Moralement abject, le terrorisme est parfois d’une redoutable efficacité. L’histoire récente témoigne de cette triste vérité. Les attentats du 11 septembre 2001 ont produit un enchaînement d’événements qui, par toute une série de réactions, ont considérablement renforcé l’islamisme extrême. Treize ans plus tard, celui-ci est devenu une puissante force mondiale aux multiples expressions.
La tuerie parisienne du 7 janvier 2015, vraisemblablement commanditée par un cerveau spéculant sur les conséquences de cet acte odieux, prolongée par les prises d'otages du 9 janvier, donnera-t-elle raison aux «prophètes de malheur»? Jean-Marie Colombani parie sur un sursaut de la société française qui saurait, dans l’adversité, communier dans une «unité redécouverte». J’aimerais partager son optimisme, mais n’y parviens point.
Bien sûr, d’innombrables Français ont réagi à l’horreur avec une émouvante dignité. Je participe d’autant plus à cette émotion partagée, ciment potentiel d’heureux rapprochements, que je connaissais plusieurs des victimes de Charlie Hebdo. Ces saines réactions, concrétisées par des manifestations rassemblant beaucoup de jeunes, sont précieuses et ne resteront sans doute pas sans lendemain.
Mais que se passera-t-il une fois la sidération populaire retombée? Les terroristes auront-ils vraiment «soudé une société déchirée»? Il est peut-être maladroit d’exprimer dès maintenant de sérieux doutes à ce sujet, mais ma peine affective se double, sans que je puisse l’occulter, d’une sourde inquiétude politique.
Défiance entre les communautés
Le premier danger est évidemment celui d’un creusement de la méfiance entre les composantes d’une société française dont la diversité n’est pas exactement vécue sur le mode d’un harmonieux «vivre ensemble». Les responsables de toutes les religions ont fort bien réagi au cruel événement. Les organisations représentatives de la communauté musulmane, et certains imams, ont eu les mots justes.

Place de la République, à Paris, le 7 janvier 2015 | Eric Dupin
Ce qui se passe dans les tréfonds du pays est néanmoins un peu plus complexe. Les manifestations impressionnantes qui se sont déroulées un peu partout dans l’Hexagone ont surtout, il faut bien le dire, rassemblé une certaine France.
D’aucuns ont malignement fait observer que, même à Roubaix, les rassemblements ne semblent guère avoir attiré beaucoup de «musulmans», à s’en tenir aux apparences. On se gardera bien de reprocher aux «jeunes de cités» de ne pas avoir été présents dans les manifs parisiennes. Les craintes et les préjugés se croisent fort malheureusement. Mais c’est un fait.
Plus grave, une minorité de déjantés n’a pas hésité à exprimer une certaine complaisance envers les terroristes sur Twitter. Sur le mode: ce n’était peut-être pas bien de les tuer, mais ils l’ont quand même un peu cherché...
Un de mes amis, enseignant en banlieue parisienne, m’a rapporté des réactions analogues. Un prof blogueur a confié que la direction de son établissement avait décidé de ne pas respecter la minute de silence de la journée de deuil national de jeudi par peur de «troubles».
Cette lâcheté est d’autant plus coupable que cet événement dramatique devrait, bien au contraire, être mis à profit pour conduire une instruction civique in vivo. Oui, il convient d’expliquer à tous les jeunes, quelle que soit leur religion ou leur culture, qu’on a le droit, en France, de critiquer et de se moquer de n’importe quel Dieu.
Les fossés culturels qui se sont creusés ne rendent pas cette tâche aisée. La société française –j’ai pu le mesurer dans mes enquêtes de terrain– est terriblement fragmentée. Les systèmes de valeurs des uns et des autres sont de plus en plus éloignés. Cette réalité, qu’il serait vain et dangereux de nier, relativise l’espoir d’une imminente communion nationale face à la barbarie.
Impossible union nationale
Le merveilleux sursaut de ce que l’on appelle curieusement la «société civile» laisse progressivement la place à de sombres manœuvres politiciennes. Etait-il judicieux de préparer une «manifestation nationale» entre chefs de partis dans un bureau de l’Assemblée nationale? Qui plus est, sans y avoir convié les responsables du principal parti d’opposition!

Place de la République, le 7 janvier 2015 | Eric Dupin
François Hollande a rattrapé le coup en invitant Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Mais le choix de laisser aux partis le soin d’organiser cette manifestation a fait tomber la mobilisation populaire souhaitée dans un insoluble dilemme. Fallait-il y associer le Front national?
Marine Le Pen est reçue par le président de la République, mais les dirigeants socialistes refusent simultanément que le FN soit convié à la manifestation dominicale d’union nationale. Cette incohérence se double d’un piège redoutable. Si le FN a le droit de manifester avec les autres formations, il est de fait réintégré dans l’éventail républicain. Mais s’il en est empêché, «l’union nationale» disparaît et ses dirigeants auront beau jeu de brocarder une «manifestation UMPS».
Il aurait été infiniment préférable que toutes les organisations syndicales et professionnelles et l’ensemble des associations diverses et variées qui animent la société française prennent l’initiative de ce rassemblement. Le porte-parole du PS a souhaité que François Hollande prenne la tête de la manifestation du 11 janvier. Il n’est pas certain qu’un tel choix, qui alimentera forcément des procès en récupération, soit d’une extrême habileté.
Peur sur la démocratie
J’avoue avoir longtemps pensé que les médias avaient une coupable tendance à surtraiter les actes de terrorisme. Ceux-ci ayant pour objectif raisonné de frapper au maximum les esprits, le retentissement médiatique participe de leur dessein. S’il n’est évidemment pas question de les passer sous silence, comme s’y emploient les régimes totalitaires, l’écho qu’il convient de leur donner n’est pas facile à soupeser.
L’attaque meurtrière d’un journal, qui bouleverse à juste titre les professionnels de la presse, n’aidera pas à poser sereinement cette question. Le risque d’un emballement est réel, d’autant plus que d’autres événements dramatiques se sont succédés. Saurons-nous résister à la représentation d’une société obsédée par le risque terroriste? L’anxiété généralisée est exactement le climat souhaité par ces criminels fanatiques.

Le 7 janvier 2015 | Eric Dupin
Le règne de la peur aurait encore des conséquences fâcheuses de plusieurs ordres. On l’a vu aux Etats-Unis sous l’ère Bush, les pouvoirs politiques savent tout le profit qu’ils peuvent tirer de ce sentiment mauvais. On peut craindre pour nos libertés même si de nouveaux dispositifs de sécurité s’imposent à l’évidence. On peut encore redouter des phénomènes d’autocensure, plus ou moins conscients, dans la presse comme dans le débat public. Avec, en inévitable contrepoint, des polémiques débridées qui ne manqueront pas de surgir dans quelques temps.
Mes plates excuses pour ces sombres propos qui s’expliquent peut-être par l’irritation ressentie à l’écoute de grands médias qui ont fait la part un peu trop belle aux bons sentiments. Ou, plus simplement, par ma peine personnelle, à la fois affective et politique.
J’espère en tous cas, et de tout cœur, me tromper.