France

Agressions de femmes voilées, attaques de mosquées... Des actes «islamophobes» ou «antimusulmans» ?

Temps de lecture : 7 min

Avec les récentes attaques et actes visant des lieux de culte musulmans, on a vu une ambiguïté renaître autour de l’usage compliqué de ces deux termes.

Un policier en faction devant la mosquée de Paris, vendredi 10 janvier. Youssef Boudlal/REUTERS.
Un policier en faction devant la mosquée de Paris, vendredi 10 janvier. Youssef Boudlal/REUTERS.

En 2011, au moment de l’incendie criminel des locaux de Charlie Hebdo, l’émission On n'est pas couché reçoit le dessinateur Charb, tué lors de l’attentat du 7 janvier dernier. Quand on lui rappelle que beaucoup accusent son journal d’islamophobie, Charb est perplexe:

«Rien que ce terme d’"islamophobie", j’aimerais bien que quelqu’un me dise exactement ce que ça veut dire car "islamophobe" ça veut dire quoi, avoir peur de l’Islam? Personne à Charlie Hebdo n’a peur de l’Islam, personne à Charlie Hebdo n’a peur des catholiques, c’est absurde.»

Et pourtant, ce terme, que certains jugent aujourd’hui encore ambigu, s’est imposé aux côtés du mot «antimusulman» dans la société française, et surtout, dans les médias. «Plus d'une cinquantaine d'actes antimusulmans en France depuis l'attentat à Charlie Hebdo», «les actes anti-musulmans se multiplient», «face à des actes islamophobes d'une ampleur « jamais vue », les lieux de culte musulmans sous protection»... Depuis une semaine, les médias français jonglent avec ces deux termes pour désigner les actes visant les lieux de culte de l’Islam ou les musulmans, dont le nombre s’élèverait à plus de 50, selon l'Observatoire contre l'islamophobie.

Infographie réalisée avec Piktochart.

On le voit, une rapide analyse statistique montre une large préférence pour le mot «islamophobie». Quitte à l'interchanger avec «antimusulman». En 2013 par exemple, on pouvait lire «Hollande assure de sa volonté de lutter contre l’islamophobie» dans un titre d’article et voir ensuite dans le papier qu’il parlait en fait d’«actes antimusulmans». La nuance est importante car ces deux notions font encore débat aujourd’hui.

L'islamophobie, les mollahs et les ethnologues

En ce qui concerne le terme «islamophobie», deux camps s’opposent sur son usage, et certains estiment que son existence n'est, en aucun cas, justifiée.

A commencer par Manuel Valls qui, contrairement au ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, ne cache pas son rejet féroce du terme «islamophobie». Dans son dernier discours devant l’Assemblée nationale, il a bien fait attention à lui préférer l’expression «actes antimusulmans». En 2013, à la suite d'agressions de femmes voilées à Argenteuil, dans le Val-d’Oise, celui qui était encore ministre de l’Intérieur avait déclaré au Nouvel Obs:

«Derrière le mot "islamophobie", il faut voir ce qui se cache. Sa genèse montre qu’il a été forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 1970 pour jeter l’opprobre sur les femmes qui se refusaient à porter le voile. […] Pour les salafistes, "[l’]islamophobie" est un cheval de Troie qui vise à déstabiliser le pacte républicain.»

Il estimait que les «défenseurs d’un islam fondamentaliste –en particulier les salafistes – l’utilisent avec un objectif bien clair: empêcher toute critique de la religion et s’opposer aux principes de la République.»

Dans la même interview, il cite l’essayiste Caroline Fourest, qui s’est insurgée contre l’usage de ce mot, et dont il reprend la thèse. Elle expliquait en 2013 dans une tribune sur le Huffington Post que le terme pose un autre souci:

«"Musulmanophobie" ne poserait aucun problème, puisque cela voudrait dire "phobie envers les musulmans". Ce qui est forcément raciste. Mais c'est long. Le mot retenu est plus court, "islamophobie", même s'il veut dire littéralement "phobie envers l'Islam". Ce qui facilite l'amalgame entre la critique des idées et celles des identités.»


Selon Manuel Valls et Caroline Fourest, l’islamophobie serait donc un terme assez traître, confondant phobie et critique de l’Islam avec le racisme à l’égard des musulmans. Le but étant d'empêcher tout débat sur cette religion. Pourtant, l’origine de ce mot est trompeuse, et pour bien comprendre l’enjeu autour de ce terme, il faut revenir sur sa création.

En réalité, les premières traces de ce mot remontent au début du XXe siècle, avec plusieurs ethnologues-administrateurs français, comme l’explique Houda Asal dans Islamophobie : la fabrique d'un nouveau concept. État des lieux de la recherche, une étude publiée dans la revue Sociologie. Spécialisés dans l’étude de l’islam africain, Alain Quellien, Maurice Delafosse et Paul Marty ont avancé en 1910 le terme d’«islamophobie» pour, selon l'étude de Houda Asal, «décrire d’une part, une «islamophobie de gouvernement» fondée sur une différenciation des musulmans dans le système d’administration colonial français, et d’autre part, une «islamophobie savante et cléricale», qui véhicule des préjugés sur l’islam et une méconnaissance des réalités de cette croyance.» Il faudra ensuite attendre 1997 pour voir ressurgir le mot dans une étude anglaise, et qui devient «incontournable» après les attentats du 11-septembre 2001. Son usage se répandra en France en 2003 autour du débat sur le port du voile, et sera même utilisé par Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, en 2004, lors d’un séminaire.

Les médias, la société et les institutions ont adopté le mot

«La définition de l'islamophobie qui s'est imposée dans les sciences sociales et dans l'espace militant aujourd'hui décrit ce phénomène complexe comme un racisme», nous explique Houda Asal. L’usage et la promotion du mot sont devenus le cheval de bataille de plusieurs associations de défense des musulmans, comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), créé en 2003, qui propose une définition plus large de ce mot. Il s’agirait selon lui de «l’ensemble des discriminations, actes de rejet, violence, verbales ou physiques, qui visent des individus (ou des institutions) en raison de leur appartenance supposée à la religion musulmane.» «Il y a trois points importants dans cette définition, nous détaille Elsa Ray, porte-parole de l’association. On parle ici d’actes qui tombent sous le coup de la loi, basés sur l'appartenance réelle ou supposée à l'islam et visant les institutions ou les individus.»

Les dictionnaires ont également adopté ce terme. Le Larousse est moins catégorique, définissant le terme comme une «hostilité envers l’islam, les musulmans» et le Petit Robert y voit «une forme particulière de racisme dirigé contre l’islam et les musulmans, qui se manifeste en France par des actes de malveillance et une discrimination ethnique contre les immigrés maghrébins.»

«Il n’est désormais plus rare de le retrouver non seulement dans la presse française ou étrangère mais aussi au sein des institutions et des organisations internationales de lutte contre les discriminations, pour désigner un phénomène de société de stigmatisation à l’encontre de l’islam et des musulmans», estime de son côté la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans son rapport 2013 Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. «En fait, dans cette bataille des mots, confirme Houda Asal, le terme tant controversé d'islamophobie a fini par s'imposer: c'est celui qui a été utilisé par les musulmans eux-mêmes, les militants, les institutions internationales, par la CNCDH en France, par la majorité des journalistes désormais sans guillemets, et par les chercheurs (anglophones et francophones).»

«Comme un pot de confiture à la couleur étrange»

Quand on évoque la polémique lancée par le Premier ministre et Caroline Fourest, Houda Asal est catégorique:

«En réalité, ces querelles sémantiques cachent le véritable malaise de certains face à l'idée même d'un racisme anti-musulman qu'ils ont parfois participé à construire. Si la critique des religions est tout à fait légitime, il faut analyser les discours et les images pour distinguer que, dans certains cas, sous couvert de critiquer la religion, on construit une image négative et englobante de tous ceux qui croient en l'islam.»

De son côté, la représentante du CCIF s’amuse:

«Nous n’avons jamais voulu lancer des polémiques autour de ce mot, ce qui nous intéresse, c'est ce qu'il renferme. Cette polémique est une stratégie politique ridicule pour ne pas s’intéresser à la réalité du phénomène. C’est comme un pot de confiture à la couleur étrange. Au lieu de polémiquer des heures sur ce qu'il peut bien contenir, on ferait mieux d'ouvrir le pot pour voir à l'intérieur.»

L’islamophobie aurait donc, selon ses défenseurs, un sens large, permettant de rappeler les problèmes de fond auxquels sont confrontés les musulmans en France. Et comme on l’a vu, ce mot s’est finalement imposé dans les médias. Et ce après des débats internes, parfois influencés par la vision de personnalités comme Manuel Valls et Caroline Fourest. «Il y a eu une sorte de polémique au début, nous raconte Lucien Jedwab, chef correcteur du journal Le Monde. Certains ont estimé que l’origine était à trouver du côté des mollahs iraniens. Que ce soit vrai ou faux, les mots échappent parfois à leur propre créateur et dans ce cas précis la société s’en est emparée et le mot est entré dans l’usage».

«islamophobie», synonyme de «racisme anti-musulman»?

Mais qu’en est-il du terme «antimusulman» et son articulation autour de «islamophobie»? Pour les associations, le mot «antimusulman» est un arbre qui cache la forêt, un terme de façade visant à minimiser un problème ancré plus profondément dans la société française. «Les actes antimusulmans font référence à des actes isolés, estime Elsa Ray du CCIF, c’est relativement précis, mais incomplet. Alors que l’islamophobie est plus large et regroupe tout un processus structurel: les discours politiques, les comportements dans l’administration...»

Plus nuancée, Houda Asal estime que, «après de longs débats sémantiques sur la pertinence du terme "islamophobie", on peut dire aujourd'hui que c'est un synonyme de "racisme anti-musulman"», tout en faisant attention à les distinguer «des différents aspects qui composent le phénomène: les discours, les actes, l'idéologie».

«Que l'on parle d’islamophobie, de racisme anti-musulman ou de musulmanophobie, au final, le problème est de définir ce qu'est le racisme et comment on passe d'une hostilité à l'égard de la religion à une vision essentialiste, englobante et stigmatisante de tous les musulmans», conclut Houda Asal.

Du côté des médias, la question a fini par être tranchée. «Au début on y allait avec des pincettes, on laissait les guillemets à "islamophobie", raconte Lucien Jedwab, du Monde. Mais aujourd’hui ce mot est rentré dans le dictionnaire et on ne fait plus le distinguo entre "islamophobe" et "antimusulman".»

Il reconnaît néanmoins que des précisions sont parfois nécessaires dans les articles, étant donné l’éventail de significations que l’on donne au mot «islamophobie», allant de la réticence vis-à-vis de l’Islam au racisme pur et dur. «Même si on a raison d’un point de vue factuel, il faut souvent faire preuve de précision ou d’imprécision, selon le sens sous-jacent que peuvent avoir les mots.»

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