France

Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ne sont pas devenus terroristes sur Internet: les autres points à surveiller

Temps de lecture : 10 min

Radicalisation en prison, manque de suivi, arrêts des surveillance... Quelles sont les «failles» dans lesquelles se sont glissés les terroristes?

Cherif et Said Kouachi, le 7 janvier 2015 après la tuerie à Charlie Hebdo. REUTERS/Reuters TV
Cherif et Said Kouachi, le 7 janvier 2015 après la tuerie à Charlie Hebdo. REUTERS/Reuters TV

Il n’aura pas fallu longtemps. Alors que Manuel Valls reconnaissait des «failles» dans le système de suivi des trois terroristes qui ont fait 17 victimes, il a donné lundi 12 janvier sur BFMTV un aperçu des améliorations qu'il comptait apporter aux services de renseignement. Donner plus de moyens humains et financiers, améliorer la prévention dans les prisons... Il a également évoqué, après une question de Jean-Jacques Bourdin, un versant primordial dans la lutte contre le terrorisme: Internet.

«Dans la loi antiterrorisme votée il y quelques semaines à une large majorité [mais dont les décrets ne sont pas encore parus], la priorité, c'est effectivement de travailler sur Internet, c'est là qu'une partie de la radicalisation se forme.»

De la même façon, les 11 ministres européens et le ministre de la Justice américain Eric Holder ont fait savoir dimanche qu’un partenariat entre leurs pays respectifs et les opérateurs de l’Internet était «indispensable» pour identifier et supprimer les «contenus incitant à la haine et à la terreur». Manuel Valls encore, a parlé mardi 13 janvier devant l’Assemblée nationale, et a cité en premier «Internet et les réseaux sociaux» comme priorité dans la lutte contre la radicalisation:

«J'ai demandé au ministre de l'Intérieur de m'adresser dans les huit jours des propositions de renforcement, a-t-il déclaré, elles devront concerner Internet et les réseaux sociaux qui sont plus que jamais utilisés pour l'embrigadement, la mise en contact et pour le passage à l'acte habituel.»

L’Assemblée a applaudi dans la foulée, unanime. Mercredi 14 janvier, Bernard Cazeneuve est à son tour intervenu sur France Inter pour confirmer les choix du gouvernement. Précisant que le blocage administratif des sites et le déréférencement seront bientôt en vigueur, le ministre de l'Intérieur estime également qu'il faut «aller plus loin».

Seulement voilà, pour l’instant en tout cas, l’historique respectif des trois terroristes responsables des attaques des 7 au 9 janvier ne fait pas mention du rôle d’Internet dans leur radicalisation. On sait seulement que Chérif Kouachi a consulté des sites Internet consacrés au maniement des armes. Le Monde a également rappelé le cas de la radicalisation des précédents terroristes ayant agi sur le sol français ou belge, Mohammed Merah à Toulouse en 2012 et Mehdi Nemmouche, auteur présumé de la tuerie du musée juif de Bruxelles. Dans ces deux cas précis, les enquêtes menées n’ont pas fait mention d’Internet comme source de radicalisation.

En revanche, quand on reprend point par point les éléments connus jusque-là de la surveillance mise en place par les renseignements français, un certain nombre d'éléments viennent souligner plusieurs problématiques récurrentes en matière de lutte contre le terrorisme.

Une meilleure détection pendant et après le passage par la case prison

Beaucoup estiment que le nid de la radicalisation islamiste se trouve en prison. C'est une autre priorité du gouvernement, au-delà d'Internet. Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly se sont rencontrés en 2005 à la prison de Fleury-Mérogis. C’est en partie là-bas qu’ils se radicaliseront, via Djamel Beghal, islamiste condamné pour un projet d'attentat contre l'ambassade américaine à Paris.

Or, dans l’état actuel des choses, la surveillance des comportements à risque est quasiment impossible lors du passage en prison. Claude Tournel, secrétaire général adjoint de l’Ufap-Unsa Justice, le premier syndicat de l'administration pénitentiaire, nous explique que le manque d’effectifs est au cœur du problème:

«Si un détenu est identifié comme radical, alors il y a une surveillance plus particulière, notamment pendant les promenades. Mais on n’entend pas ce qu’il peut dire ou raconter, forcément. Même chose pendant les activités sportives, on a souvent un seul moniteur pour 80 détenus.»

Il note aussi un problème de langue, rendant les prises d’informations difficiles auprès des détenus pour peu qu’ils parlent une langue que ne maîtrise pas le surveillant.

Plus grave encore, le non-accès aux formations à la détection des prisonniers en passe de se radicaliser.

«Depuis les attaques du GIA en 1995, on a une formation obligatoire pour apprendre à repérer ce type de comportement dans les prisons, explique Claude Tournel. Mais comme nous manquons d’effectifs, nous ne pouvons pas nous permettre d’envoyer les surveillants en formation, ils font déjà 20 à 30 heures supplémentaires par mois.»

Une expérience pour isoler les radicaux est menée depuis quelques mois à la prison de Fresnes en les plaçant dans des unités séparées. Si, pour l’instant, les résultats ne sont pas encore dévoilés, le Premier ministre a fait savoir mardi 13 janvier qu'il comptait développer cette méthode.

Enfin, reste la question des aumôniers musulmans, trop peu nombreux à accéder dans les maisons d’arrêt pour contrebalancer les idées radicales.

«A Fresnes, on compte environ 1.200 musulmans, explique Claude Tournel, et il n’y a qu’un seul aumônier. C’est évidemment problématique.»

Le suivi des personnes radicalisées après la sortie de prison peut aussi rencontrer des défauts. Les services de renseignement ont arrêté de suivre Amedy Coulibaly dès mars 2014 et sa sortie de prison par exemple, alors que la justice était au courant de sa radicalisation passée. «Jamais de la vie, je ne participerai à un attentat ou à quelque chose de si grave que ça», avait-il affirmé devant un juge en 2013. Il faut dire qu’il avait eu un comportement presque exemplaire, comme le raconte Libération:

«Il a suivi des formations (de vendeur et de secouriste), travaillé pendant plusieurs mois, affichant sa volonté de se réinsérer, et ne montrant aucun signe d’enrôlement dans l’islam radical.»

«Normalement, la cellule de renseignement de l’administration pénitentiaire [l’EMS3, NDLR] reçoit des informations sur tout détenu repéré comme dangereux», explique Claude Tournel. L’EMS3 est en effet censé recouper les informations d’organes comme les Renseignements généraux, la préfecture de police, les agents de probation, les surveillants de prison... Mais comme l’expliquait le député PS Jean-Jacques Urvoas en juin 2014, «la coordination de l’action du bureau de l’administration pénitentiaire avec celle des autres services de renseignement doit indéniablement être renforcée», car les échanges avec la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) notamment, ne sont pas assez développés, ni même suffisamment réciproques.

Sur cette question du suivi, Manuel Valls a prôné devant les députés la création d'un «nouveau fichier», un peu à l'image du fichier des délinquants sexuels, qui «obligera les personnes condamnées à des faits de terrorisme ou ayant intégré des groupes de combat terroristes à déclarer leur domicile et à se soumettre à des obligations de contrôle».

La question des écoutes téléphoniques et la tentation de la «procédure d’exception»

Si, d’après les premiers éléments de l’enquête, aucun téléphone n’a été retrouvé sur les corps des terroristes, leur usage des moyens de communication pour préparer les attentats ne fait aucun doute.

Amedy Coulibaly avait d'ailleurs confié à un journaliste de BFMTV qu'il s'était «synchronisé» avec les frères Kouachi, ce qui laisse penser qu'un échange très précis avait bien eu lieu entre les trois terroristes. On sait maintenant que la compagne de Coulibaly et l'épouse de l’un des frères Kouachi se sont téléphoné 500 fois en à peine un an. Ce qui laisse penser que ce sont les terroristes qui ont passé ces coups de téléphone... En ce qui concerne le suivi des échanges, Mediapart rapporte que Said Kouachi a fait l’objet de 15 mois d’écoutes téléphoniques, contre deux ans pour son frère Chérif Kouachi, entre 2011 et 2014. Puis plus rien, les informations collectées ne laissant pas apparaître de comportement à risque ou de projet d'attentat.

La question est donc la décision de mettre fin aux écoutes téléphoniques. Comment, malgré une surveillance si longue et le passé des deux terroristes, peut-on décider la fin de la surveillance? Sur la mise en place de la surveillance, l’écoute administrative peut sembler compliquée à mettre en place: la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) donne un avis, Matignon donne son feu vert, et le groupe interministériel de contrôle (GIC) exécute. Que ce soit pour la «prévention du terrorisme» ou pour tout autre motif valable, la durée maximale d'écoutes consécutives est de quatre mois, et peut être renouvelée une fois. Avec la loi du 23 janvier 2006 puis celle de programmation militaire du 18 décembre 2013, «une "personnalité qualifiée" –en clair, un policier– donne l’autorisation de recueillir les données de connexion, principaux outils des enquêteurs», raconte Le Monde.

Mais comme l'a confié à l'AFP une source policière dans le domaine du renseignement:

«[...] Si on n'entend rien qui permette d'aller voir un juge, on arrête. En plus, il y a un quota: pour brancher quelqu'un, il faut en débrancher un autre. En plus, il faut avoir les moyens d'écouter vraiment. Ça ne sert à rien de brancher deux cents personnes si on n'a pas les moyens de suivre et étudier les conversations. Et les moyens, on ne les a pas.»

Faudrait-il faciliter ces écoutes? Sur leur encadrement, les avis sont divisés. C’est là que surgit l’idée d’un «Patriot Act» à la française, qui permettrait des procédures d’exception, quitte à renoncer à certaines libertés publiques. Bernard Squarcini, ancien patron de la DCRI entre 2008 et 2012 et proche de Nicolas Sarkozy, a par exemple demandé, dans une interview accordée au Figaro, que l’on légalise «les opérations spéciales» ainsi qu’une «loi-cadre pour harmoniser au mieux les dispositifs et en exposer les fondements». Le Premier ministre ne partage pas cette vision des choses et l’a fait savoir mardi 13 janvier devant l’Assemblée nationale, affirmant que «jamais des mesures d'exception qui dérogeraient au principe du droit et des valeurs» ne seront mises en place.

Reste à savoir si le gouvernement et le Parlement réussiront à clarifier la loi pour rendre les interceptions de données plus transparentes et plus efficaces.

La nécessité d’une meilleure surveillance des déplacements suspects

Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly étaient sur la liste des personnes interdites de territoire aux Etats-Unis, la fameuse «no fly list», qui comprend plus de 50.000 noms. Les renseignements français auraient même été avertis en 2011 du passage de Said Kouachi au Yémen. Pour Alain Rodier, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), «les échanges entre les pays ont toujours existé et sont généralement efficaces». Mais selon lui, le problème vient de la masse de données à analyser:

«Les analystes sont submergés. […] Cela reviendrait à 60 cm de feuilles de papier à analyser chaque jour!»

«Afin de gagner en productivité, nous explique-t-il, il faudrait regrouper au sein d’un même centre les analystes des ministères de la Défense, de l’Intérieur, et des Affaires étrangères.»

En ce qui concerne le contrôle des déplacements à l’étranger, une loi récemment adoptée a créé un «délit d’entreprise terroriste individuelle» afin, entre autres, de permettre les interdictions de sortie du territoire. Mais les décrets d'application ne sont toujours pas parus, ce qui ne fait qu’ajouter à la polémique actuelle.

Sur ce point, le gouvernement français a voulu réagir au plus vite. Quelques heures avant la marche de solidarité du 11 janvier, une dizaine de ministres de la Défense européens et internationaux se sont réunis autour de leur homologue français Bernard Cazeneuve pour établir une meilleure communication entre les services de renseignements:

«Il nous faut progresser, nous le redisons tous ensemble avec force, de façon urgente vers l’établissement d’un PNR (données des dossiers passagers, NDLR) européen, cet outil qui permet l’échange des données concernant les passagers aériens entre les Etats membres.»

Mais pour l'instant, Bruxelles bloque toujours ce PNR européen pour des questions de vie privée. Manuel Valls a de son côté déclaré devant l'Assemblée que sera lancée «la surveillance des déplacements aériens des personnes suspectes d'activités criminelles [...] La plateforme de contrôle française sera opérationnelle dès septembre 2015».

Autre problème: pour qu’une surveillance soit complète, «il faut au moins trois personnes en permanence, et changer régulièrement les équipes», explique Alain Rodier. Soit entre 20 et 30 personnes en tout mobilisées pour un seul suspect. Ce qui coûte très cher, aussi bien humainement que financièrement parlant. Là encore, le gouvernement promet une augmentation des effectifs.

La lutte contre le crime organisé

Dans la vidéo posthume qu’Amedy Coulibaly a laissée, on peut le voir entouré de «fusils d'assaut, au moins cinq armes de poing, des lots de cartouches, une boîte noire siglée Smith & Wesson, un poignard commando». La police a retrouvé des pistolets automatiques et des détonateurs le 10 janvier dans un appartement situé dans le Val-de-Marne.

On sait que les frères Kouachi ont attaqué Charlie Hebdo à l’aide de fusils Kalachnikov. S'ils ont réussi à se procurer ces armes, c'est grâce au crime organisé qui sévit en France, selon Alain Rodier, du CF2R.

«Ces armes proviennent des pays de l’Est, et ont été obtenues sur les marchés parallèles en France, explique-t-il. Il faut savoir que le trafic d’armes est très important ici, c’est la seconde source de revenus du crime organisé, derrière la drogue.»

«C'est un trafic de fourmis, deux ou trois kalach' à la fois, planquées dans un coffre ou le fond d'un camion qui rentre de Bosnie ou de Serbie. Pas de réseau, pas de filière, impossible à infiltrer pour la police ou les renseignements», explique un expert à L'Obs.

Selon Alain Rodier, si le gouvernement fait baisser le trafic d’armes, alors il fera diminuer les occasions de s’en procurer, et donc de planifier des attentats. «Il y a un trafic d’armes qui viennent des Balkans, a confirmé le ministre de l'Intérieur mercredi sur France Inter. Il faut identifier les acteurs des trafics dans les quartiers.» «Pour cela, il faut une meilleure harmonisation des législations en Europe», ajoute Alain Rodier avant de rappeler que le mafieux américain Al Capone n’était pas tombé pour ses crimes, mais bien pour les impôts qu’il ne payait pas.

Mais en toile de fond, derrière ces manquements du système de lutte contre le terrorisme, un problème plus profond apparaît de façon de plus en plus récurrente: l’adaptation et la méfiance permanente des terroristes vis-à-vis des systèmes de surveillance des communications, et surtout leur capacité à se faire oublier des services de renseignements.

En effet, comment justifier auprès de l'administration l'espionnage de personnes adoptant un comportement de repenti et un train de vie «normal»? Le comportement de ces personnes radicalisées ne laisse rien paraître «à l’extérieur», rendant la tâche des services secrets d’autant plus complexe. «Là est tout le paradoxe», note Alain Rodier, qui explique qu’on ne peut pas surveiller toutes les personnes innocentes en France à partir de suspicion. Selon lui, ces terroristes endormis savent comment sortir du radar des renseignements intérieurs:

«C’est comme si vous vouliez faire un casse: vous respectez les limitations de vitesse avant le jour du braquage, vous vous tenez à carreau.»

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