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Podemos, Syriza et les autres sont-ils «antisystème»? Pas si simple...

Temps de lecture : 8 min

Large accord contre l’extrême droite en Suède, chantage de l’Union européenne à l’égard de Syriza, critiques de Podemos contre la «caste» espagnole... La situation laisse penser à un brouillage de l'opposition droite-gauche, mais il faut faire attention aux oppositions simplistes.

Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, de Podemos, avec Alexis Tsipras, de Syriza, lors d’une réunion publique à Madrid le 15 novembre 2014. REUTERS/Juan Medina
Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, de Podemos, avec Alexis Tsipras, de Syriza, lors d’une réunion publique à Madrid le 15 novembre 2014. REUTERS/Juan Medina

Le parti de gauche radicale Syriza est arrivé en tête des élections législatives en Grèce, dimanche 25 janvier, avec 36% des voix et 149 sièges sur 300, selon des résultats quasi-définitifs. Nous republions à cette occasion une analyse de la grille de lecture employée pour parler de Syriza ou de Podemos, publiée le 20 janvier.

Entre la fin décembre et fin janvier, l’actualité politique de plusieurs pays membres de l’Union européenne a été dominée par la montée en puissance de partis exclus du cercle habituel des forces de gouvernement. Cela a notamment été le cas en Suède, en Grèce et en Espagne. Avérés ou anticipés, célébrés ou redoutés, les effets de cette montée en puissance ont aussi relancé l’hypothèse du brouillage de l’opposition droite/gauche en Europe, laquelle s’effacerait au profit d’une nouvelle démarcation entre les partis du «système» et les autres.

Cette grille de lecture est-elle appropriée? A supposer que oui, comment caractériser au mieux ceux qui défient les partis de gouvernement en place? Enfin, peut-on juger de l’efficacité de la stratégie de ces derniers? Les exemples mobilisés ci-dessous permettent d’esquisser quelques éléments de réponse.

Le supposé «modèle» suédois contre le «populisme»

Commençons notre tour d’horizon par la Suède. Des élections anticipées y ont été annulées, à la suite à un compromis inédit entre d’un côté la coalition rose-verte au pouvoir et de l’autre côté l’Alliance de droite officiellement dans l’opposition. Cet «accord de décembre» a consacré l’entente d’une grande coalition qui ne dit pas son nom, pour mieux saper sur le long terme la capacité de nuisance acquise par l’extrême droite des Démocrates suédois. Il aboutira cette année à la mise en œuvre d’un budget de droite par l’exécutif de gauche (sic), pour mieux garantir ensuite à tout gouvernement minoritaire le passage de son budget, et ceci jusqu’en… 2022 (re-sic).

Dans l’éditorial que le journal Le Monde a consacré à cet événement, la Suède est présentée comme «un modèle de résistance [contre] la montée des partis populistes, de gauche ou de droite».

Cela vaut la peine de se pencher en détail sur une telle suggestion, dans la mesure où elle concentre toutes les problématiques soulevées au début de cet article.

En premier lieu, le terme de «modèle» pose question. D’une part, il conduit à ériger une énième fois ce pays comme un exemple, au mépris de la trajectoire historique et politique qui fut la sienne, et dont la reproduction est irréaliste. Il serait de toute façon illusoire d’interpréter la «fausse grande coalition» de l’accord de décembre comme l’expression heureuse du pragmatisme et de la modération de nos amis scandinaves, dont nous aurions tant à apprendre.

Elle représente surtout un pis-aller face à une situation devenue inextricable, où la conjugaison de facteurs politiques (l’ascension d’une extrême droite isolée à des niveaux inattendus) et institutionnels (un mode de scrutin proportionnel) a paralysé la bipolarisation à l’œuvre en Suède.

D’autre part, l’efficacité de la solution trouvée apparaît douteuse. L’accord droite-gauche cache beaucoup de calculs stratégiques et se révèle d’une singulière complexité, ce qui fait douter de sa durabilité.

S’il n’était pas respecté et/ou si les Démocrates suédois se maintenaient voire progressaient (un sondage les donnait à 18% début décembre), les autres partis conserveraient-ils leur cordon sanitaire? La coopération inter-blocs ne risque-t-elle d’ailleurs pas de favoriser l’essor de l’extrême droite, devenue «par défaut» le principal canal d’expression du dissensus? En réalité, comme l’indique le politologue Duncan McDonnell, les autres expériences en Europe ne permettent pas de dégager de formule magique. Que les partis de droite radicale soient traités en partenaires ou en parias, aucune de ces deux tactiques ne garantit leur affaiblissement.

En second lieu, la phrase du Monde est fascinante pour son usage spontané de la catégorie de «populisme», dont j’ai déjà pu dénoncer les impasses dans Slate. Par le passé, le terme a servi à désigner des mouvements engagés pour l’inclusion de masses populaires négligées, dans le cadre de régimes représentatifs en formation. Aujourd’hui chargé d’une connotation fort négative, il se voit plutôt appliqué à des organisations censées incarner une forme de dégénérescence des démocraties libérales.

Alors que les partis traditionnels de gouvernement échappent à sa flétrissure, ce vocable sert principalement à rebaptiser des partis de droite radicale, au risque d’une euphémisation permettant d’occulter leurs aspects les plus réactionnaires. Son usage est aussi régulièrement étendu à des partis de gauche, dont les bases sociologiques, les inspirations idéologiques et les stratégies d’alliances s’avèrent pourtant radicalement différentes de celles de leurs adversaires à l’autre bout du spectre politique.

La gauche radicale en Espagne et en Grèce

La mise en évidence de ces différences est cela dit l’un des acquis de la couverture inédite dont Syriza et Podemos ont fait l’objet, en raison de leurs niveaux dans les sondages à l’approche des scrutins qui auront lieu en Grèce (le 25 janvier) et en Espagne (en décembre). La presse s’est en effet penchée sur les origines de ces partis, leur organisation, leurs propositions, leur quête d’un sens commun alternatif aux visions du monde libérales et ethnocentristes… Or, même les portraits les moins bienveillants qui ressortent de ces enquêtes suffisent à ridiculiser tout rapprochement avec des partis tels que le FN français, le Ukip britannique ou la Ligue du Nord italienne.

Une tendance presque inverse ressort même des analyses proposées au lecteur français, consistant à présenter ces formations comme «banalement de gauche», autrement dit des incarnations d’une social-démocratie qui aurait été préservée dans le chloroforme des Trente glorieuses. Il est vrai que sur le plan socio-économique, Syriza comme Podemos traitent davantage de l’urgence que de la transformation sociale, et ont modéré leur discours pour ne pas effrayer les électeurs les plus hésitants à désobéir au «consensus de Bruxelles». Toutefois, la culture anticapitaliste n’a pas encore eu le temps d’être éradiquée dans les noyaux militants de ces deux organisations. De plus, celles-ci se distinguent de la social-démocratie «vieille école» par leur conscience anti-patriarcale et écologiste, ainsi que –surtout– par leur position différente dans le champ politique et social.

De fait, la capacité d’attraction de Syriza ou de Podemos se nourrit à deux sources complémentaires. La première provient de leur inscription dans des mobilisations extra-parlementaires contre l’austérité et la confiscation de la souveraineté populaire, auxquelles une traduction institutionnelle a jusque-là manqué pour peser concrètement sur les politiques publiques. La seconde découle de leur extériorité par rapport au club des partis de gouvernement et à la classe politique en général, jugés avec sévérité par les citoyens. Alors qu’une coalition droite-gauche est déjà en place pour maintenir Syriza loin du pouvoir (et que la pression de l’Union européenne s’accroît sur les électeurs grecs), l’hypothèse est aussi évoquée en Espagne, au cas où Podemos deviendrait réellement le premier parti du pays.

Attention aux oppositions simplistes

Au-delà des différences irréductibles entre droite et gauche radicales, leur seul point commun serait-il donc d’être rejetées par les actuelles élites nationales ou européennes? La part de vérité dans cette proposition consiste en ce que leur essor peut constituer une gêne objective, voire provoquer un dilemme moral pour des partis de gouvernement déclinants. Ceux-ci, focalisés sur la mise en œuvre de la seule politique jugée possible ou responsable, voient la fonction d’expression des attentes populaires leur échapper, au point d’être accaparée par des forces dont ils craignent le débordement ou le pouvoir de chantage. Si l’on renonce à la catégorie de «populisme» pour les désigner, peut-on alors parler de partis «antisystème»?

Là encore, le vocable mérite d’être manié avec prudence, selon les deux sens possibles identifiés par le politiste Giovanni Capoccia.

Les partis dont il est question ici ne sont pas antisystème si cela signifie que leur idéologie et leur pratique seraient incompatibles avec les conditions minimales de la démocratie libérale. On peut convenir que les partis de gauche radicale souhaitent enrichir cette dernière, et que les partis de droite radicale sont soupçonnés de vouloir l’affaiblir (notamment en misant sur une relation plébiscitaire entre dirigeants et dirigés). En aucun cas cependant, il ne s’agit de défis concrets et directs aux régimes représentatifs existants. C’est toute la différence entre le radicalisme et l’extrémisme. Seules quelques organisations relevant de ce dernier échappent aujourd’hui à la marginalité, comme Aube dorée en Grèce.

En revanche, les partis dont nous parlons arborent bien une dimension «anti-systémique», si l’on désigne par là leur faible potentiel de coalition avec ceux qui sont situés plus au centre de l’espace politique. La plupart des formations de droite et de gauche radicales tendent ainsi surtout à polariser les systèmes partisans. D’une certaine façon, elles y assument une «fonction tribunitienne» consistant à relayer des insatisfactions et des aspirations non prises en compte, mais dans le respect des règles formelles de la démocratie libérale. La distance idéologique qui les sépare des partis habituellement au pouvoir peut conduire ces derniers à les rejeter, au profit de grandes coalitions ou de gouvernements minoritaires.

Cela dit, cette distance peut aussi cesser d’être un obstacle selon les circonstances (ce qui ne saurait être le cas d’un antidémocratisme foncier). Or, quand des alliances ou des coopérations se produisent malgré cette distance, elles sont principalement nouées soit entre différentes forces de droite, soit entre différentes forces de gauche. Le pouvoir structurant du dualisme droite/gauche est donc loin d’avoir disparu, dans la mesure où il se trouve rarement «court-circuité» lorsque des partis en dehors du centre-droit ou du centre-gauche sont impliqués.

En conclusion, il est peut-être préférable, lorsqu’on veut traiter de la fracture entre les partis de gouvernement et leurs concurrents d’un bout à l’autre du spectre politique, de parler de ces derniers comme de forces «oppositionnelles».

L’adjectif renvoie à la double distance qui est la leur vis-à-vis du gouvernement des sociétés européennes: il caractérise à la fois la position institutionnelle qu’ils occupent la plupart du temps, et la position idéologique qui informe leur critique du régime en place et des partis qui s’y partagent habituellement le pouvoir. Pour rendre compte du reste, et notamment de leur projet politique, il devient indispensable de faire référence aux familles politiques dans lesquelles ils s’inscrivent.

Au niveau européen, les dernières élections du Parlement ont vu la progression des forces oppositionnelles. Les traditionnelles «familles régnantes» n’en ont pas moins conservé leur emprise sur l’Assemblée comme sur les autres rouages de l’UE, où leur coopération est ancienne et favorisée par les institutions. Au niveau national, certaines règles, notamment électorales, peuvent freiner l’ascension des forces oppositionnelles. Dans les cas où celles-ci ont réussi à acquérir un pouvoir de nuisance vis-à-vis des acteurs en place, les associer au pouvoir comme les en exclure à tout prix ne constituent pas des ripostes miracles.

Seul le tarissement du terreau qui nourrit leur succès, ou leurs propres erreurs, peuvent alors conduire à leur affaiblissement.

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