Où va le pape François en ce début 2015? Où va l’Eglise catholique? Le mystère s’épaissit. Le bras-de-fer qu’il a engagé avec la Curie, son administration centrale, tenue pour responsable de tous les maux et des résistances à sa politique de réformes, s’est enrichi dimanche 4 janvier d’un nouvel épisode. François a nommé vingt nouveaux cardinaux (pour le renouvellement normal du collège électoral du pape). Mais, dans la liste, contrairement à toutes les traditions, une seule promotion vient couronner la Curie romaine, celle du Français Dominique Mamberti, Corse d’origine, ancien ministre des Affaires étrangères du Vatican.
Rompre avec cette «mondanité» qu'il déteste
En revanche, quinze nouveaux cardinaux –trois venus d'Asie, trois d'Amérique latine, deux d’Afrique, deux d'Océanie–, quasiment tous des inconnus, isssus de diocèses lointains de continents du Sud n’ayant jamais connu un tel honneur, font leur entrée dans le Sacré Collège des électeurs (moins de 80 ans) du pape en cas de conclave. L’Europe ne compte, parmi ces derniers promus, que le Français déjà nommé et l’Amérique du Nord est totalement absente de la liste. Le pape argentin confirme ainsi sa volonté d’internationaliser son gouvernement et d’élargir le recrutement de ses conseillers aux zones les plus éloignées d’une Eglise qu’il juge trop euro-centrée et conservatrice.
A Rome, c’est une petite révolution: contrairement à la pratique en cours depuis des siècles, le pape ne se croit plus obligé de nommer comme cardinaux les hauts fonctionnaires de la Curie, chefs des dicastères, c’est-à-dire des «ministères» du Vatican. Il rompt ainsi avec les réflexes de la cour romaine et avec cette «mondanité» de l’Eglise catholique qu’il déteste par-dessus tout. Il veut recruter des pasteurs de terrain et non plus des bureaucrates ou des «princes». Il y a quelques semaines, il avait déjà provoqué la surprise aux Etats-Unis en nommant, au siège prestigieux et convoité de Chicago, le plus progressiste des évêques américains, Blase Cupich, qui était isolé dans un tout petit diocèse.
Sa défiance vis-à-vis de la monarchie pontificale, le style de vie simple et austère qu’il a choisi de mener au Vatican, l’autorité de «patron» qu’il manifeste, sans commune mesure avec celle de ses prédécesseurs Jean Paul II et Benoît XVI, l’avaient déjà conduit à une première provocation à la veille de Noël, sous la forme d’une stupéfiante volée de bois vert administrée à la Curie. Il avait détaillé les «quinze maladies» de son administration centrale, certes dévouée, mais archaïque, mondaine, intriguante, empesée, rétive aux réformes: «Alzheimer spirituel», «fonctionnarisme», «schizophrénie existentielle», «carriérisme», «opportunisme», «pétrification mentale», «visages lugubres», «commérages»!
Un coup de colère, mais aussi beaucoup d’humour. A travers le monde, nombre d’hommes politiques ont admis que cette pathologie affligeante de l’Eglise dénoncée par son pape avait une portée… universelle!
Une stratégie de l'affrontement
Quel besoin cet homme étonnant a-t-il ainsi de choisir la confrontation radicale avec son entourage le plus proche? Fort de sa popularité mondiale, François n’a peur de rien. Il n’a d'autre moyen d'opérer une réforme en profondeur de l'Eglise catholique. A 78 ans, il sait que son temps est compté et il jouit d'une liberté d'action qu'aucun pape récent n'a jamais connue.
Avec François, c’est l'«esprit» libéral du concile Vatican II, tant combattu par ses deux prédécesseurs, qui revient au galop
A plusieurs reprises déjà, il a indiqué qu'il suivrait l'exemple de Benoît XVI et démissionnerait un jour, sans plus de précision. Plus personne ne doute aujourd’hui qu'il ne renonce prochainement (80 ans?), mais pas sans avoir accompli les réformes de fond qu'il entend mener.
Les cardinaux avaient élu Jorge Mario Bergoglio, en mars 2013, sur un programme de réformes… en douceur, après l’affaire Vatileaks et les déchirements du pontificat de Benoît XVI . Deux ans après, ils constatent tous –avec satisfaction mais le plus souvent avec effroi– les chantiers de démolition qu’il a ouverts sur la gouvernance du Vatican ou sur la politique de la famille, si négative pour l’image de l’Eglise. Le pape jésuite n’a pris personne à revers. Il avait défini ses objectifs dans la «charte» de son pontificat («La joie de l'Evangile» de novembre 2013) et dans divers interviews retentissantes. Le choc d’aujourd’hui n'est donc pas lié à un malentendu, mais à son style et à ses passages en force dans un lieu modelé par les usages et les protocoles.
Cette stratégie de l’affrontement, il l’a choisie en particulier pour désamorcer les oppositions aux réformes familiales venues, lors du synode d’octobre 2014 à Rome, de secteurs influents de la Curie (la congrégation de la doctrine), des épiscopats américains et africains.
Contre le règlement, il a décidé de maintenir, dans le texte final, les trois paragraphes les plus contestés, relatifs à un meilleur accueil par l’Eglise des homosexuels et des divorcés remariés, qui n'avaient pas obtenu en séance la majorité requise.
Depuis, le pape a lancé un nouveau questionnaire pour préparer la seconde session d'octobre 2015 de ce synode sur la famille et, sans tenir compte des mises en garde déjà entendues, il a maintenu ses positions de tolérance et d’ouverture sur la question des homosexuels et celle des divorcés remariés.
S’il respecte les grandes lignes des objectifs annoncés au moment de son élection, le pape François veut aller beaucoup plus loin que ce que le noyau centriste des cardinaux qui a fait son élection pouvait imaginer, comme l'assure le vaticaniste Jean-Marie Guénois, auteur d’un livre retentissant, Jusqu’où ira le pape François, sorti chez J.C. Lattes. D’ores et déjà, il s'oppose à la priorité «morale» du pontificat de Jean-Paul II, à la réaffirmation doctrinale et au centralisme romain de Benoît XVI. Ces deux derniers papes avaient consacré leur énergie à restaurer la «lettre» du concile Vatican II (1962-1965), contre les interprétations progressistes qui l’avaient suivi.
Avec François, le pape jésuite et argentin, c’est l'«esprit» libéral du concile, tant combattu par ses deux prédécesseurs, qui revient au galop. Au point de dérouter toute son administration et son Eglise.
La «nouvelle évangélisation»
Le pape François déconcerte, parce qu’il ne gouverne pas d’abord pour ses fidèles. Sa manière de faire de la «nouvelle évangélisation», dans un monde aujourd’hui sécularisé, devenu indifférent à Dieu ou saturé par les fondamentalismes religieux, consiste à s’adresser aux déçus, à ceux qui ont pris leur distance avec le christianisme ou qui l’instrumentalisent. A ceux-là, il répète tous les jours que le christianisme, tel que l'Eglise catholique le propose, n'est pas cette suite d'interdits qu'ils imaginent et qu'ils rejettent. Ni une religion d'initiés inaccessible, mais la religion de «la miséricorde de Dieu» ouverte «à tous», sans «barrières de douane», selon sa formule classique. D'où, entre autres, sa mise au second plan des questions sexuelles et morales, qui aujourd’hui désoriente les milieux catholiques conservateurs.
Le pape François ne gouverne pas d'abord pour ses fidèles mais s'adresse aux déçus du christianisme
Il faut s’attendre, au cours de l’année 2015, à de lourdes résistances. Les conférences épiscopales des Etats-Unis, de Pologne, d’Afrique ont élu, pour le prochain synode d’octobre, des représentants hostiles aux réformes morales en cours sur la famille. Aux Etats-Unis notamment, la tension est vive entre les trois principaux soutiens aux réformes –Blase Cupich, nouvel archevêque de Chicago, le cardinal Donald Wuerl, archevêque de Washington et le pragmatique Joseph Kurtz, président de la conférence des évêques– et les conservateurs impénitents, à la tête desquels se trouve le tonitruant cardinal Raymond Burke, récemment démis de la Curie par le pape qu’il avait brocardé, et «promu» à la direction de l’Ordre de Malte!
Conscient des contestations qui montent et le menacent, le pape cherche à les dédramatiser et à les retourner de manière positive. «La résistance est maintenant évidente», a-t-il reconnu dans un entretien au quotidien argentin La Nacion du 7 décembre , ajoutant: «Il est sain que les choses sortent au dehors.»
Il peut toujours compter sur le soutien de la grande opinion. Selon un sondage de l’institut américain Pew, publié en décembre, le pape François est très apprécié en Europe avec 84% d’avis positifs, aux Etats-Unis avec 78%, et en Amérique latine, avec 72%. Les 17 millions de «followers» que recense son compte Twitter officiel (il est décliné en plusieurs langues dont le français) sont un autre indicateur de l’engouement pour sa personne, que confirme aussi le succès formidable de ses audiences à Rome sur la place Saint-Pierre. Cela tranche avec les mines déconfites et critiques qu’on rencontre dans les bureaux de la Curie! Mais cet état de grâce peut-il encore durer?