France

Charlie Hebdo: pour que ce qui a conduit au pire ne se reproduise pas

Temps de lecture : 11 min

À l'avenir, il faudra notamment nommer les choses clairement dans le débat public –ce qui n'a pas été le cas ces dernières années, notamment à gauche.

Lors des obsèques du dessinateur Bernard Verlhac, alias Tignous, le 15 janvier 2015 à Montreuil. REUTERS/Philippe Wojazer.
Lors des obsèques du dessinateur Bernard Verlhac, alias Tignous, le 15 janvier 2015 à Montreuil. REUTERS/Philippe Wojazer.

En quelques jours, nous avons perdu sinon notre innocence, du moins le peu de légèreté qui nous restait. Nous savions certes de longue date que le terrorisme islamiste n’était pas uniquement un phénomène lointain et étranger. Nous savions qu’il était déjà plus qu’une menace, une réalité, et qu’il se tenait sur le pas de notre porte. Mohammed Merah avait donné, à Montauban et à Toulouse, en mars 2012, plus de quinze ans après la vague d'attentats du GIA, le premier signal du déchaînement d'une terreur djihadiste d'un type nouveau sur le territoire national.

Nous nous en étions émus, mais pas plus que ça. Sans doute parce que seuls des musulmans et des juifs –on mesure le caractère terrible de ce constat– étaient morts cette fois-là et que nombre de nos concitoyens avaient vu cet épisode comme le simple prolongement de conflits extérieurs. La mobilisation relative que ces actes ont suscité, finalement vite oubliée dans le confort de l’élimination rapide d’un «loup solitaire», était terriblement injuste, et même, disons-le, indécente au regard de la mort de nos compatriotes, dont certains n’étaient que des enfants.

Cette fois, il en va tout autrement. La tuerie au siège de Charlie Hebdo, la mort de policiers dans l’exercice de leurs fonctions et d’otages, simplement parce qu’ils étaient juifs, dans le supermarché cacher de la Porte de Vincennes, ont entraîné une prise de conscience nationale, massive, quasi-unanime. Le pays est ainsi entré, ces derniers jours, de plain-pied dans la tragédie du temps. Inconscience et insouciance ne sont plus de mise.

L’immense foule des manifestations du week-end, ce peuple descendu en masse dans la rue, montre, si besoin en était, l’ampleur de cette prise de conscience en même temps que la profondeur du choc ressenti. Bien sûr, chacun est allé marcher avec ses raisons et certains avec des arrière-pensées, notamment parmi les chefs d’Etat et de gouvernement présents, mais nous l’avons tous fait pour saluer la mémoire des victimes aussi bien que pour dire aux terroristes qu’ils ne nous font pas peur.

Cette tragédie et la mobilisation qui l’a suivie nous font aujourd’hui obligation. Nous vivons un moment-clef qui commande que l’on soit à la hauteur. A chacun de participer et de contribuer à «l’après» pour que ce qui a conduit au pire ne se reproduise pas. Notre contribution se limitera, ici, à des remarques à propos d’enjeux qui peuvent paraître secondaires au regard du drame que l’on vient de vivre mais qui ne sauraient être négligés, sans doute parce qu’ils l’ont trop été par le passé –tout particulièrement à gauche.

«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde»

«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde», écrivait Albert Camus. La violence qui s’est déchaînée pendant trois jours est d’abord et avant tout le fait de terroristes: personne ne contestera cette désignation. Des terroristes qui se réclament de l’islam puisqu’ils prétendent agir en son nom pour «venger le prophète» caricaturé dans Charlie Hebdo, pour faire payer la France pour sa politique d’intervention contre l’Etat islamique au Proche-Orient et les juifs pour la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens. Ces terroristes sont donc des djihadistes, c’est-à-dire des islamistes radicalisés qui ont décidé de passer à l’acte en usant de la violence.

Ceci entraîne plusieurs conséquences pratiques au regard du débat public français et de la manière dont on peut y intervenir, en respectant le principe élémentaire de laïcité notamment.

D’abord, qu’il est faux et même contreproductif politiquement d’affirmer, comme le font certains, qu’il n’y a pas de lien entre djihad et islam, que toute radicalisation violente couperait immédiatement celui qui l’accomplit de la vérité de la croyance ou de la pratique religieuse. Le risque et le danger de l’amalgame entre les auteurs de tels actes et les musulmans viennent précisément de ce genre de dénégations. Le fait religieux s’est toujours et de tout temps accompagné de formes radicalisées et, parmi celles-ci, de violences, que ce soit à l’égard de coreligionnaires, à l’égard des croyants d’autres religions ou des «infidèles».

Qu’il faille, justement parce qu’on dit les choses telles qu’elles sont, être d’autant plus vigilant quant au risque d’amalgame et au danger que cela fait courir aux musulmans, et à leurs lieux de culte notamment, est une évidence. Les pouvoirs publics doivent impérativement protéger l’exercice de la liberté de culte pour tous, et chacun doit rappeler dans le débat public que si des terroristes se réclament ainsi de l’islam, cela ne concerne pas ses fidèles.

C’est pourquoi, ensuite, il est tout à fait hors de propos de demander aux musulmans, aux autorités comme aux fidèles, de dénoncer les actes commis au nom de leur religion. C’est pratiquer précisément un amalgame insupportable, qu’il faut dénoncer vigoureusement. De la même manière, symétriquement, qu’il est tout aussi incohérent et irresponsable de demander de manifester, par exemple, pour soutenir la «communauté musulmane» après de tels actes.

Les deux manières de pratiquer l’amalgame renvoient à une forme de paternalisme, pour ne pas dire de colonialisme

Ces deux manières de pratiquer l’amalgame, qu’on trouve à droite et à gauche politiquement, renvoient en effet à une forme de paternalisme –pour ne pas dire de colonialisme– qui considère les musulmans à la fois comme un bloc uni par une foi uniforme parce que commune et comme des gens irresponsables, incapables de savoir ce qu’ils ont à faire et comment ils doivent le faire.

Il semble donc indispensable, enfin, de se garder d’entrer dans les débats internes à la religion musulmane et dans les subtilités d’interprétation qu’elle induit. Nul, de l’extérieur, ne peut en effet, dans l’espace de la citoyenneté et du débat public, se permettre de dire ce qu’est un «bon musulman» ou quelle est la bonne pratique de l’islam. Les terroristes se mettent hors la loi en raison des actes qu’ils commettent, non des justifications qu’ils invoquent. Ce qui n’empêche pas, bien évidemment, de combattre politiquement, culturellement et idéologiquement le lien que certains voudraient voir établi dans l’espace démocratique entre religion et politique. L’enjeu n’est pas de porter un jugement sur l'islam ou sur la contradiction des sourates du coran mais l’ordre public, la liberté de chacun, croyant ou non, et le fameux «vivre ensemble».

Le lien entre la lutte, ici et partout dans le monde, contre le terrorisme islamiste, et le combat dans l’espace public contre les conséquences des dérives religieuses, notamment par la pédagogie et l’argumentation, est aujourd’hui établi, mais la distinction des ordres et le repérage précis des causalités et des responsabilités restent indispensables dans une démocratie laïque appuyée sur le droit.

Liberté d’expression et «islamophobie»

Depuis des années, on a entendu de nombreuses et bruyantes dénonciations, largement médiatisées, de la soit-disant trop grande liberté d’expression dont bénéficiaient des journaux comme Charlie Hebdo, au regard de la religion musulmane tout spécialement.

Des bonnes âmes, à droite et à gauche, et beaucoup aussi au sein de la presse, ont considéré que la paix civile avec des extrémistes religieux valait bien de condamner publiquement caricaturistes et humoristes parce qu’ils «vont trop loin», «ne sont pas drôles» ou «insultent la foi de millions de croyants». Comme si le blasphème était devenu une catégorie normale et acceptable dans l’espace public à défaut d’être une norme dans notre droit laïque. La liberté d’expression, le droit à la caricature et celui de rire de tout, et finalement la laïcité elle-même, devenant, dans l’esprit de ces champions de la bonne conscience, la cause même de «l’islamophobie».

La liberté d’expression ainsi soumise à l’appréciation de multiples docteurs de la foi, le piège de la disqualification politique, finalement fatal, pouvait tranquillement se refermer sur toute parole qui ne leur convenait pas. Les prises de position contre Charlie Hebdo ont dès lors fleuri ces dernières années, à l’occasion, notamment, de la publication, à plusieurs reprises, de caricatures de Mahomet dans le journal.

Certaines ont atteint un degré de violence verbale inouï bien que peu relevé à l’époque –en raison du poids des bonnes consciences dont on vient de parler. C’est le cas, par exemple, dans une chanson réalisée par une dizaine de rappeurs à l’occasion de la sortie du film La Marche en 2013, dans laquelle ses auteurs réclamaient «un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo». Confondant, par inconscience ou par cynisme, l’appel à la violence et la caricature, ils s’en justifiaient ainsi: «Le rap, c’est une émotion, une humeur, ça sort des tripes. Charlie Hebdo brandit sa carte de caricaturiste à chaque fois qu’on le critique, laissez-nous brandir la nôtre. Nous aussi, on a le droit à l’outrance, à l’humour.» La confusion autour de la liberté d’expression se transforme en inversion pure et simple.

Autre attaque, plus subtile, mais non moins dangereuse, celle venue d’un collectif de sociologues, de journalistes et de militants associatifs, procédant aussi au retournement de la liberté d’expression au profit de la défense d’une vision uniforme sinon radicale de l’islam:

«Il est une liberté d’expression qui est bel et bien menacée, et même plus d’une: celle, pour commencer, des femmes qui voudraient s’habiller comme bon leur semble, sans qu’un Etat national-laïque leur impose par la loi un dress-code de bonne musulmane cheveux aux vents; celle de ces mêmes femmes lorsqu’elles voudraient faire entendre leur ras-le-bol des regards, injures et discriminations qu’elles subissent quotidiennement au motif qu’elles portent un foulard; celle des sans-papiers qui aimeraient avoir la parole et informer le public sur la réalité de leurs conditions de vie; celle des SDF, des chômeurs, des précaires, qui sont les perpétuels recalés de l’espace public officiel –cet espace de "libre expression" qu’il s’agirait aujourd’hui de défendre, main dans la main avec Charb, Luz, Riss et leurs supporteurs Claude Guéant, Ivan Rioufol et Marine Le Pen.»

Tout était bon pour dénoncer Charlie Hebdo et la liberté d’expression

Tout y est. Depuis la défense tous azimuts de plusieurs causes sans liens (liberté des femmes de se vêtir comme elles l’entendent, des SDF, chômeurs et précaires, des sans-papiers, des musulmanes voilées…) jusqu’à l’amalgame entre les dessinateurs de Charlie Hebdo, la presse conservatrice, la droite sarkozyste et, bien sûr, Marine Le Pen. Ici, ce qui frappe, c’est l’usage de l’amagalme comme méthode de discrédit. L’amalgame que les auteurs du texte dénoncent comme méthode inique lorsqu’il est fait entre djihadistes et musulmans. On remarquera aussi, en passant, la désignation d’un «Etat national-laïque», explicitement faite pour rappeler le national-socialisme. Le glissement de sens, l’amalgame pour culpabiliser, la confusion des ordres… tout est bon alors pour dénoncer Charlie Hebdo et la liberté d’expression.

Les auteurs de ce texte, publié trois jours seulement après l’incendie criminel qui a détruit les locaux du journal début novembre 2011, vont même jusqu’à considérer «qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées, comme cela s’était produit à l’occasion de la première "affaire des caricatures" –bref: que ce fameux cocktail molotov risque plutôt de relancer pour un tour un hebdomadaire qui, ces derniers mois, s’enlisait en silence dans la mévente et les difficultés financières».

De tels propos ont contribué à créer un climat, une ambiance, depuis quelques années, sous la forme d’un chantage à «l’islamophobie», contre tous ceux qui entendent défendre aussi bien la liberté de se moquer de la religion que, plus largement, la laïcité. Une liberté que les victimes de ces derniers jours ont payé de leur vie et que le peuple est descendu défendre dans la rue le 11 janvier.

On pouvait toutefois penser que l’horreur de ce que l’on vient de vivre mettrait fin, sinon à de tels discours, du moins à l’impunité médiatique dont bénéficient ceux qui les tiennent. Ce n’est pas le cas. Les mêmes apprentis-sorciers du radicalisme religieux ont en effet repris quasi-immédiatement leur travail de sape et leur discours de perversion de la liberté d’expression au profit de leur douteux combat ou de leur petite entreprise identitaire.

Après avoir condamné, pour la forme, les terroristes et évacué en vitesse les condoléances d’usage aux familles des victimes, les voilà qui s’empressent de dénoncer pêle-mêle comme responsables de ce qui vient d’arriver «l’islamophobie» ou la «lepénisation de l'islam qui le rend dangereux», quand ils ne mettent pas carrément en accusation «l’Etat» ou «la France».

Ne plus rien laisser passer

Outre que l’on a visiblement affaire ici à d’éminents spécialistes de l’islam, capables de nous dire, sans trembler, ce qu’est un bon ou un mauvais musulman, et quelle est la bonne manière de croire ou non, on ne les entend pas ou si peu sur le djihadisme lui-même, et encore moins sur l’ampleur des enjeux réels que soulève le drame que l’on vient de vivre, notamment sur les liens entre les terroristes français et les mouvements dont ils se réclament au Proche-Orient ou en Afrique.

Les vendeurs
de troubles n’hésitent pas

à utiliser les morts de ces derniers jours au profit de
leur petite entreprise

À écouter ces marchands de discorde, l’équipe de Charlie Hebdo, les policiers et les clients du supermarché cacher de la Porte de Vincennes n’ont pas été assassinés parce qu’ils dessinaient des caricatures de Mahomet, parce qu’ils faisaient leur travail de protection des citoyens ou parce qu’ils étaient juifs, mais parce que des politiques sociales insuffisantes et un climat d’islamophobie généralisé en France ont entraîné de malheureux jeunes gens dans une radicalisation sinon justifiable du moins compréhensible.

Une fois mesuré le caractère indécent, odieux et irresponsable de tels propos, aussi bien pour la France et les Français que pour les millions de musulmans qui souffrent, dans de nombreux pays, de la terreur djihadiste, la question se pose de savoir quelle peut être l’attitude à avoir vis-à-vis de ceux qui les tiennent. Il s’agit là d’une importante leçon, collective, à tirer de ce que l’on vient de vivre.

Ces vendeurs de troubles devraient en effet, normalement, trouver moins d’écho, auprès des responsables politiques, des militants et sympathisants de gauche, après ce qui vient de se passer. Ils devraient en particulier avoir du mal à convaincre qui que ce soit que c’est en exaltant les différences culturelles, en insistant sur ce qui sépare les individus et les groupes au nom de leurs identités, que l’on peut lutter aussi bien contre les discriminations que contre le terrorisme djihadiste.

La vigilance reste néanmoins nécessaire: on a vu combien ils n’hésitaient pas à utiliser les morts de ces derniers jours au profit de leur petite entreprise, combien ils n’hésitaient pas à dresser à nouveau les Français les uns contre les autres, combien ils n’hésitaient pas à manipuler les mots. Cette vigilance sera le rôle de tous les républicains, des défenseurs de la laïcité et de l’égalité entre citoyens, des convaincus du caractère inaliénable de la liberté d’expression et du pluralisme, des adversaires résolus des dérives identitaires, qu’elles viennent d’un côté ou de l’autre du spectre politique. Ce sera le rôle du peuple qui s’est vite remis debout après le coup qui lui a été porté, un peuple qui n’acceptera pas d’en prendre un autre.

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