Un jour j’ai vomi dans les airs. Ce n’est pas mon meilleur souvenir de voyage, mais il m’est revenu lorsque j’ai pris l’avion il n’y a pas très longtemps, et que je me suis rendu compte qu’il manquait quelque chose dans la pochette du siège devant moi. Catalogue SkyMall? Présent. Magazine de bord? Aussi. Réceptacle doublé de plastique pour recueillir les régurgitations humaines? Inconnu au bataillon.
De moins en moins de passagers malades?
Ce n’était pas la première fois que mon sac à vomi jouait l’Arlésienne. Aujourd’hui, j’ai la nauséabonde impression que ces précieux objets sont en voie de disparition. Je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, mais les anecdotes sont légion. Certains amis et collègues m’ont confié avoir vécu la même chose: moins de sacs à bord des avions, s’étonnent-ils, rien à voir avec autrefois. Dans son dernier spectacle en ligne, l’humoriste Chelsea Peretti décrit la même expérience: lorsqu’une compagnie aérienne l’a laissée en plan en plein vol à 30.000 pieds d’altitude, elle a vomi dans la poche de son siège.
Les grands patrons ont-ils trouvé là un nouveau moyen de faire des économies? Non, non et non, assurent les principales compagnies aériennes. J’ai interrogé des représentants d’American Airlines, de Delta Air Lines, de JetBlue, de Southwest Airlines et de United Airlines: tous m’ont juré que leurs équipages plaçaient toujours des sacs à chaque siège pour chaque vol, comme ils l’avaient toujours fait. Toute pochette qui en serait dépourvue serait donc une exception, et non la règle. Il est certainement possible que les sacs paraissent se raréfier aux yeux de gens comme moi qui les ne les cherchent que rarement. Si j’en vois moins souvent que lorsque j’étais enfant, c’est peut-être parce que je suis moins sujet aux nausées aujourd’hui et moins enclin à fouiller partout pour tromper mon ennui. Loin des yeux, loin du cœur.
Peut-être les sacs sont-ils toujours là mais que le dégobillage se perd? Les experts partagent mon sentiment que nous vivons une grande transition. «Cela fait des années que je n’ai pas vu quelqu’un utiliser un sac à vomi», rapporte Steve Silberberg, propriétaire de plus de 2.500 spécimens uniques et l’un des collectionneurs de sacs à vomi les plus actifs du monde.
«Oui, les sacs sont moins courants qu’autrefois», acquiesce Paul Mundy, autre grand émétoaérosagophile habitant en Allemagne.
«La dernière fois que j’en ai vu un, le passager avait dû le demander. C’est le seul que j’aie vu en 10 ans», rapporte Brent Blue, médecin-conseil dans l'aviation et membre de l’Aerospace Medical Association.
«De nos jours, le mal de l’air est quasiment inexistant», explique Bob van der Linden, expert en aviation au Smithsonian’s National Air and Space Museum.
Proportion des personnes ayant vomi à bord selon une enquête
Si de moins en moins de passagers rejoignent le club des dégobilleurs aériens, les compagnies doivent en être parfaitement informées. J’imagine qu’elles surveillent les coûts de remplacement des sacs à vomi et que par conséquent elles savent si le nombre de victimes du mal de l’air change ou pas, mais qu’elles gardent ces chiffres pour elles.
Le représentant de l’une d’entre elles m’a confié que partager de telles informations «poserait des problème de secret médical» (nouvel exemple du souci bien connu du bien-être de leurs passagers dont font preuve les compagnies aériennes). Il ne nous reste que la possibilité de trier les données publiques, qui sont loin d’être pléthoriques. Les meilleurs chiffres que j’ai pu trouver proviennent d’une enquête publiée en 2000, concernant un millier de personnes à bord de 38 vols commerciaux. Un demi pour cent a déclaré avoir vomi à bord, et 8,4% s’être sentis nauséeux.
Le bon sens laisse deviner que les chiffres étaient bien plus élevés autrefois. Avant l’invention de la cabine pressurisée, les pilotes ne connaissaient pas les vols calmes «au-dessus des éléments».
Des vols plus supportables
Les premiers avions étaient petits et légers par rapport à ceux d’aujourd’hui, ils étaient donc très secoués par les turbulences. En outre, le moteur faisait un véritable boucan et inondait la cabine de gaz d’échappement. Ces problèmes engendrèrent une toute nouvelle pathologie, diagnostiquée en premier par deux chercheurs bordelais en avril 1911. «Tout progrès a sa rançon et l'homme doit payer pour chacune de ses aventures», écrivirent Jean-René Cruchet et René Moulinier dans leur monographie de 1920.
«La conquête de l’air, outre ses nombreux dangers, engendre aujourd’hui une nouvelle maladie, la maladie que nous appelons le mal de l’air.»
Pour lutter contre cette maladie, les équipages des premières compagnies aériennes comptaient souvent une infirmière en uniforme. Paul Mundy affirme qu’au moins une poignée de compagnies européennes distribuaient des sacs à vomi en papier dans les années 1920, jetés par les hublots une fois utilisés. Certains avions étaient pourvus de bols ou de tasses à vomi, pas de sacs. Mick Oakey, rédacteur en chef de The Aviation Historian, m’a parlé d’un avion équipé de sièges en osier, sous lesquels l’équipage plaçait un récipient en porcelaine dans un arceau en bambou.
Un exemplaire de 1935 du magazine Flight décrit une scène où des membres d’équipage courent dans les cabines avec de «charmants petits seaux en papier mâché» à l’intention de passagers livides, mais il fallut attendre 1949 pour voir apparaître le sac à vomi moderne et étanche. Un inventeur, ancien fantassin, appelé Gilmore «Shelly» Schjeldahl fut le premier à doubler les sacs en papier avec du plastique et proposa son idée à l’entreprise Bemis Bag Co. de Minneapolis.
Ses dirigeants, d’abord sceptiques, changèrent d’avis lorsque leur société signa un contrat avec la compagnie aérienne Northwest Airlines. Schjeldahl –dont le fils est aujourd’hui critique d’art pour le New Yorker– allait jouer un rôle dans de nombreuses autres grandes innovations, notamment le premier satellite passif, mais aucune ne deviendrait aussi connue que l'«Air Sick Bag» dont il contribua à équiper les avions. «Il n’aimait pas qu’on l’associe à ça», se rappelle sa veuve, Charlene, aujourd’hui âgée de 97 ans. «C’est très curieux.»
Pourtant, même dans les années précédant cette diffusion des sacs à vomi, être malade en avion était déjà devenu moins courant.
Une proportion de malades stable
Au milieu des années 1930, un correspondant du magazine Flight écrivait que le mal de l’air «était autrefois le fléau des voyages aériens» mais qu’il était «désormais relativement rare». Le même magazine affirmait en 1937 qu’il était «quasiment inexistant de nos jours» car les premières défaillances de l’aviation avaient pour la plupart été réglées. Un peu moins de dix ans plus tard –et encore quatre ans avant que Schjeldahl n’invente le sac à vomi doublé de plastique– un article du magazine Flying laissait entendre que 0,2% des passagers étaient malades à bord des vols commerciaux. En 1946, Popular Science estimait ce chiffre à 0,3%.
Quand on compare ces chiffres à ceux de 2000, on dirait que le nombre de victimes du mal de l’air a atteint son niveau plancher à la fin des années 1940-début des années 1950 et qu’il est resté très proche de zéro depuis. Mais les données sont si rares et les méthodes pour les collecter si obscures que personne, dans le monde des sacs à vomi, ne les considère comme irréfutables.
Quelques experts en médecine aéronautique avancent que le mal de l’air continue de diminuer, et que les améliorations de la qualité des avions et des plans de vol pourraient ne pas suffire à elles seules à expliquer ce phénomène.
Quels autres facteurs peuvent entrer en jeu? Peut-être sommes-nous plus rarement malades parce que nous prenons l’avion plus souvent. Les compagnies aériennes américaines transportent 750 millions de passagers par an, soit trois fois plus qu’il y a trente ans. Tout ce temps supplémentaire passé dans des avions pourrait bien aider les gens à venir à bout de leur mal de l’air. En règle générale, plus vous avez d’heures de vol, moins vous êtes susceptible d’être malade. Une étude révèle que les pilotes en formation de la Marine américaine vomissaient dans 6% de leurs sorties, et que le chiffre baissait à mesure que les cadets gagnaient en expérience. C’est ce même effet qui pourrait expliquer pourquoi les enfants souffrent davantage du mal des transports que les adultes: ils ont été moins exposés, donc ont eu moins d’occasions de s’adapter.
La diminution du mal des transports au fil du temps pourrait être le reflet d’un apprentissage inconscient.
L'histoire du mal des transports
Certains scientifiques pensent que le problème est provoqué par des sensations corporelles contradictoires: vos yeux vous disent une chose, votre oreille interne une autre. Notre sens de l’équilibre collecte des informations à partir de plusieurs autres sensations, comme la circulation sanguine (lorsque des flots de sang montent à la tête, le cerveau peut croire qu’on est à l’envers) et la traction du foie (qui pend du diaphragme comme un fil à plomb) vers le bas. Quand ces signaux sont en conflit, on peut souffrir de vertiges, de nausées, voire se sentir fatigué et déprimé. Mais s’il est suffisamment renseigné, le cerveau peut s’adapter à des combinaisons inattendues.
Il est également possible, j’imagine, qu’un changement dans le nombre de victimes du mal de l’air puisse être dû à quelque chose de plus profond –à un changement de mentalité et de perspective vis-à-vis de l’acte de voyager dans le ciel. Cette idée n’est pas aussi folle qu’elle en a l’air.
Au XXe siècle, certains médecins imputaient le mal de l’air à la personnalité des voyageurs. Cruchet et Moulinier mettaient en garde contre le fait que le «surmenage psychique» que représentaient les voyages aériens pouvait conduire à la psychose. En 1947, un étudiant de la Columbia University appelé Israel Zwerling écrivit un essai sur la psychologie du mal des transports. Lors d’une de ses expériences, il fit tourner des cobayes tout en leur envoyant des chocs électriques. Plus ils se sentaient nerveux en tournant, plus ils devenaient nauséeux. Des chercheurs qui comparèrent ensuite la tendance à la nausée de ces personnes avec leurs scores au test de Rorschach revendiquèrent l’existence d’une corrélation entre les deux.
Les médecins du milieu du XXe siècle imputaient le mal des transports à deux causes distinctes: «motion and emotion», le mouvement et l’émotion. Plus tard, des chercheurs établirent –ou prétendirent avoir découvert– que les femmes étaient plus susceptibles d'être malades que les hommes, et les Chinois plus que les Occidentaux. Une récente étude signale même un lien entre le mal des transports et les étapes du cycle menstruel. J’en parle non pas parce que les données sont convaincantes –à première vue elles ont l’air sommaire– mais plutôt pour introduire l’idée que la signification et l’étiologie du mal des transports s’étendent au-delà du phénomène physique des turbulences et de la fétidité de l’air. Il se pourrait bien que les sacs à vomi n’existent pas seulement pour s’occuper du corps mais aussi de l’esprit.
Prendre l'avion n'est plus extraordinaire
L’existence d’un grand frère du mal de l’air, né quelques années auparavant et aujourd’hui à peu près oublié, est assez révélateur. Le «mal des chemins de fer» était à une époque tellement répandu qu’il justifiait tout un arsenal de superstitions prophylactiques: certains disaient que l’on pouvait éviter la nausée en transportant une pomme de terre irlandaise dans son sac de voyage, ou en mettant du journal sous sa chemise. Pour Sigmund Freud, cette maladie était comparable à celle qui existait en des temps encore plus reculés, provoquée par les secousses d’une voiture à cheval. Le mal des transports, avançait-il, vient des vibrations sexuelles qu’un processus de refoulement transforme en nausée, anxiété et fatigue –refoulement «qui transforme tant de préférences enfantines en leur contraire».
Et si c'était un mal des technologies nouvelles?
Des explications plus modernes prennent en compte le fait que les voyages en chemin de fer étaient, à l’époque, assez dangereux. Les accidents épouvantables se produisaient avec une telle régularité que les Victoriens inventèrent un nouveau diagnostic –«le railway shock», le choc des chemins de fer– pour décrire la pathologie comparable au trouble de stress post-traumatique qui affectait les survivants. Il est très possible qu’une peur latente des voyages en train ait fonctionné comme les chocs électriques de l’expérience de Zwerling et rendu les passagers plus susceptibles d’être atteints de nausée. Ces dernières années, Carey Balaban, de l’University of Pittsburgh, a montré que les systèmes neuronaux qui sous-tendent l’anxiété et le mal des transports interagissent dans une seule et même partie du cerveau appelée le noyau parabrachial. «Le trouble panique et les troubles de l’équilibre vont main dans la main», affirme-t-il.
Il est donc possible que chaque nouveau moyen de transport s’accompagne de son malaise bien à lui, autant dû à un mal du modernisme qu’à une confusion de l’oreille interne.
Si c’est bien le cas, alors le vieillissement de la technologie en question doit s’accompagner d’une diminution de l’intensité de la maladie. Lorsque prendre l’avion est passé du statut divin à la plus grande banalité, les sacs à vomi sont devenus obsolètes. Aujourd’hui ce sont des souvenirs de l'âge d'or de l'aviation, une époque où les aéronefs avaient le pouvoir de nous retourner l’estomac et demandaient des sommes exorbitantes pour prix de l’aventure.
Quel est l’avenir du mal des transports? Naturellement, il apparaît le plus souvent dans la dernière vague des nouvelles technologies –consoles de jeux vidéo, tablettes et environnements de réalité virtuelle.
En ce qui concerne le sac à vomi, son sort dépend sans doute de la prochaine frontière des expéditions humaines –comme réceptacle à dégueulis lunaires ou à d’autres émissions spatiales.