C’est la grande question de l’affaire Vincent Lambert. Elle est, à sa manière, toute entière contenue dans l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme:
«Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.»
Dégradation
Une jurisprudence? On verra ici les interprétations qu’a pu en faire la Cour européenne des droits de l’homme. L’affaire Lambert réclame aujourd’hui une nouvelle interprétation, une possible jurisprudence: la privation de nourriture et d’hydratation est-elle ou pas, aux yeux du droit européen, un traitement inhumain ou dégradant? Car c’est précisément cette privation qui (après la décision du Conseil d’Etat) pourrait être mise en œuvre si la Cour européenne des droits de l’homme se prononçait en ce sens.
Cette même privation avait déjà été mise en œuvre (durant un mois en 2013) par le Dr Eric Kariger au CHU de Reims où il avait alors la charge de ce malade. Ce médecin a expliqué avoir alors, d’une certaine façon, répondu à la demande de son patient en état végétatif chronique.
Absurdité
Interrogé, sur ce sujet par Le Point à l’occasion de la sortie de son livre sur l’affaire le Dr Kariger a eu une réponse alambiquée:
«Mais, enfin, on ne parle pas de refuser de l’eau et de la nourriture à un patient qui a faim ou soif! Il s’agit d’alimentation et d’hydratation artificielles. Si ne pas les procurer est une torture, alors, il faut d’urgence aller poser de force une sonde dans l’estomac de toutes les personnes en fin de vie qui, en ce moment même en France, ne peuvent plus ou ne veulent plus s’alimenter.
C’est absurde! Et la loi française est claire. A partir du moment où l’alimentation et l’hydratation passent par une sonde, elles constituent un traitement médical, que l’on peut, que l’on doit même dans certains cas, toujours d’après la loi, arrêter…
Après l’audience au Conseil d’Etat, l’entourage de Vincent a laissé entendre qu’il avait récupéré un réflexe de déglutition, autrement dit qu’il pourrait ne plus avoir besoin de sonde pour se nourrir… Et qu’on le ferait donc tout simplement mourir de faim. C’est une image qui frappe les esprits, mais c’est, encore une fois, un déni de la réalité médicale. Quand bien même Vincent aurait récupéré le réflexe de déglutition, le risque de fausse route serait bien trop grand. La nourriture ingérée par la bouche, pour lui, c’est définitivement terminé.»
Ethique et pratique
Serait-ce si simple? Le Conseil d’Etat dit-il la loi ? L’affaire est un peu plus complexe comme nous l’avions expliqué ici même il y a bientôt un an. Avant même de trancher sur le fond le litige qui leur était soumis, les magistrats du Conseil d’Etat avaient, en février 2014, jugé. Un jugement dont la portée éthique et pratique était considérable. Un jugement qui concerne les personnes qui, en France, sont dans des situations voisines de celle de Vincent Lambert (entre 1.500 et 1.700 dit-on) et qui sont depuis des mois ou des années dans des états comateux profonds mais qui ne nécessitent ni alimentation par voie veineuse ni assistance respiratoire.
Les médecins peuvent-ils ou non, le cas échéant, procéder à l’interruption définitive de cette alimentation, de cette hydratation? Cette alimentation et cette hydratation sont-elles des soins essentiels qui doivent, humainement, être poursuivis? Sont-ils au contraire des actes thérapeutiques pouvant, le moment venu, entrer dans le champ de l’obstination déraisonnable et pouvant, à ce titre ne plus être prodigués?
Rapporteur public
«Cette question fait l’objet de controverses, pour des raisons aussi bien médicales que philosophiques ou religieuses, avait reconnu Rémi Keller, le rapporteur public du Conseil d’Etat dans l’affaire Lambert. Pour notre part, nous croyons fermement que l’alimentation et l’hydratation artificielles sont des traitements au sens de la loi du 22 avril 2005 [loi Leonetti]. Il s’agit d’une technique médicale destinée à remédier à une fonction vitale défaillante, comme le serait une dialyse ou un dispositif de ventilation artificielle. Il ne fait d’ailleurs guère de doute que cette technique intrusive requiert, comme tout acte de soin, l’autorisation du patient lorsqu’il est conscient; de façon symétrique, un patient serait en droit de demander son interruption.»
Le rapporteur Rémi Keller avait aussi estimé que son interprétation était confirmée par les travaux parlementaires préalables à la loi dite Leonetti de 2005. En présentant l’exposé des motifs, le rapporteur (le Dr Jean Leonetti) faisait valoir qu’«en autorisant le malade conscient à refuser tout traitement, le dispositif viserait implicitement le droit au refus à l’alimentation artificielle, celle-ci étant considérée par le Conseil de l’Europe, des médecins et des théologiens comme un traitement».
Contestation
Ce point avait toutefois, alors, été contesté via un amendement qui visait à limiter les cas dans lesquels l’hydratation et la nutrition pourraient être interrompues. Une lecture voisine avait été faite en 2005 (avis n°87) par le Comité consultatif national d’éthique: «Refus de traitement et autonomie de la personne».
Dans d’autres pays, des juges saisis de cette question ont apporté des réponses allant dans le sens du rapporteur public: «La Cour suprême des Etats-Unis a jugé en 1990 qu’un malade en état végétatif disposait d’un droit constitutionnel à l’arrêt de l’alimentation artificielle, cette alimentation pouvant être refusée au même titre que n’importe quel traitement médical, avait ainsi rappelé Remi Keller. Un point de vue similaire a été exprimé en 1993 par la Chambre des Lords britannique, et en 2007 par la Cour de cassation italienne.»
Economie de la symbolique
Cette lecture est toutefois loin d’être toujours partagée. Dans son étude datée de 2009 consacrée à la révision de la loi de bioéthique, l’assemblée générale du Conseil d’Etat avait elle-même noté que l’arrêt de l’alimentation d’un patient pouvait sembler «opérer une transgression plus forte» que les autres gestes médicaux de suppléance vitale, comme la dialyse rénale ou la ventilation artificielle. Il faut ici rappeler que les personnes dans les états comateux profonds dont nous parlons ne nécessitent ni alimentation par voie intraveineuse ni assistance respiratoire.
Comment assimiler la nourriture et l’eau à des médicaments ou à des palliatifs mécaniques? La justice peut-elle faire l’économie de la symbolique? Comment concilier cette forme d’euthanasie avec le respect du principe de la «sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation» –principe érigé en France au rang de principe à valeur constitutionnelle depuis 1994?
Ces questions sont entre les lignes de la tribune que publie ce 9 janvier, dans Libération, Philippe Bataille. Philippe Bataille est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il est l’une des figures montantes, en France, du débat controversé sur la médicalisation de la fin de vie. C’est aussi un militant[1]. Il faut ici (re)lire sa tribune de février 2014 (peu après la décision du Conseil d’Etat): «Vincent Lambert: le juge a raison». Il y écrivait, à propos de l’affaire Vincent Lambert:
«Le 11 mai 2013, déjà, le juge a ordonné la reprise de l’alimentation artificielle. Elle avait été stoppée depuis avril, mais avec une hydratation ralentie pour que Vincent ne s’éteigne pas trop rapidement et que sa mort n’éveille pas le soupçon de meurtre ou d’euthanasie. Elle allait être “naturelle”. Réussir cliniquement le fameux “laisser-mourir” à la française, distinct du “faire-mourir” que la loi pourfend.
D’autres médecins qui pratiquent l’euthanasie savent qu’ils sont réduits au secret et au silence, renvoyés à la clandestinité par le Parlement français. Toutefois, ce n’est pas parce qu’une loi ne dit pas tout dans un domaine réputé difficile à arbitrer que les droits qu’elle promeut doivent être bafoués.»
Un an est passé. Dans sa nouvelle tribune, Philippe Bataille actualise son propos.
«Le débat national sur la fin de vie des Français est toujours dans l’impasse. Les propositions faites au président de la République par les députés Alain Claeys et Jean Leonetti sur les directives anticipées et sur la sédation n’envisagent pas l’aide à mourir et elles ne tiennent pas compte des procès tenus en 2013. Celui autour de Vincent Lambert, qui est tétraplégique et inconscient depuis six ans. Et celui de l’urgentiste Nicolas Bonnemaison, accusé de sept assassinats par empoisonnement, qui fut acquitté le 2 juillet par la cour d’assises de Pau. Ces deux grandes affaires, qui intéressent les Français, montrent les nécessités de l’aide à mourir (…) Le cas Lambert montre aux Français les difficultés que la médecine française rencontre pour mettre fin à un authentique acharnement thérapeutique. Quant à l’affaire Bonnemaison, elle prouve qu’il est toujours difficile pour un soignant d’être entendu et défendu en rapport avec sa conscience médicale.»
Cette juxtaposition de ces deux affaires brouille considérablement les cartes et pervertit le jugement quant à la nécessité d’un suicide médicalement assisté. Dans l’affaire Nicolas Bonnemaison un médecin a, de manière délibérée et solitaire, provoqué la mort de plusieurs de ses patients –parfois en usant de curare. Philippe Bataille écrit:
«Pourtant à Pau, en refusant d’accuser Nicolas Bonnemaison d’assassinat, les jurés d’un tribunal populaire ont validé l’aide médicale à mourir. Les familles, qui ont demandé que cesse ce procès, remercient, encore aujourd’hui, le docteur d’avoir pratiqué la courte sédation médicale qui soulage.»
Emotions
Pour ces faits, le Conseil d’Etat vient de confirmer la radiation de Nicolas Bonnemaison de l’Ordre des médecins. Quant à son acquittement par la cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques (l’affaire reviendra cette année devant celle du Maine-et-Loire) le même rapporteur public du Conseil d’Etat parle «d’un jury de cour d’assises cédant à l’émotion».
L’émotion, précisément. C’est d’elle qu’il convient de se garder dans les réflexions et les jugements sur le respect de la personne et de la fin médicalisée de la vie humaine.
Article également publié sur le blog de Jean-Yves Nau, Journalisme et Santé publique
1 — Philippe Bataille écrit : «Alors que François Hollande se coupe des citoyens de plus en plus convaincus de cette nécessité, le groupe parlementaire Europe Ecologie-les Verts propose, à la fin du mois janvier, une loi qui va au-delà des soins de l’agonie. Leur initiative reçoit le plein soutien des électeurs qui attendent un débat parlementaire sur le sujet.» Retourner à l'article