novembre 2003, à Istanbul, après l'explosion d'une synagogue. REUTERS/Hurriyet

Mise à jour du 15/07/2016: La France a connu un nouvel attentat ce 26 juillet 2016: une prise d'otages dans l’église Saint-Étienne de Saint-Étienne-de-Rouvray. Il intervient moins de deux semaines après l'attentat de Nice, sur la promenade des Anglais. Cela fait suite aux attaques terroristes de janvier 2015 (les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher), à celles de novembre à Paris et en Seine Saint-Denis. Cela fait suite aussi à des attaques moins meurtrières mais qui génèrent une angoisse quotidienne: celle du site chimique de Saint-Quentin-Fallavie fin juin 2015; la fusillade déjouée du Thalys le 21 août de la même année. Et se repose la question de plus en plus lancinante: s'habitue-t-on au terrorisme?

C’est le contraire de la carte du Tendre. Et pourtant, elle est presque aussi présente en moi que l’est ma géographie amoureuse. Le monde de la carte du tendre est imaginaire quand le monde de son contraire est bien réel, c’est celui de la haine et de la barbarie, du silence qui suit la déflagration, des cris et des pleurs, du sang, des clous et de la poudre, de l’affolement, puis de la prostration avant la colère...

Ebauchée –bien malgré moi– dans les années 80, «ma» «carte de l’horreur terroriste» s’est beaucoup étendue, noircie et diversifiée au fil de ces trois décennies vécues au Proche-Orient et en Afrique. Et avec les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 en France, son tracé me semble destiné à n’en jamais finir...

Tout commence en Erythrée

Ma carte macabre débute sur une route d’Erythrée en 1986 par l’explosion de la première voiture de notre convoi, celle précédant la nôtre; elle se poursuit un petit matin de 1991 devant l’amoncellement de corps d’hommes mutilés et tués à la machette dans le township d’Alexandra près de Johannesbourg; son tracé change de continent lors du carnage –29 fidèles musulmans priant au Tombeau du Patriarche à Hébron abattus à bout portant en 1994 et, huit mois plus tard, en octobre de la même année, avec ces religieux juifs ramassant dans des sacs plastique les bouts de chair éparpillés des 22 Israéliens tués dans l’explosion d’un bus de Tel Aviv; puis passe par ce qu’on a appelé le «11 septembre turc»: 58 morts lors de plusieurs attentats perpétrés à Istanbul en 2003 contre des synagogues, le consulat britannique et un immeuble de la banque HSBC.

Il y a, marquées d’un point rouge, les premières fois, sinistres, glauques, immondes: le premier copain survivant, Ergun Cagatay, d’un attentat commis par l’Asala à Orly en 1983; le premier copain assassiné, David Webster en Afrique du sud en 1989; et encore: la première voiture kamikaze, à Gaza en 1994, lorsqu’à quelques mètres de la silhouette carbonisée du kamikaze encore arc-bouté sur son volant, je me suis surprise à chuchoter toute seule à l’enfant que je portais dans mon ventre: «Ne t’inquiète pas, ce n’est pas ça la vie».

Voilà ensuite, ma première interview d'un groupuscule armé, cagoulé et apparemment déterminé, dans une grotte aux alentours de Bethléem; et aussi la première veille, le premier enterrement aux côtés d’amis dont l’enfant avait péri dans un attentat. Sans oublier dans les années 90, la première audience devant un Tribunal de sûreté militaire d’un procès pour «terrorisme», kurde d’extrême gauche, auquel j’ai assisté à Istanbul.

Sur cette carte de l’horreur terroriste, j’ai croisé ceux qui les inspiraient, certains de ceux qui auraient pu les commettre et d’autres qui étaient passés à l’acte au sein ou au nom de l’AWB, l’Inkhata, l’ANC, l’Azapo, l’OLP, le FPLP, le FDLP, le Hamas, le djihad islamique palestinien, le Hezbollah libanais, des adeptes de Meir Kahane, le DKHP-C, l’Asala, le PKK, le Hezbollah turc, etc… (bien sûr il y aurait des distinctions à faire, mais du point de vue des victimes, civiles, toutes ces organisations sont à mettre dans le même sac).

Une batterie de clignotants

Pourtant, ne s’habitue-t-on jamais?

D’abord ce n’est évidemment pas tout à fait la même chose de «vivre sous le terrorisme» dans son propre pays que d’y être «expatrié» en tant que journaliste. Dans le second cas, on peut toujours décider de partir. Un choix que ne possède pas la grande majorité des populations visées.

Pour autant, en ce qui me concerne, je ne me suis jamais «habituée». A la vue d’une caricature qui croquerait «pour rire» un attentat, je suis incapable d’esquisser autre chose qu’un triste rictus. Si on ne s’habitue jamais, peut-être développe-t-on alors une sorte de mini-kit de survie physique et psychique?

Et se construit-on par exemple, sans même s’en rendre compte, une «batterie de clignotants», de «petits trucs» qui diffèrent selon les pays, les circonstances, les lieux? En effet, l’oreille apprend vite à discerner l’attentat, lorsqu’à l’alarme d’une ambulance succède une sirène laquelle succède à une explosion. On sait qu’il ne faut pas se précipiter sur le lieu du crime sachant qu’après une première déflagration il y en a souvent une seconde, que certains types d’attentats surviennent «en chaîne». On préfère le vélo au bus et au métro, on évite tel ou tel lieu, etc.

Il y a aussi les processus d'«auto-défense» classiques: dire que les terroristes sont des «connards» fait du bien à ceux qui le disent, les traiter de fous, de dangereux permet de remettre un peu d’«ordre», de structurer ce chaos, de les différencier radicalement de nous.

La logique interne au terrorisme

Or le terrorisme n’est pas toujours aussi aveugle qu’on le croit, il est ignoble mais il a parfois –je dis bien parfois– une certaine logique. Ce n’est pas toujours su, mais la date de certains attentats, le lieu apparemment banal, la personne visée peuvent avoir été choisis pour des raisons très précises qui échappent au grand public mais pas à ceux qui mènent l’enquête, pas aux responsables de l’Etat qui n’en disent souvent mot –de crainte d’apparaitre donner crédit à ces terroristes.

Savoir ceci ne nous préserve ni ne nous protège. Mais comprendre que le terrorisme commis par des individus ou des groupes est aussi souvent (pas toujours) un acte de désespoir m’a aidé à mettre un peu de sens dans l’insensé, en tout cas pour les pays, Afrique du sud, Israël et Turquie dans lesquels j’ai vécu. Cette approche plus «rationnelle» permet de replacer nos destins individuels dans un conflit qui dépasse nos individualités. Et d’apprendre à devenir peut-être un peu plus fataliste. En gardant bien à l’esprit que comprendre n’est ni admettre ni prendre fait et cause, comprendre ne signifie pas tomber dans une sorte de «syndrome de Stockholm».

La pression exercée par le terrorisme a pu, dans le passé, contribuer à ouvrir des négociations. C’est terrible à écrire mais c’est vrai. C’est pourquoi il arrive qu’un journaliste (ou tout autre personne «au contact»: humanitaire, religieux...) soutenant une cause qu’il juge juste franchisse la ligne rouge qui le sépare d’une organisation terroriste.

Dans un magnifique roman, Mon traitre, le journaliste Sorj Chalandon questionne son propre cheminement aux côtés de l’Ira et de l'un des ses leaders les plus charismatiques, Denis Donaldson, dont il avait admiré l'engagement et le courage avant d'apprendre qu'il s'agissait d'une «taupe» infiltrée dans l'organisation.

Faut-il en conclure qu’il n’y a pas de flirt possible, quelle que soit la justesse de la cause, que là plus encore qu’ailleurs, les moyens font partie intégrante de la fin? Relire Camus, même si on est à dix mille années-lumière du terrorisme des Justes.

Le terrorisme est presque toujours le plus fort

Mais au final, ce petit kit de survie psychique et physique est dérisoire. Il ne pèse rien face à la logique implacable du terrorisme dont le premier résultat est de polariser, de radicaliser et de gangréner la société: on passe très vite du mépris à la haine vis-à-vis non seulement de ceux qui commettent ces crimes mais également de ceux qui s’en réclament puis très vite de ceux qui ne les condamnent pas assez clairement à notre goût.

Le second effet –collatéral– du terrorisme est moins connu. On a beau constituer une cible, représenter une victime potentielle, on peut développer une haine de… soi. «Je suis en train de devenir raciste» me disait à Paris une toute jeune fille il y a quelques jours, alors que l’origine de nombre de ses copains indique tout le contraire:

«Dans le métro je ne pouvais pas m’empêcher de dévisager tous les types qui avaient l’air arabe et pas nets.»

Oui le terrorisme peut vous conduire au dégoût de vous-mêmes: parce que vous voyez quelqu’un qui ne vous inspire pas confiance, vous changez de rame, de bus ou de trottoir, cela s’appelle le délit de faciès, et il vous fait honte d’y être tombé… ​I​l faut avoir 20 ans pour posséder la franchise et la clairvoyance de le dire.

Ou bien vous vous retrouvez pris dans un étau, vous avez peur des autres, et les autres ont peur de vous, parce que vous êtes arabe, musulman, palestinien, kurde... et que dans le pays où vous êtes, les terroristes qui ont frappé avait le même nom, la même nationalité, la même religion que vous.

Répression

La vraie puissance destructrice du terrorisme est en chacun de nous

David Grossman

Etape suivante, c’est le contre-terrorisme, la répression contre une population ennemie, les législations d’exception et leur cortège de dérapages qui peuvent vous atteindre dans votre identité– pour autant que vous vous sentiez comptable des agissements de votre gouvernement, votre pays. Le terrorisme fait remonter les pires pulsions du côté de ses (potentielles) victimes aussi. «La vraie puissance destructrice du terrorisme est en chacun de nous» explique l’écrivain israélien David Grossman.

Même si à côtoyer cette horreur-là, j​e ​jouis plus intensément de la vie et j'ai vite appris à distingue​r​ l’essentiel du secondaire. Il y a,​ spécifiques, ​une profondeur​ et ​ un «appétit de vivre post-attentat»​.

En cela, la marche de près de 4 millions de Français dimanche 11 janvier était la bonne réponse. Ne nous faisons pas d’illusion: elle n’aura aucun effet sur les candidats terroristes. Au contraire, son ampleur devrait être une sorte de satisfecit pour ces derniers, ou plutôt pour leurs mentors. Mais elle aura au moins été signe de vie, de rire, de transgression et de solidarité… dont le souvenir et la chaleur nous seront plus qu’utiles dans les mois et années qui viennent.

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