Culture / Économie

L'argent dans la littérature: Piketty a raison et tort à la fois

Temps de lecture : 11 min

Trois spécialistes ont épluché 7.700 ouvrages de fiction de langue anglaise publiés entre 1750 et 1950 pour les confronter à la thèse de l'économiste: l'argent aurait presque disparu de la littérature après 1914. Ce qui est faux: en fait, l’argent prolifère, tout en perdant de sa signification.

Thomas Piketty (REUTERS/Charles Platiau) | Montage Slate.fr avec la couverture de «Gatsby le Magnifique» et un portrait de Jane Austen
Thomas Piketty (REUTERS/Charles Platiau) | Montage Slate.fr avec la couverture de «Gatsby le Magnifique» et un portrait de Jane Austen

Un livre de 600 pages parlant d’économie et traduit du français devient rarement un best-seller aux Etats-Unis. Une des raisons qui a fait du livre Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty un vrai succès de librairie est précisément qu’il n’est pas seulement un livre qui parle d’économie. Il entend exposer les origines de l’inégalité économique par le biais de graphiques sur la richesse ou les revenus, et a pour thèse centrale que les dernières décennies écoulées ont vu s’accroître la disparité entre le 1% des plus riches et nous. Mais il montre aussi comment l’inégalité a façonné les vies de chacun en s’appuyant sur des passages de romans.

Le XIXe siècle, siècle immobile de Balzac et Austen

Quand Thomas Piketty s’est exprimé devant les conseillers économiques du Président Obama au mois d’avril 2014, ces derniers se sont aussi intéressés aux aspects littéraires de son travail, et ont contesté son interprétation de Balzac.

En tant qu’historiens de la littérature, nous étions plus qu’excités à l’idée que des économistes puissent s’écharper à propos de tel ou tel passage d’un roman. L’utilisation, par Thomas Piketty, de comparaisons avec la fiction pour illustrer son analyse des inégalités est suffisamment fréquente pour pouvoir être examinée en détail. Voilà pourquoi nous ayons décidé d’en tester quelques-uns à une échelle seulement rendue possible par l’existence des ordinateurs.

La vision de Piketty sur l’histoire de la littérature s’est avérée erronée –mais erronée d’une manière qui jette une nouvelle lumière sur la façon dont les romans répondent aux changements de fortune économique des personnes qui vivent dans le monde réel.

Si les romans de Balzac et de Jane Austen comptent tant pour Piketty, c’est qu’ils synthétisent d’une manière dramatique l’immobilité d’un XIXe siècle au cours duquel l’inégalité ne faisait que renforcer l’inégalité –un monde auquel notre monde commence à ressembler de plus en plus.

Les retours sur capitaux étant fiables et particulièrement pour les grandes fortunes, la meilleure manière d’être en tête de la course à l’argent était de... partir en tête de la course à l’argent; les revenus du travail ne pouvaient tout simplement pas combler l’écart de fortune initial.

La stabilité de la richesse au XIXe siècle est sensible à la fois dans les intrigues de romans centrées autour de questions d’héritage mais également, avance Piketty, dans les références qui définissent le monde fictionnel.

L'argent ou plus précisément l’évocation concrète des sommes et des montants a presque disparu de la littérature

Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle

«Les références spécifiques à la richesse et aux revenus étaient omniprésentes dans la littérature de tous les pays avant 1914», écrit-il, car l’argent était un point de référence social stable. Après 1914, les chocs d’inflation provoqués par les deux guerres mondiales réduisirent brièvement les inégalités en provoquant une dévaluation du capital. Mais l’inflation eut également pour effet de rendre «le sens de l’argent ambigu» car les prix changeaient trop rapidement pour avoir une signification sur le long terme.

En réponse à cette nouvelle fluidité, les romanciers cessèrent tout simplement de compter l’argent –«l’argent ou plus précisément l’évocation concrète des sommes et des montants a presque disparu de la littérature».

D’une manière un peu cavalière, Piketty fonde son observation sur l’histoire de la littérature de «tous les pays» en s’appuyant sur quatre auteurs: Balzac, Austen, Naguib Mahfouz et Orhan Pamuk.

Si des économistes comme Piketty ont emprunté des exemples à la littérature pour donner du corps à leur propos, les critiques littéraires ont eux emprunté des méthodes statistiques aux sciences sociales pour l’étude de vastes collections de textes numériques. Malheureusement pour Piketty, une des choses que nous avons apprises c’est qu’il est faux de croire que l’argent est «progressivement sorti» de la littérature entre 1914 et 1945. Mais tout en tentant d’examiner la véracité de son affirmation, nous avons observé d’autres changements qui, et c’est amusant, appuient son propos initial.

On peut désormais utiliser des ordinateurs –et en l’espèce le logiciel analytique que nous avons mis au point– pour tenter de déterminer avec quelle fréquence les romanciers mentionnent des «montants spécifiques» d’argent, tout simplement parce que les auteurs utilisent généralement un symbole de monnaie ($, £, €…) ou son nom en toutes lettres. Parfois, cela se complique, tout de même, comme avec les «Pounds» qui désignent à la fois la livre britannique et une unité de poids.

Mais en combinant des modèles statistiques et un peu de bonne vieille huile de coude, nous avons pu comptabiliser les références à l’argent dans 7.700 ouvrages de fiction de langue anglaise publiés entre 1750 et 1950, issus pour partie de la HathiTrust Digital Library. Voilà ce que ça donne:

Graphique de Ted Underwood, Hoyt Long et Richard Jean So

La courbe met fortement à mal l’idée de disparition de l’argent avancée par Piketty. Les références à des sommes spécifiques augmentent en fréquence de 1825 à 1950, malgré l’augmentation de l’inflation. Certes, la «littérature mondiale» ne suit pas forcément la même courbe que la littérature anglophone, mais dans la mesure où Piketty affirme que l’argent a disparu de presque toute la littérature mondiale, voici un assez bon contre-exemple.

Certains critiques littéraires pourraient affirmer que ceci constitue une raison suffisante pour laquelle des économistes comme Piketty feraient mieux de se cantonner à leur domaine de compétence. Pourtant, l’argument avancé par Piketty fait écho à des arguments déjà avancés par la critique elle-même, en particulier la notion communément répandue que le modernisme du siècle dernier a tourné le dos aux détails pratiques de la vie économique. Dans son ouvrage de 1984 intitulé Money and Fiction, le critique John Vernon ne faisait pas dans la dentelle: «Ce siècle a vu publier bien moins de romans parlant d’argent.»

Donner un vernis d'authenticité à son récit

Piketty et les critiques littéraires se seraient-ils trompés? Si tel est le cas, pour quelle raison les auteurs de 1950 comptaient davantage leurs sous que ceux de 1750?

Quand nous avons commencé à extraire de nos sources les romans qui mentionnaient rarement ou très peu souvent de l’argent, nous avons pu constater que les références à l’argent s’inscrivaient en fait dans une tendance plus générale –la tendance croissante à situer les récits dans un monde familier, ce que les critiques appellent le «réalisme».

Des romans gothiques comme Vathek (1786 pour sa version en langue anglaise) se déroulent dans un monde trop éloigné du lecteur pour que l’argent y ait une réelle importance. Quand l’eunuque Bababalouk «fait pleuvoir les pièces sur la foule» le lecteur ne se soucie guère d’en connaître la somme exacte.

Mais les auteurs du XIXe et du XXe siècles ont tenté de donner un vernis de véracité à leurs romans en nous montrant des personnages qui comptent leur moindre centime. En 1906, O. Henry ouvre son roman intitulé The Gift of the Magi avec un personnage qui compte «un dollar et quatre-vingt-sept cents» à trois reprises et parle même de «60 centimes en pièces de 1 centime». Le truc littéraire visant à donner au roman un cachet d’authenticité en faisant mention de sommes spécifiques a été utilisé par des auteurs à travers le globe et il ne serait donc pas très étonnant que d’autres littératures que la littérature anglophone aient suivi la même courbe.

Ce que l'on a dans sa poche

Les critiques littéraires ont assez longtemps reconnu l’augmentation du réalisme au sein de la littérature. Mais pour ce qui concerne l’argent, comme Piketty, ils ont tous avancé l’idée que sa signification avait déclinée dès le début du XXe siècle.

Une des raisons qui les pousse à une telle affirmation est l’image mentale de la littérature de l’époque a été façonnée par un petit nombre de romans modernistes, comme Gatsby le Magnifique de F. Scott Fitzgerald et Le soleil se lève aussi d'Ernest Hemingway.

Dans le premier, l’argent devient une métaphore pour décrire une société de plus en plus consumériste et commerciale. Jay Gatsby parle de Daisy en disant que «sa voix est pleine d’argent». Et le narrateur, Nick Carraway, insiste là-dessus. Si l’on considère ce roman comme représentatif, la vision conventionnelle de la littérature du début du XXe siècle est que le réalisme a laissé sa place au modernisme et que, par ce basculement, les auteurs se sont mis à moins parler de l’argent comme un objet littéral que comme un symbole d’émotion et de désir.

La différence n’est pas due au fait que l’argent a disparu. En fait, l’argent prolifère, tout en perdant de sa signification

Mais ce serait se faire une fausse idée de la représentation de l’argent dans les romans du début du XXe siècle. Lorsque nous avons étudié les romans de cette période qui faisaient le plus référence à l’argent, les 100 premiers comptaient, dans leurs rangs, quelques exemples de fiction moderniste, mais aussi de romans réalistes, sur la classe ouvrière ou l’immigration, des romans policiers et de la littérature noire. Il semble donc que tous les publics s’intéressaient aux intrigues portant sur l’argent.

Pour résumer, Piketty a extrapolé à partir de quelques exemples tirés de la littérature du XXe siècle pour conclure que l’argent a disparu de la littérature de la période et ce faisant, n’a fait que reproduire la même erreur que les critiques littéraires, qui se sont concentrés sur une poignée d’auteurs de romans modernistes. Et les petits échantillons peuvent être aussi trompeurs en littérature qu’ils le sont en économie.

Les lecteurs peuvent néanmoins avoir ressenti, non sans raison, que le rôle de l’argent a diminué dans les fictions du début du XXe siècle. Mais la différence n’est pas due au fait que l’argent a disparu. En fait, l’argent prolifère, tout en perdant de sa signification.

Les histoires d’énormes héritages qui intéressent Piketty sont effectivement courantes dans les romans de Jane Austen et Honoré de Balzac. Mais au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle, les romanciers parlent plus volontiers du prix des choses courantes ou de l’argent que les personnages ont dans leurs poches.

Dans le même temps, la valeur de l’argent mentionnée dans les romans tend à diminuer. Quand il est fait référence à l’argent dans une fiction c’est, depuis toujours, pour parler d’un éventail complet de fortunes, de la misère à la plus grande richesse. Mais si l’on prend un échantillon représentatif de ces montants et que l’on utilise des taux de change historiques pour convertir les dollars et les francs, on peut observer que la référence médiane à l’argent dans un roman de la fin du XVIIIe siècle tourne autour de 10 livres. Ce chiffre ne cesse de chuter au cours du XIXe siècle et en 1900, il est inférieur à 5 livres. Et ce avant de prendre en compte l’inflation. A la fin du XVIIIe siècle, 10 livres représentaient un peu plus de la moitié du revenu annuel d’un travailleur. Au début du XXe siècle, la somme médiane mentionnée dans une fiction ne représente plus que 5% du revenu annuel d’un salarié.

Cette division par plus de 10 peut expliquer la raison pour laquelle l’argent semble moins important pour les lecteurs et les spécialistes de la littérature du début du XXe siècle. L’argent apparaît très fréquemment dans les romans de la période –mais moins sous la forme d’une vaste propriété que sous celle d’une pièce glissée dans un juke-box.

Graphique de Ted Underwood, Hoyt Long et Richard Jean So

Dans une certaine mesure, cette histoire de changement de l’importance de l’argent dans les romans est consistante avec la théorie de l’histoire économique de Piketty, qui démontre un basculement des vastes fortunes héritées vers des fortunes plus modestes.

Mais les taux et les courbes sont très différents. Sur le plan économique, les inégalités de possession de capital s’intensifient au cours du XIXe siècle pour s’effondrer brutalement après 1914 en raison de l’inflation provoquée par le conflit mondial. En littérature, l’échelle de représentation de la monnaie se réduit dès la fin du XIXe siècle et a déjà opéré sa transition de l’héritage vers les salaires et les prix.

Qui lisait ces livres?

Il faudrait sans doute un certain temps aux critiques littéraires pour comprendre le sens de cette trajectoire, qui nécessite plus d’une explication. Mais une partie de l’histoire, au moins au cours du XIXe siècle, implique de se poser une question que Piketty néglige: qui lisait ces livres?

Les romans nous ouvrent moins une fenêtre sur le passé qu’une image conçue pour plaire à une certaine catégorie d’auditeurs

En Grande-Bretagne, l’alphabétisation de la classe ouvrière a doublé au XIXe siècle et le prix moyen des livres a chuté de manière considérable au fur et à mesure que des formats moins onéreux étaient introduits.

Le public des lecteurs qui, autrefois, était majoritairement issu de la classe dirigeante et la classe moyenne était, à la fin du XIXe siècle, presque réparti de manière équitable entre toutes les classes de la société, comme William St Clair l’écrit dans The Reading Nation in the Romantic Period. Il n’est guère surprenant que ce changement massif du public ait également vu un changement des sujets tendant à remplacer les souverains par des ha’pennies.

A ce titre, les romans ne sont guère différents des autres marqueurs sociaux: ils nous ouvrent moins une fenêtre sur le passé qu’une image conçue pour plaire à une certaine catégorie d’auditeurs. Quand l’image change, cela nous dit sans doute moins de choses sur le paysage macroéconomique que sur les glissements de tel ou tel segment de marché littéraire.

Et pourtant, la littérature est un indice social, comme Piketty l’a brillamment démontré. Le Capital au XXIe siècle a placé des romans au centre du débat public, en en faisant une lecture attentive et en les intégrant à un panorama historique de l’inégalité, en s’appuyant sur des données collectées à travers deux siècles.

Si l’on doit apprendre quelque chose des bévues occasionnelles de Piketty, ça n’est certainement pas qu’il conviendrait d’ériger un grand mur entre l’histoire de la littérature et l’histoire économique. Au contraire, ces matières ont encore plus en commun que Piketty ne le croit.

Les romans peuvent effectivement être étudiés comme des instantanés précis qui permettent de donner de la vie à une histoire plus quantitative, mais ils font surtout partie de cette histoire. Si nous étudions la littérature avec l’attention scrupuleuse que Piketty accorde à l’économie, nous constatons qu’elle constitue, elle aussi, une histoire panoramique des aspirations et des craintes qui ont façonné l’existence de millions de vies humaines.

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